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Une forme de contrainte : discours et cadres normatifs des cultures de l’information

Dans le document HABILITATION A DIRIGER DES RECHERCHES (Page 182-187)

Dans un contexte dominé par la confusion grandissante entre culture de l’information et culture numérique, une exigence forte nous semble devoir être considérée, celle du recul

critique par rapport à toutes les formes de discours sur l’information et la communication, même les plus techniques ou les plus généreuses en apparence.

Déconstruire les discours de la participation

La question de la participation est centrale mais elle mérite qu’on s’y arrête en tant que discours. Elle est au cœur de la réflexion croisée de Henry Jenkins, Mizuko Ito et danah boyd (2017). Le premier a largement contribué à populariser le concept de culture de la participation en partant de son observation des pratiques des « fans » et des jeux vidéos.

Partant d’une définition très large de la culture comme « somme totale de l’expérience humaine » (2) qu’il emprunte à Raymond Williams, il tente d’identifier une communauté (caractérisée par des relations d’égalité, réciprocité, socialité et diversité) dont les usages de productions médiatiques font naître des liens reposant sur l’interprétation, la production, la curation, la circulation, et des formes de participation. Cette participation ne se confond pas avec les interactions, elle relève des spécificités de cette culture « de la convergence », dans laquelle les groupes prennent des décisions collectivement qui ont une influence sur leur expérience partagée (12). Ces communautés ont un rôle cognitif de construction des apprentissages dans des contextes non scolaires, mais également politique, à travers l’ « imagination civique » (152). Elles développent des formes de participation politique comme le partage d’informations sur les médias socio-numériques, les conversations, le commentaire de l’actualité sous forme de vidéos ou de « memes », la mobilisation collective, la recherche et la collecte de données en lien avec des sujets d’actualité (Cohen, Kahne, 2012). Dans la conversation entre les trois auteurs, danah boyd, qui analyse, dans son travail, les relations entre les technologies, les pratiques et la culture des jeunes, se montre beaucoup moins enthousiaste que Henry Jenkins sur les potentialités de cette culture née sur le terreau des technologies, dont elle rappelle qu’elles sont mises en place dans une cadre idéologique individualiste et méritocratique. Elle voit cependant des formes diverses et créatives de résistance aux idéologies et aux contraintes portées par ces outils.

Eric Dacheux (2018), avec d’autres, partage un point de vue critique en rappelant avec Dominique Wolton que « la communication numérique n’existe pas ». L’idée que les technologies numériques ont généré de nouvelles formes de participation doit être analysée, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un discours performatif, et parce que des pratiques culturelles, sinon de communication, se mettent effectivement en place autour de dispositifs et dans un contexte d’industries culturelles dont les formes de médiation ont changé. Eric

Dacheux enjoint ses lecteurs à ne pas confondre communication basée sur la construction du sens et connexion basée sur la propagation de données. Dans le concept de communauté également, rien ne justifie, en dehors d’un centre d’intérêt commun, un jeu, une série, une discipline, un projet ou un objet scientifique, que la possibilité technique de travailler en réseau ouvre celle de la création et de la vie d’une communauté, en soi, et en dehors des cadres proposés, institués ou imposés par les industries culturelles ou technologiques. La dimension participative et collaborative des communautés de fans étudiées par Mélanie Bourdaa, par exemple, ou des groupes de travail dans la démarche de « design thinking » analysés par Stéphanie Cardoso (Cardoso, Bourdaa, 2017), mérite une définition précise des cadres de l’expérience. Les attributs de ces communautés sont déjà connus, publicité, transparence, ouverture, et, pour les communautés scientifiques, refus de la subjectivité, traçabilité, granularité, conservation sous forme d’archive et finalement « computabilité », c’est à dire réduction à des données binaires et des algorithmes pour les textes produits par les dispositifs techniques (Chevalier, 2006, 174). Les développements des humanités digitales montrent l’ampleur relative des phénomènes d’ouverture entre les disciplines et avec le

