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À travers son spectre de définitions où se démarquent les théorisations canoniques de Baudelaire, Benjamin ou Poe, la flânerie engendre, à l’image du dilettantisme, une arborescence de conceptions divergentes61

qui méritent d’être précisées. En 1872, conscient de cette luxuriance, le Grand Dictionnaire62 – non pas sans avoir posé d’abord

les fondations d’une définition générique63

– concevait déjà l’importance d’échafauder une taxonomie de la flânerie. S’y distinguent entre autres les flâneurs du boulevard « […] se grisant […] de cette activité [la flânerie] qui leur fait illusion et leur laisse croire qu’ils agissent eux-mêmes tandis qu’ils restent simples spectateurs », les flâneurs des jardins                                                                                                                

61 Car non seulement les conceptions de la flânerie sont-elles sujettes à changement d’un auteur à l’autre,

mais la nature du flâneur est en soi perméable aux mutations sociales. À titre indicatif, la paranoïa qui innerve une société donnée pourrait même finir par corrompre la candeur du flâneur qui s’y mue du simple observateur oisif en une figure qui le rapproche du détective : « En temps de terreur où chacun tient par quelque chose du conspirateur, chacun peut également se trouver conduit à jouer au détective. La flânerie lui offrira les meilleures perspectives. […] Derrière elle se cache la vigilance d’un observateur qui ne quitte pas le malfaiteur des yeux. […] Le flair criminologique allié à la nonchalance […] » (Schiffer 2012, p. 65). La nature même de la flânerie est affectée par la déliquescence sociale.

62  Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle. 1872. 8e vol.  

63 « Adjectif. Personne qui flâne, qui aime à flâner; en général, les gens de lettres, les artistes, sont des

publics, pour qui l’ « […] asphalte n’a aucun prix, et qui lui préfère de beaucoup le sable des allées, avec la verdure et les fleurs », et le flâneur des quais « […] qui ne laissent pas s’écourter un seul jour sans donner son coup d’œil habituel aux étalages des bouquinistes. […] [L]es voir, les retrouver, à la même place, examiner les successeurs de ceux qui ont disparu suffit […] à faire couler […] des heures qu’il ne sait comment employer ». Ces quelques déclinaisons ont néanmoins pour dénominateur commun une seule et unique conception de la flânerie qui fait de la promenade et de la contemplation sociale non pas une détente des facultés, mais bien une « […] [r]echerche de nouvelles conceptions » dont le culte de l’observation « […] va peut-être hâter l’éclosion ». Pour l’encyclopédie, dont la définition est par ailleurs d’une singulière partialité, le flâneur ne pourrait sublimer sa « paresse » (cf. note 63) – volet proscrit de la définition – qu’à condition qu’elle soit instrumentalisée à des fins créatives :

La plupart des hommes de génie ont été de grands flâneurs, mais des flâneurs laborieux et féconds. Tous ont longtemps promené leur œuvre en silence pour la murir et la développer. […] Souvent c’est à l’heure où l’artiste et le poète semblent le moins occupés de leur œuvre, qu’ils y sont plongés le plus profondément64

En tant qu’être oisif, le flâneur provoque l’aversion de l’« auteur »; son farniente n’étant louable à ses yeux que lorsqu’il sert des fins créatives; d’où une définition scindée en deux visions antinomiques : « Les lecteurs du Grand Dictionnaire n’ont pas besoin que nous leur exposions la répugnance que nous inspire ce type inutile […]. Toutefois, il y a dans la paresse du flâneur, un côté original, artistique ». Baudelaire et Walter Benjamin préciserons davantage l’identité de cet « homme des foules » par leurs théorisations restées dans les annales de la littérature65

, mais ce sont celles, certes peut-être moins sacralisées, de l’écrivain Victor Fournel, dont les préceptes s’inscrivent dans la lignée d’une défense des vertus créatrices de la flânerie, qui retiendront davantage notre attention. Pour Fournel, l’aversion que peut susciter la flânerie ne pourrait être que le fruit d’un malentendu :

                                                                                                               

64 Claude, dans Les Belles de Nuit, ne nous l’avait-il pas révélé ?

65 Ici retranscrits, les propos célébrissimes de Baudelaire sur la flânerie : « La foule est son domaine [...]. Sa

passion […], c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, […] dans le fugitif et l’infini. […] [L]’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito » (Baudelaire 1863, p. 35).

