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La fondation du « Grand Népal » par Prithvi Narayan Shah

Si la carte politique du futur Népal était extrêmement fragmentée, plusieurs royaumes purent néanmoins acquérir une taille importante et émerger ainsi du lot. Trois de ces royaumes marquèrent ainsi de leur empreinte l’histoire ancienne du Népal.

Les Khas, décrits notamment comme un groupe non aryen originaire de l’Asie centrale116, fondèrent un premier royaume qui, suivant les périodes, avait pour capitale Dullu (dans l’actuel district de Dailekh) et Sijjā (dans l’actuel district de Jumla). Dans un premier temps, son territoire s’étendit sous le règne d’Aśoka Calla (1255-1278 apr. J.-C. environ)117,

avant d’atteindre son apogée sous le règne de Prithvimalla (1338-1358 apr. J.-C.118), s’étendant des royaumes de Guge, de Purang et de la région de Gangri au Nord, du Teraï au Sud, du Kumaon et de Garhwal à l’Ouest et du bassin de la Gandaki à l’Est119 mais

115 STILLER, L.F. The Rise of the House of Gorkha. op.cit., p. 34.

116 Sur la question de l’origine des Khas, voir notamment, LECOMTE-TILOUINE, Marie. « From the Bards’

Grandeur to the Kings’ Orders. History in Various Forms ». In : LECOMTE-TILOUINE, Marie (éd.). Bards and

Mediums. History, Culture and Politics in the Central Himalayan Kingdoms. New Delhi : Almora Book Depot, 2009, p. 175-177.

117 ADHIKARI, Surya Mani. The Khaśa Kingdom. New Delhi : Nirala Publications, 1997, p. 53. Voir également

les récents travaux de Mahesh Raj Pant dans PANT, Mahesh Raj. « Towards a History of the Khasa Empire ». In :

LECOMTE-TILOUINE, Marie (éd.). Bards and Mediums. History, Culture and Politics in the Central Himalayan Kingdoms. New Delhi : Almora Book Depot, 2009, p. 297-298.

118 ADHIKARI, Surya Mani. The Khaśa Kingdom. op. cit., p. 65. Si nous retenons ces dates de règne, l’orientaliste

Giuseppe Tucci, qui fut l’un des premiers à étudier les inscriptions des temples de la région, avance quant à lui les dates de 1354 à 1376 environ : TUCCI, Giuseppe. Preliminary report on two scientific expeditions in Nepal.

Rome : Istituto italiano per il Medio ed Estremo Oriente, 1956, p. 46.

119 SHARMA, Prayag Raj. Preliminary Study of the Art and Architecture of the Karnali Basin, West Nepal. Paris :

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progressivement, le royaume se désagrégea et ce délitement conduisit à la mise en place progressive des baisi rājya120.

Le deuxième royaume qui eut une importance conséquente dans le Népal prémoderne fut celui fondé par Tula Sen, qui fît construire une forteresse à Makwanpur (aujourd’hui Makwanpur Garhi, cette ancienne capitale du royaume Sen est située à trente-cinq kilomètres à vol d’oiseau au sud de Katmandou, dans l’actuel district de Makwanpur). D’après Stiller, cette dynastie atteignit son âge d’or sous le règne de Mukunda Sen 1er. L’orthographe du nom de ce roi diffère selon les sources : ainsi, s’il est appelé Mukunda par Stiller et Lévi121, Hamilton le désigne tantôt par ce même patronyme et tantôt par celui de Makunda122. Par ailleurs, les dates de règne demeurent également floues. En effet, alors que Stiller situe le règne de ce roi entre 1518 et 1553123, Lévi mentionne ce même Mukunda Sen mais le situe au

