• Aucun résultat trouvé

Les forêts de l’attente

Dans le document Le parcours du combattant (Page 133-139)

4. Territoires de l’attente et trajectoires migratoires à l’ère de l’externalisation au Maroc

4.3 Les forêts de l’attente

Les forêts autour de Ceuta ou de Melilla sont également des territoires de l’attente bien organisés servant aussi à structurer, d’une certaine façon, la trajectoire des migrants. En fait, plusieurs migrants préfèrent attendre en forêt parce qu’ils se sentent plus proches de pouvoir réaliser leur projet migratoire d’entrer en Europe. Le Nord marocain se trouve à quelques kilomètres de l’Europe, comme l’explique Yaya :

Je n'ai pas les moyens, je n'ai pas le travail, c'est un peu dur pour moi, je préfère aller en forêt parce qu’au moins en forêt je me sens à l'aise en forêt , je suis en train de voir l’Europe et être en forêt ça peut servir à atteindre mes objectifs parce qu’ici [Rabat] il n'y a rien à faire […] Pour le moment je compte descendre en forêt cette semaine, parce que pour moi ce n'est pas mon genre de rester trop en ville...en ville c’est difficile, il y n'a pas de travail ici, au moins en forêt, on essaie de sortir, les gens passent et nous donnent le pain, on arrive à manger...on espère, comme on est à côté de l’Europe, à moins de quelques secondes on peut rentrer, tu vois...quand tu es à Rabat, l'argent ce n'est pas trop, tu n'es pas à côté de l’Europe. C'est pour ça qu'on est obligé de rentrer en forêt. Je vais rentrer en forêt, même si c'est pour 6 mois 7 mois, je suis prêt à rentrer, je me sens plus en sécurité là-bas (Yaya, migrant malien, avril 2015, ville de Rabat).

109

La plupart des migrants interviewés sont restés plusieurs mois dans les forêts avoisinant les deux enclaves espagnoles en territoire marocain. Ils essaient de prendre d’assaut les barrières grillagées qui les séparent du territoire espagnol ou d’entrer à la nage ou par embarcation du côté de Nador. Cependant, le taux de succès est très bas à cause de la fortification de ces endroits, comme nous l’avons montré dans le chapitre 3. Plusieurs migrants se blessent pendant le saut des barrières ou en essayant d’éviter de se faire attraper par les forces de l’ordre :

J’ai passé huit mois à la forêt de Gourougou, en attendant de passer la frontière. J’ai fait des essais, bien sûr ! Quatre fois ! La dernière fois, j’ai été victime d’une fracture, je suis tombé. Lorsque les forces de l’ordre nous pourchassaient, je suis tombé et je me suis fracassé la cheville. Il fallait que je rentre à Rabat pour me soigner chez Caritas. Après 4 tentatives je me suis dit qu’il fallait rester tranquille et attendre le jour que je vais décider peut- être d’entrer d’une autre manière en Europe (Ibrahim, migrant guinéen, mai 2015, ville de Rabat).

Keita, lui aussi d’origine malienne, est entré à Nador le 1 février 2011, pour s’installer à Gourougou et tenter le passage par les grillages. Pour lui, les conditions de vie sont inhumaines et le franchissement des barrières est très difficile ; c’est une frontière mortifère, très dangereuse. Keita a fait plusieurs tentatives sans succès, mais avec des lourdes conséquences pendant les deux ans qu’il y est resté,

Nador, à cette période-là j'appelais ça la tuerie humaine, je ne pense pas qu'il y a une frontière comme ça au monde entier, même au Mexique il n'y pas ça. Je suis resté deux ans dans la forêt, je ne compte même pas les fois que j'ai essayé de traverser, toujours par les grillages. Pour le zodiac, je n'avais pas d'argent et tu ne peux pas appeler la famille pour qu'elle t'envoie de l'argent, pourquoi ? Parce que tu es sorti depuis... tu es obligé de prendre du courage et d'affronter le destin, tu n'as plus les moyens.

J'ai payé à l'époque dix mille dinars, à Magnia pour traverser, à l'époque c'était 80 euros. C'est inhumain, franchement. On quittait la forêt à 4 heures du matin, tu sais que les gens font la prière à 4h 35. On arrive au marché de Nador, les femmes ont déjà nettoyé et on prend tout ce qui reste, tous les déchets. On les prend et on monte avec à Gourougou et on mange. Il fallait se réveiller toujours à 4h du matin parce que tout de suite après la prière, il y avait les militaires qui montaient à Gourougou, c'était déjà réglé dans nos cerveaux, il y avait des rafles tous les jours, toujours en train de courir, le matin tu cours, à midi tu cours, le soir tu cours...le mont Gourougou, les rochers sont partout, tu rates, tu tombes...c'est fini, c'est le bras qui se casse ou c'est le pied qui se casse...mon bras s'est cassé 3 fois. Malgré tout, c'est bien de se sacrifier comme ça pour la famille, ça vaut la peine. Je sais qu'un jour je vais traverser, mais maintenant je ne veux pas aller par la barrière, j'ai vu des gens qui sont morts devant moi à la barrière et tu ne peux rien faire. C'est la Guardia Civil qui tire, les Marocains te frappent avec des