Cette vie est […] pour qui sait la comprendre et la pratiquer, la plus active et la plus féconde en résultats utiles : un flâneur intelligent et consciencieux, qui remplit avec scrupule ses devoirs, observant tout et se souvenant de tout, peut jouer les premiers rôles dans la république de l’art (1858, p. 268).

À condition qu’il soit consciencieux, le flâneur fait donc œuvre utile. La flânerie, en tant que fidèle partenaire des brillants hommes de lettres et des créateurs – ses plus illustres représentants –, devient l’allié de ses laudateurs qui y trouvent le meilleur argument pour étayer le bien-fondé de leur célébration. Même le Dictionnaire universel, divisé sur le sujet, ne manquera pas de faire écho aux promenades de Beethoven en tant que condition nécessaire à l’accomplissement optimal de son processus créatif. Si l’inspiration peut venir au compositeur au gré de ses flâneries, c’est qu’il est, à l’image du dilettantisme selon Ribaucourt, à même de jouir de façon immédiate d’une œuvre toujours en gestation. Les faits d’armes des plus illustres flâneurs – auxquels pourraient même s’ajouter les pratiques de l’école péripatéticienne66

– agissent tel un baume sur les doléances de ses détracteurs et mettent à profit la même singulière réconciliation d’une oisiveté de surface à la rigueur propre au dilettante67

. À sa définition du flâneur, Fournel conçoit l’importance de sa dissociation de celle du badaud, l’autre célèbre promeneur à avoir marqué le XIXe siècle de son empreinte. Au-delà d’un tempérament oisif similaire qui nous inviterait à les assimiler à une même identité, badauderie et flânerie sont bien des phénomènes distincts :

N’allons toutefois pas confondre le flâneur avec le badaud : de l’un à l’autre il existe une nuance que sentiront les adeptes. Le simple flâneur observe et réfléchit; il peut le faire du moins. Il est toujours en pleine possession de son individualité. Celle du badaud disparaît, au contraire, absorbée, par le monde extérieur qui le ravit à lui-même, qui le frappe jusqu’à l’enivrement et l’extase (ibid., p. 270).

Le flâneur contemple la foule, s’y soustrait et s’y dissocie; elle est un spectacle qui défile devant ses yeux impassibles qu’il observe à travers les parois lénifiantes des passages68

. La foule nourrit les méditations du flâneur. Quant au badaud, il s’intègre à la foule, s’y laisse grisé au point d’en perdre son individualité.

                                                                                                               

66 Bien que les poncifs de cette école aristotélicienne transcendent amplement les bienfaits de la promenade,

elle doit quand bien même son nom à l’affection qu’entretenait Aristote pour celle-ci de même qu’à sa propension à dispenser son enseignement au gré de ses déambulations dans Athènes. Du grec ancien,

Peripatetikós : qui aime se promener en discutant.

67 D’ailleurs, Wikipédia n’hésite pas à qualifier le flâneur de « bourgeois dilettante ».

68  La flânerie aurait pu difficilement s’épanouir sans l’existence des passages. « Les passages, nouvelle

invention de luxe industriel », dit un guide illustré de Paris en 1852, « sont des galeries vitrées, revêtues de marbre, à travers des blocs entiers de maisons […]. Des deux côtés de ces galeries, éclairées par en haut, se succèdent les plus élégantes boutiques, en sorte qu’un pareil passage est une ville, voire un monde en miniature ». C’est dans ces lieux intermédiaires, entre la rue et l’intérieur, que le flâneur est à son aise.