« public », dans le cadre du « crowdsourcing », de technicisation, des possibilités de partage et de participation, les changements qui affectent les pratiques de communications scientifiques (Broudoux, 2013). Cependant, le principe même de la communauté continue de relever de l’ordre de discours, de « formations discursives (…) porteuses de pouvoir, d’idéologie, de formes, certaines transparentes, d’autres totalement opaques » (Chevalier, 2006). L’idée que les technologies - les plateformes, les réseaux, les algorithmes - puissent oblitérer cet ordre et proposer un espace nouveau et transparent de dialogue et de délibération apparaît utopique d’une part (Flichy), dangereuse, surtout, parce le thème de la technique masque tout autre forme de discours, donc toute forme de signification et de critique. Car, pour Foucault (1971, 52), il y a dans notre société « une profonde logophobie, une sorte de crainte sourde contre ces évènements, contre cette masse de choses dites, contre le surgissement de tous ces énoncés, contre tout ce qu’il peut y avoir là de violent, de discontinu, de batailleur, de désordre aussi et de périlleux, contre ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours ». Face aux illusions de la technique, aux utopies du numérique et de l’information, un retour vers ces formations discursives en construction ou constituées semble toujours aussi indispensable. Ce retour critique doit émerger dans les projets de recherche et être porté dans l’encadrement de thèses.

Revisiter les idéologies

L’utilisation du terme et du concept d’idéologie se fait rare dans les travaux en Sciences de l’Information et de la Communication et en sciences humaines et sociales. Les origines positives du mot chez Antoine Destutt de Tracy ont été rapidement remplacées par une conception critique de l’idéologie comme expression d’une pensée fausse (la pensée de l’autre), réificatrice et instrument de domination dans les rapports sociaux, très développée par Louis Althusser notamment. Si cette interprétation est fondamentale comme critique sociale, elle est trop restrictive comme concept utile pour comprendre les phénomènes de construction de connaissances. On peut choisir, avec Raymond Aron (1983, 286), de définir l’idéologie comme « la mise en forme systématique d’une interprétation du monde historique ou social », dans une conception qui ne s’éloigne pas de celle de Louis Althusser (1963, 238) pour qui l’ « idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts, selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée ». Analyser les idéologies exige de découvrir, de décrypter, de comprendre et de critiquer les structures mythologiques des discours, les catégories des représentations, les constructions du sens des pratiques et des politiques. L’idéologie a notamment des fonctions de dissimulation (Marx), de légitimation de la domination (Weber), et d’intégration (Ricœur, 1984), en tant que vision du monde, code d’interprétation partagée de évènements. La question des idéologies nous semble centrale pour les Sciences de l’Information et de la Communication comme pour la science politique.

Et parler d’idéologie, ce n’est pas seulement parler de la pensée de l’autre, du capitaliste, du religieux, du fanatique, du non scientifique, mais tenter de décrypter les catégories qui structurent les discours orientés vers l’action en lien avec des formes de connaissance, dans les phénomènes d’information et de communication. Dans cette perspective, la question de l’utopie, qui fait partie d’un projet d’édition, tient une place particulière, notamment dans les discours sur le numérique comme vecteur de pratiques et de connaissances totalement renouvelées. Dans le domaine de l’éducation, les utopies technologiques se traduisent en dépenses d’équipements, en discours uniformes et en croyances magiques qui méritent d’être analysées.

En effet, le “pouvoir s’adosse à la communication” (Douyère, 2016), et la communication est nécessairement liée à des rapports de pouvoir. David Douyère propose de réfléchir dans ce sens à une véritable politique de la connaissance, conjointe à la

connaissance du politique, et liée à un souci d’émancipation qui est cependant à considérer avec la plus grande précaution. Si la praxis, comme il le note, est nécessairement dans l’horizon de la recherche, elle ne peut pas l’enfermer. Décrypter les idéologies au regard des pratiques et dans une visée critique et autocritique (David Douyère rappelle que la communication peut être considérée comme une idéologie) semble être un projet tout à fait indispensable. Insérer ce projet dans la question de la connaissance en construction, donc de l’éducation, sans en oublier l’archéologie, nous semble également essentiel. L’analyse de discours et la sémiologie telle que proposée par Roland Barthes, ainsi que celle de la réception des discours dans sa diversité sont un préalable à toute analyse de constructions cognitives.