110

bâtons, ils te laissent quand tu commences à agoniser. Même s'ils mettent la barrière à 10 000 km d'hauteur, on va traverser. Ils le savent et je ne sais pas pourquoi ils nous embêtent. Ils savent que même s'ils mettent des crocodiles en bas, même s’ils mettent des lions en bas...on va passer. Nous à Gourougou, nous avons un slogan « nous sommes des morts vivants » parce que si tu es humain, un humain ne peut pas aller à Gourougou (Keita, migrant malien, avril 2015, ville de Rabat).

En général, les migrants qui restent dans les forêts sont les plus démunis du point de vue économique. Ils n’ont pas les moyens de se payer des formes de traversée autres que le saut de la barrière ou la nage. Alors, l’attente dans ces endroits est moins dispendieuse, mais elle est quand même organisée. Tout nouveau migrant qui rentre doit cotiser 5 dirhams, ce qu’ils appellent « payer le droit de ghetto ». Avec tout l’argent apporté, ils achètent de la nourriture et ils préparent à manger une fois par jour. Cela fait en sorte que les migrants peuvent attendre des mois à la forêt sans argent, car ils arrivent à manger avec les autres, ils s'entraident. Comme dans le foyer, les migrants se soutiennent, face aux difficultés ils font preuve de solidarité et ils essaient de développer certaines activités pour mieux supporter l’attente,

Avec les autres migrants dans la forêt on s'entend bien, souvent on fait la petite fête, souvent on organise le football...même le 1 janvier nous avons tous fêté là-bas...il n'y a pas de problèmes entre les migrants, le problème c'est la police qui nous fatigue beaucoup, ils viennent de temps en temps nous attraper. Là-bas, tu es mélangé, tu ne fais pas de communauté...il y a toutes sortes de migrants, maliens, ivoiriens, congolais, sénégalais.

En forêt, il y a de la solidarité parce que quand quelqu’un se blesse aux grillages, on essaie de cotiser au moins quelques dirhams, on appelle Médecins sans Frontières, on essaie de le soigner, on le masse, tu le tiens moralement, on est plusieurs à côté de lui (Yaya, migrant malien, avril 2015, ville de Rabat).

Les forêts se sont transformées en salles d’attente qui peuvent héberger des milliers de migrants. Quitter la forêt, ce n’est pas nécessairement une question d’argent. S’ils ne réussissent pas à traverser la frontière, c’est la résilience, la capacité des migrants à attendre et à survivre dans ces conditions inhumaines, qui déterminera le moment de partir.

La sécuritisation et l’externalisation des frontières mettent les trajectoires en attente, dans une sorte d’immobilité dans la mobilité. Les migrants se sentent bloqués, fatigués. L’immobilité n’est pas seulement physique, parce qu’il y a des barrières grillagées, mais aussi une immobilité vécue. Les tentatives de passage entrainent des conséquences physiques, émotionnelles et économiques très lourdes, comme le montrent les cas de

111 Mamadou et Boubacar :

Le plus difficile c'est le grillage. L'eau c'est difficile, mais les grillages sont plus risqués. Quand les militaires te prennent, ils te frappent jusqu'à ce que tu ne puisses plus marcher et après ils te jettent. J'ai été victime de ça, même sur l'eau. Souvent les militaires nous attrapent avant de rentrer à l'eau et ils nous frappent. J'ai été frappé plus de dix fois. J'ai été à l'hôpital à Nador et après, ils nous refoulent à Oujda. J’ai fait ça plus de 50 fois, je suis fatigué. J’ai fait ça jusqu'à la fin de 2013. Maintenant, je vais rentrer au Mali. À la fin de l'année je vais rentrer au Mali, je ne veux plus tenter, j'ai trop tenté déjà […] j'ai réalisé que j'ai trop duré à l'étranger, ça fais 4 ans...je voulais rentrer, je ne suis pas rentré. Si tu restes au Maroc, tu ne gagnes pas d'argent. Tu ne trouves pas l'argent pour envoyer ça au pays, tu es ici seulement, tu ne rentres pas en Europe, tu es bloqué ici. Les parents aussi me font pression, ma mère dit que je rentre au pays, chaque fois ils m'appellent... « viens! Ok d'accord je vais venir »...moi aussi je suis découragé...ici fatigué pour rien (Mamadou, migrant malien, mars 2015, ville de Rabat).

Je dois quitter le Maroc, je n'arrive pas à dormir...je pense beaucoup, tout m'énerve. J’ai des changements psychologiques, ma situation actuelle… psychologiquement ça va très mal, il n’y a pas un moment que je ne pense pas comment quitter le Maroc...je vis très mal, on mange une fois par jour...nous n'avons pas les moyens (Boubacar, migrant malien, avril 2015, ville de Rabat).