XIIIe siècle124. Un écart aussi important est d’autant plus étonnant que Stiller et Lévi

s’abreuvent tous deux à la même source, citant abondamment Hamilton125. Stiller s’est également inspiré des recherches de l’historien Baburam Acharya126 qui, notamment dans son article intitulé « Tanahunko Sen Vamsha », date le gouvernement de Mukunda Sen 1er entre 1575 et 1610 BS (soit effectivement 1518 et 1553 de l’ère chrétienne)127. Ces querelles d’historiens furent mises en avant par les sanskritistes Mahesh Raj Pant et Dinesh Raj Pant dans leur King Mukunda Sen‘s Invasion of Kathmandu Valley128 et confirment l’imprécision des sources relatives aux dates de règne Mukunda Sen 1er. La clé de cette controverse réside dans la question de l’invasion de la vallée de Katmandou par Mukunda Sen qui demeure, encore aujourd’hui, hypothétique, et qui, selon les historiens, se serait passée soit au XIIIe, soit

au XVIe siècle. Ainsi, alors que pour l’historien D.R. Regmi, cette incursion aurait eu lieu au XIIIe siècle129, l’orientaliste Luciano Petech réfute une telle hypothèse qui équivaudrait selon

120 Ibid.

121 LÉVI, Sylvain. Le Népal. Étude historique d’un royaume hindou. vol. 1, Paris : Éditions Errance, 1985, p. 262. 122 Voir HAMILTON, F.B. An Account of the Kingdom of Nepal. op.cit., p. 170 par exemple.

123 STILLER, L.F. The Rise of the House of Gorkha. op.cit., p. 37.

124 LÉVI, Sylvain. Le Népal. Étude historique d’un royaume hindou. vol. 1, op. cit., p. 264 et 360.

125 Voir LÉVI, Sylvain. Le Népal. Étude historique d’un royaume hindou. vol. 1, op. cit., p. 262 et STILLER, L.F.

The Rise of the House of Gorkha. op.cit., p. 36-37 par exemple.

126 STILLER, L.F. The Rise of the House of Gorkha. op. cit., p. 39.

127 Voir ACHARYA, Baburam. « Tanahunko Sen Vamsha » [La dynastie Sen de Tanahu]. In : GYAWALI, Surya

Bikram (éd.). Bhanubhakta smarak grantha [Livre de commémoration de Bhanubhakta]. Darjeeling : 1940, p. 65.

128 Voir PANT, Mahesh Raj & PANT, Dinesh Raj. « King Mukunda Sen‘s Invasion of Kathmandu Valley ».

Regmi Research Series. 1982, vol. 14.

49 lui à un anachronisme de près de trois siècles130. Pour ce dernier, « une affirmation plus solide, fondée sur un manuscrit des Nāradasmrti, a été proposée récemment et il semblerait

que le raid de Mukunda Sen eut lieu, si du moins il a existé [mis en exergue par nous], […] le 20 mars 1526 ».131 Outre que Petech abonde dans le sens de Stiller quant aux dates de règne de Mukunda, il met également sérieusement en doute la réalité de cette invasion, doute qu’il souligne lorsqu’il déclare que cette pénétration du roi Sen dans la vallée de Katmandou « n’est confirmée par aucune autre source dans la vallée elle-même et que son historicité est toujours sujette au doute »132. Les faits que présente Sylvain Lévi dans son histoire du Népal sont donc à prendre avec les plus grandes précautions133. Certains, tel Ayodhya Prasad Pradhan, expliqueraient ces incohérences par l’existence de deux Mukunda Sen distincts : l’un, véritable, ayant vécu au XVIe siècle et l’autre, mythique, dont le règne aurait été établi

aux XIIe-XIIIe siècles134. La longue analyse des frères Pant les amena toutefois à conclure, en

accord avec Stiller, que Mukunda Sen 1er aurait bien régné au XVIe siècle135.