Évaluer les contradictions des régimes de normativité

Les contenus des programmes d’éducation restent un champ de recherche à travailler, notamment dans leur réception et la façon dont les enseignants les traduisent en situations pédagogiques et leurs effets sur les élèves, du point de vue de la perception de la norme.

L’école est un espace d’interactions régi par des règles qui encadrent les comportements, un système de contraintes dont certaines semblent claires et incontournables, à moins de transgression, et d’autres plus floues et négociables, de l’ordre des conventions (Thévenot, 1997). Dans l’interactionnisme réaliste, tel que l’a défini Erving Goffman (2012, 13), les normes sont inscrites dans les objets ou les dispositifs, qui imposent des comportements contraints, ou dans les situations elles-mêmes, dans lesquelles les interactions sont prédéfinies. La norme est ce qui donne une “face” sociale à chacun, un statut aux yeux des autres, et elle est corrélée à des valeurs. Elle n’est cependant pas figée, puisque les normes diffèrent selon le niveau social où l’on se situe et peuvent être contestées par les individus.

On peut ainsi qualifier les normes de “grammaire” dans le règlement des interactions qui sont elles-mêmes des formes d’expériences quotidiennes. Dans l’école, ces normes sont d’abord liées à un champ de connaissances (des savoirs disciplinaires, une didactique), de compétences et d’activités avec des élèves (la pédagogie). La normativité professionnelle relève de la référence à la discipline considérée à la fois comme ensemble de savoirs et système de contrainte des corps et des esprits, aux programmes et à l’organisation du travail de la classe (Dubet 2008). Les normes façonnent en partie l’identité collective qui fonctionne, d’un côté, par identification à un groupe, acquise durant la formation, à travers un ensemble

de discours et de postures qui reflètent des systèmes de valeurs, de l’autre, par différenciation. Les normes sociales issues des usages des technologies numériques reposent sur le principe de la circulation d’information et de la surveillance généralisée (Rheingold, 2003), et sont en contradiction, dans leurs principes mêmes (la vitesse, la fugacité, la quantité, la connexion, etc.), avec les normes professionnelles des enseignants qui nécessitent stabilité, autorité identifiée, système de valeur clair. Ainsi, la grammaire des pratiques informationnelles à l’école n’est pas nécessairement congruente avec les normes plus ou moins formelles, plus ou moins partagées, qui régissent les interactions non scolaires avec le numérique, chez les élèves mais aussi chez les enseignants, ni avec les représentations de ces derniers. Elle relève de formes de négociations, d’agencements symboliques dans une dynamique qu’il convient de continuer à comprendre.

La recherche sur la perception des risques numériques chez les jeunes enseignants a permis d’approcher cette perception du “normal” et cette construction d’une grammaire des usages numériques en chantier mais fragile, car en contradiction avec un ensemble de normes sociales non scolaires. La norme influence des usages (“normaux”, limités, ou des non usages) et des représentations lisibles dans les discours, au-delà de la mise en place, du rejet ou du contournement de dispositifs socio-techniques. Elle se définit de façon parfois conflictuelle à travers des ajustements spiralaires (Boullier, 1997) dans un écosystème constitué d’un milieu et d’interactions, d’une culture et d’une organisation. Dans ces conditions, il faut se demander dans quelle mesure la normativité est une source de durabilité potentielle, de stabilisation ou au contraire de fragilisation d’un système, de détournement, et s’interroger sur les formes qu’elle prend.

Dans le document HABILITATION A DIRIGER DES RECHERCHES (Page 182-187)