Puisque les forêts sont particulièrement visées par les forces de l’ordre, c’est dans ces endroits où se matérialisent, de façon brutale et violente, les frontières extérieures de l’Europe. Ainsi, les opérations de ratissage et de rafles des migrants irréguliers persistent et elles visent à décourager la volonté de ces migrants à franchir la barrière séparant le Maroc des enclaves espagnoles. Ces barrières hautement surveillées et fortifiées fracturent le Nord marocain et leur franchissement devient très risqué, voire presque impossible.

En outre, comme nous l’avons mentionné dans le chapitre précèdent, la sécuritisation et l’externalisation favorise le recours aux passeurs. Le passeur devient un acteur central afin d’augmenter les chances de pouvoir rentrer. Vu l’impossibilité de sauter les barrières, les migrants savent qu’il faut payer un passeur afin de trouver d’autres méthodes de passage plus faisables,

Ça devient de plus en plus difficile pour rentrer, maintenant il faut payer, ça demande beaucoup d'argent parce que le grillage maintenant, ça ne passe pas, même l'eau ça passe pas maintenant. Donc, si tu veux rentrer il faut payer beaucoup, 4000 euros, pour se cacher dans une voiture. Il y a un autre convoi, grand convoi, mais c'est loin, c'est 1600 euros, par l'eau de Nador pour aller en Espagne, c'est loin, 10 heures, c'est trop dangereux.

112

Actuellement, je n'ai pas d'argent pour payer le passeur. Sans argent c'est impossible. Avant était plus facile, mais maintenant non, le seul moyen c'est de payer le passeur (Mohamed, migrant malien, février 2015, ville de Rabat).

Toutefois, les conditions de vie au Maroc de la plupart des migrants subsahariens qui attendent pour rejoindre l’Europe, rendent difficile voire impossible qu’ils épargnent de l’argent pour se payer un passeur. Alors ils continuent à prendre de risques, à mettre leur vie en péril. Par contre, la sécuritisation des migrations ne décourage pas les migrants, mais les rend plus vulnérables, plus précaires et, en même temps, les trafiquants, les passeurs et les entreprises ne cessent de tirer du profit de cette sécuritisation.

Le retour dans leur pays d’origine ne semble pas une option pour les migrants, car plusieurs parmi eux se sont endettés pour financer leur migration et ils ne peuvent pas retourner sans avoir remboursé ces dettes. Cela ajoute un autre facteur qui les oblige à l’attente, qui les force à tenter toujours la traversée,

C’est l’Europe ou rien. Quand je regarde, j’ai laissé la famille, je ne peux pas rentrer sans rien, c'est comme trahir, je ne peux rentrer sans donner quelque chose à la famille...c'est honteux...je suis homme, tu dois te battre jusqu'à fond...la détermination...ton objectif c'est la réussite (Karin, migrant malien, mai 2015, ville de Rabat).

Les migrants se trouvent autant dans l’impossibilité d’avancer, que de rentrer chez eux. L’immobilité, sur la route vers leur pays de destination désirée, empêche la mobilité de retour vers leur pays d’origine.

4.4 Conclusion

Dans ce chapitre nous avons vu l’émergence de territoires de l’attente dans la mobilité et dans un contexte de sécuritisation et d’externalisation des frontières européennes au sein de l’espace migratoire eurafricain avec le cas du Maroc. Les foyers ou les camps improvisés en forêt sont vraisemblablement des territoires de l’attente permettant aux migrants de structurer leurs trajectoires et dans certains cas, de reformuler leur projet migratoire. Dans l’attente, les migrants sont en mobilité, malgré les périodes d’immobilité physique et vécue. C’est la mobilité dans l’immobilité. Rester dans les foyers ou dans les camps semble une façon de déjouer les obstacles mis en place par les politiques migratoires du Maroc et de l’Europe. Pendant l’attente, la plupart des migrants continuent à entretenir leur projet de passer un jour en Europe. Dans les foyers

113

ou dans la forêt, les migrants se sentent plus proches de réaliser leur projet. Ils développent des solidarités pour supporter l’incertitude que provoque l’attente.

Aussi, dans les conditions actuelles, l’attente se manifeste comme une situation imposée aux migrants jusqu’à ce qu’ils trouvent les moyens pour passer en Europe ou qu’ils décident ou se voient obligés d’abandonner leur projet migratoire. Les barrières et le contrôle accru des frontières laissent des marques sur les corps des migrants. Plusieurs ont subi des blessures lors de tentatives, d’autres sont morts, cependant cela ne les décourage pas ; la plupart sont déterminés et le retour ne semble pas une option. Ils préfèrent mourir dans la tentative de passage que rentrer chez eux.

114

Dans le document Le parcours du combattant (Page 133-139)