À l’instar de John Whelpton ou de Philippe Ramirez136, nous admettrons donc les conclusions de Stiller et des frères Pant. Quelles que furent les véritables dates de règne de Mukunda Sen 1er, les sources historiques diverses s’entendent néanmoins pour dire que ce fut sous son empire que le royaume atteignit son apogée137 jusqu’à atteindre les frontières des actuels districts de Rupandehi et de Palpa (le père de Mukunda Sen 1er, Rudra Sen, prenant d’ailleurs le titre de roi de Palpa138, raison pour laquelle Mukunda est souvent référencé dans les sources sous le nom de « Mukunda Sen de Palpa »139). Pour Hamilton, « Makanda Sen […] possédait des domaines immenses et aurait probablement pu fonder un royaume équivalent à celui dont les Gorkhas profitent aujourd’hui, mais il a eu l’imbécillité de diviser

130 PETECH, Luciano. Medieval History of Nepal. Rome : Istituto italiano per il Medio ed Estremo Oriente, 1984,

p. 91.

131 Nous traduisons : « A better substantial claim, based on a manuscript of the Nāradsmrti, has been discussed

recently and it appears that Mukundasena’s raid happened, if ever, in […] March 20th, 1526 ». Ibid., p. 210.

132 Nous traduisons : « is not confirmed from any other source in the Valley itself and its historicity is still subject

to doubt » Ibid., p. 210.

133 Voir LÉVI, Sylvain. Le Népal. Étude historique d’un royaume hindou. vol. 2, op. cit., p. 217.

134 PANT, Mahesh Raj & PANT, Dinesh Raj. « King Mukunda Sen‘s Invasion of Kathmandu Valley ». art. cit.,

n° 7, p. 100. Il existerait par ailleurs, un Mukunda Sen le 2nd qui, d’après Hamilton, aurait vécu au XVIIIe siècle :

voir HAMILTON, F.B. An Account of the Kingdom of Nepal. op. cit., p. 170 et suivantes.

135 PANT, Mahesh Raj & PANT, Dinesh Raj. « King Mukunda Sen‘s Invasion of Kathmandu Valley ». art. cit.,

n° 9, p. 133.

136 WHELPTON, John. A History of Nepal. Cambridge : Cambridge University Press, 2006, p. 23 et RAMIREZ,

Philippe. De la disparition des chefs. Une anthropologie politique népalaise. Paris : CNRS Éditions, 2000, p. 67.

137 HAMILTON, F.B. An Account of the Kingdom of Nepal. op. cit., p. 130. 138 Voir HAMILTON, F.B. An Account of the Kingdom of Nepal. op. cit., p. 131).

139 Voir par exemple PANT, Mahesh Raj & PANT, Dinesh Raj. « King Mukunda Sen‘s Invasion of Kathmandu

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ses domaines entre ses quatre fils »140. Si le jugement de Hamilton sur la politique successorale de Mukunda Sen est quelque peu intransigeant (bien que compréhensible, dans la mesure où l’affaiblissement volontaire d’un royaume peut légitimement porter à l’étonnement), il n’en demeure pas moins que la répartition de ses terres entre ses quatre fils, son petit-fils et son neveu141 conduisit à une désintégration du vaste territoire que Mukunda avait réussi à réunir sous sa tutelle et, de ce fait, perdit de son influence et de sa puissance.

Enfin, la dernière dynastie à avoir marqué l’histoire du Népal médiéval fut celle des Malla de la vallée de Katmandou, fondé au XIVe siècle par Jayasthiti Malla, époque considérée

par Sylvain Lévi comme l’une « des plus glorieu[se] entre les princes indigènes »142. Ce royaume des Malla de Katmandou ne doit pas être confondu avec le royaume malla de Jumla précité : en dépit de leur homonymie, ces deux États étaient en effet entièrement distincts. Par ailleurs, il existait trois dynasties malla, mais ce fut la dernière d’entre elles (fondée par Jayasthiti Malla au XIVe siècle) qui nous intéresse ici particulièrement.

Correspondant à l’actuelle vallée de Katmandou, la position géographique de cette dynastie ne fut pas étrangère à sa puissance : situés sur la route transhimalayenne, les Malla contrôlaient l’ensemble des flux qui transitaient en direction de l’Inde ou du Tibet. Ainsi, l’Inde échangeait des vêtements, du corail, des perles, de l’ambre, des épices, du tabac et du sucre contre de l’or, du musc et de la laine provenant du Tibet. Grâce à ce commerce, la vallée de Katmandou prospérait et réussissait à asseoir une influence qui reposait essentiellement sur son économie. Mais la mort de Yaksha Malla (petit-fils de Jayasthiti Malla) en 1482143

entraîna une fragmentation du royaume due à une politique successorale qui s’avéra être un échec. Une nouvelle fois, les sources restent imprécises et les circonstances exactes entourant la succession de ce monarque demeurent floues. En effet, contrairement à ce qu’affirme Lévi144, il ne semble pas que ce soit Yaksha Malla qui ait lui-même divisé son royaume entre ses trois fils, mais que ce partage se soit fait quelques années après sa mort, du fait des

140 Nous traduisons : « Makanda Sen, the son of Rudra, possessed very extensive dominions, and might probably

have founded a kingdom equal to that which the Gorkhalese now enjoy, but he had the imbecility to divide his estates among his four sons ». HAMILTON, F.B. An Account of the Kingdom of Nepal. op. cit., p. 131.

141 STILLER, L.F. The Rise of the House of Gorkha. op. cit., p. 39.

142 LÉVI, Sylvain. Le Népal. Étude historique d’un royaume hindou. vol. 2, op. cit., p. 230.

143 La date exacte de décès de Yaksha Malla demeure incertaine : alors que Sylvain Lévi la situe « vers 1480 »

(LÉVI, Sylvain. Le Népal. Étude historique d’un royaume hindou. vol. 2, op. cit., p. 238), Stiller la place en 1481 (STILLER, L. F. The Rise of the House of Gorkha. op. cit., p. 41) tandis que John Whelpton, à l’instar de Gyawali (voir GYAWALI, Surya Bikram. Nepāl upatatyako madhyakalin itihās [Histoire médiévale de la vallée du Népal].

Katmandou : Royal Nepal Academy, 2019 BS (1962), p. 93) ou de Mary Sheperd Slusser (SLUSSER, Mary

Sheperd. Art and Culture of Nepal: Selected Papers. Katmandou : Mandala Publication, 2005, p. 456), évoque la date de 1482 (WHELPTON, John. A History of Nepal. op. cit., p. 22).

51 querelles entre les héritiers (la politique successorale de Yaksha aurait consisté en une administration collégiale de ses territoires par ses légataires)145. Par ailleurs, les historiens ne s’entendent pas sur le nombre et l’identité de ceux-ci : Gyawali parle ainsi des trois fils du roi défunt146 alors que Stiller évoque plutôt trois fils auxquels s’ajouterait un petit-fils147. L’historien Dhanbajra Bajracharya quant à lui, mentionne le fait que l’héritage fut divisé entre les trois frères et un neveu148 tandis que Whelpton demeure plus flou, énonçant pour ayant- droits « ses fils et ses neveux »149. Enfin, R.K. Gautam avance l’hypothèse d’un partage entre les trois fils et la fille de Yaksha Malla150.

Quels qu’ils fussent, ses légataires se partagèrent le territoire dont ils avaient hérité, divisions qui devinrent progressivement permanentes. En effet, en août 1548 une réunion solennelle des descendants de Yaksha Malla entérina les nouvelles répartitions territoriales qui s’étaient peu à peu dégagées de leurs querelles patrimoniales151 et l’ancien royaume de 1482 fut officiellement scindé en trois nouveaux royaumes distincts : Lalitpur (Patan), Kantipur (Katmandou) et Bhatgaon (Bhaktapur). Un quatrième royaume, celui de Banepa, se dégagea, mais son existence fut éphémère et il fut rapidement phagocyté par les royaumes de Bhatgaon et de Kantipur152. Malgré cette entente de 1548, ces trois principautés ne cessèrent de s’affronter périodiquement, ce qui profita aux autres royaumes qui purent ainsi augmenter sporadiquement leur sphère d’influence.

Les premières conquêtes

Nous avons pu voir précédemment que les chaubisi rājya et les baisi rājya naquirent

en partie du démembrement des anciens royaumes Malla (de Jumla) et Sen. Parmi ces différentes nouvelles principautés, une attire plus particulièrement notre attention, non pas tant du fait sa puissance ou de son rayonnement, mais davantage par le rôle de premier plan que son roi joua dans l’unification et la construction du Népal moderne.

145 Voir notamment TAMOTH, Kashinath. « The Hanuman-Dhoka Palace ». Regmi Research Series. 1975, vol. 7,

n° 6, p. 101 et GYAWALI, Surya Bikram. Nepāl upatatyako madhyakalin itihās [Histoire médiévale de la vallée

du Népal]. op. cit., p. 93.

146 Ibid., p. 93.

147 STILLER, L. F. The Rise of the House of Gorkha. op. cit., p. 41.

148 BAJRACHARYA, Dhanbajra & SHRESTHA, Tek Bahadur. « The political History of Dolakha ». Regmi Research

Series. 1980, vol. 12, n° 9, p. 137.

149 WHELPTON, John. A History of Nepal. op. cit., p. 22.

150 GAUTAM, R. K. « Yaksha Malla ». Regmi Research Series. 1972, vol. 4, n° 11, p. 219. 151 STILLER, L. F. The Rise of the House of Gorkha. op. cit., p. 42.

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Le micro-état de Gorkha, qui appartenait au territoire des chaubisi rājya153 et

s’étendait vers l’Ouest jusqu’à la rivière Marsyanghi et à l’Est jusqu’à la rivière Trisuli, se targuait, comme de nombreux royaumes, d’avoir des origines mythiques. Le pouvoir royal aurait ainsi été attribué à Drabya Shah (1559-1570)154, premier roi de Gorkha, par Gorakhnath, disciple de la divinité Matsyendranath et l’un des pères fondateurs de la secte des Nath, afin de se venger d’une humiliation qu’il aurait jadis subi (devenant ainsi le dieu protecteur du royaume de Gorkha, dont le culte est encore aujourd’hui largement suivi dans la région155). De même, Munshi Shew Shunker Singh et Pandit Shri Gunānand nous racontent que la naissance de Prithvi Narayan Shah qui, nous le verrons, jouera un rôle de premier ordre dans l’histoire de la fondation du Népal, fut elle aussi auréolée de légende : sa mère aurait rêvé qu’elle avalait le soleil juste avant de le concevoir ce qui, dans l’imaginaire d’alors, présageait la grandeur et la force de l’enfant qui était à naître156.

Si le royaume de Gorkha ne se distinguait pas spécialement des autres principautés sur le plan du mysticisme, il s’illustra en revanche par un caractère martial particulièrement développé et qui fut mis en évidence par Marie Lecomte-Tilouine157. Ainsi, ce fut par la force que Drabya Shah, alors roi de Lamjung, prit le trône et l’ascendant sur le roi de Gorkha en 1559 de notre ère, annexant son territoire. Dès lors, si l’histoire guerrière du royaume de Gorkha trouva son apogée, comme nous allons le voir, sous le règne de Prithvi Narayan Shah, elle fut toutefois antérieure aux visées expansionnistes de ce monarque.

Alors que jusqu’au XVIIIe siècle, les guerres qui opposaient les différents rois

himalayens avaient essentiellement pour origine des causes relatives à l’honneur ou au sacré – les batailles visaient à forcer une union maritale, à ravir à l’ennemi son dieu tutélaire ou encore à se saisir de prisonniers afin de pouvoir les immoler sur l’autel de leurs dieux158 –, les campagnes que mena Prithvi Narayan Shah furent les premières destinées uniquement à la conquête de territoires. Certes, il ne fut pas le premier roi à avoir des vues sur les royaumes alentour : avant lui, son père Narbhupal Shah avait déjà tenté, sans succès, d’annexer le

153 Voir HAMILTON, F.B. An Account of the Kingdom of Nepal. op. cit., p. 238.

154 ACHARYA, Baburam. « Shri Badamaharajadhiraja Prithvi Narayan Shah » [Prithvi Narayan Shah le Grand].

Regmi Research Series. 1976, vol. 8, n° 6, p. 115.

155 LECOMTE-TILOUINE, Marie. « Massacre royal et révolution au Népal : les rapports entre maoïsme et royauté

guerrière ». op. cit., p. 118.

156 WRIGHT, Daniel (éd.). History of Nepal. With an Introductory Sketch of the Country and People of Nepal.

op. cit., p. 198.

157 Sur les origines mystiques et belliqueuses du royaume de Gorkha, voir notamment LECOMTE-TILOUINE,

Marie. « Massacre royal et révolution au Népal : les rapports entre maoïsme et royauté guerrière ». op. cit., p. 113-145.

53 village de Nuwakot, situé sur la frontière orientale du royaume de Gorkha et appartenant au royaume de Katmandou159. À la différence des précédentes campagnes, celles que lança Prithvi Narayan Shah avaient pour objectif, non pas seulement d’inféoder les principautés limitrophes, ni même de créer un conglomérat de plusieurs principautés dont il serait la tête, mais bien de fonder un vaste royaume dont il deviendrait l’unique monarque.

Par ailleurs, la politique que souhaitait mener Prithvi Narayan ne pouvait se concrétiser sans la conquête de nouveaux domaines, car le neuvième héritier de la dynastie de Drabya Shah ne pouvait compter sur les ressources que lui fournissait le Gorkha pour nourrir son armée. En effet, son territoire ne possédait ni mines, ni biens susceptibles d’être commercialisés160 et le roi de Gorkha avait donc besoin de terres pour approvisionner ses soldats161. Ainsi, par cet effet mécanique où fin et moyens viennent à se confondre, Prithvi Narayan Shah se lança à l’assaut du Népal.

La force de Prithvi Narayan, ne résidait pas tant – nous l’avons vu – dans les ressources que lui fournissait son royaume du Gorkha, mais davantage dans son intelligence politique et stratégique. Ce fut en mettant à profit les luttes internes qui minaient épisodiquement la puissance des Malla162 qu’il parvint à prendre le contrôle de la vallée de Katmandou, puis à s’étendre jusqu’aux frontières du Sikkim.

Avant de lancer sa grande campagne de conquête, Prithvi Narayan partit en Inde pour suivre une formation militaire. Il se familiarisa ainsi avec les techniques guerrières modernes et, s’inspirant des armées européennes, organisa son armée en compagnies, sections etc., une politique tout à fait révolutionnaire pour le Népal du XVIIIe siècle. Il adopta également

l’armement des troupes européennes : outre les kukris, sabres et arcs qui formaient le paquetage habituel des armées du Gorkha, il introduisit pour la première fois les armes à feu dans une armée népalaise163. L’impact qu’eut la présence de ces mousquets sur le déroulement de la bataille demeure toutefois difficile à mesurer et les déclarations que fit Kirkpatrick lors de son séjour au Népal peuvent nous inviter à ne pas exagérer leur puissance destructrice : « [Les gardes de la compagnie] sont tous armés de mousquets, mais de ceux que

159 ACHARYA, Baburam. « Shri Badamaharajadhiraja Prithvi Narayan Shah » [Prithvi Narayan Shah le Grand].

art. cit., 1978, p. 27.

160 HAMILTON, F.B. An Account of the Kingdom of Nepal. op. cit., p. 245. 161 Voir STILLER, L.F. The Rise of the House of Gorkha. op. cit., p. 89-91. 162 Ibid., p. 105-106.

163 ACHARYA, Baburam. « Tin Shah rajaharuko Samayama Samajma Bhayeko Parivartan ra Prabandhako

Tulanatmak Lekhajokha » [Une évaluation comparative des changements sociaux et des arrangements durant le règne des trois rois Shah]. Regmi Research Series. 1975, vol. 7, n° 9, p. 169-170 et ACHARYA, Baburam. « Shri Badamaharajadhiraja Prithvi Narayan Shah » [Prithvi Narayan Shah le Grand]. art. cit., 1978, p. 180-181.

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nous avons vus, peu semblent être en mesure de fonctionner »164. Néanmoins, cette