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À l’image de la flânerie et du dilettantisme, la quantité pléthorique de définitions du dandysme rend sa circonscription à une seule d’entre elles ardue. « Le mot “dandy” suppose […] une singularité indéfinie […] [et] évoque une généralité bien illusoire. Jouant sur plusieurs tableaux, il échappe à la tentative dogmatique d’une définition unique », concorde d’ailleurs Marie-Christine Natta (1991, p. 13). Raison pour laquelle nous tenterons ici de nous en tenir à ses conceptions les plus normatives parmi celles qui ont parsemé les siècles. Si l’acception populaire du terme tend à insister sur ses afféteries ou l’attention disproportionnée qu’il accorde à sa toilette, il convient déjà de rappeler que l’étiquette dandy dépasse largement la superficialité de ces lieux communs. Jules Barbey d’Aurevilly, dandy parmi les dandys, insiste notamment sur l’importance de cette démystification :

Les esprits qui ne voient les choses que par leur plus petit côté ont imaginé que le dandysme était surtout […] une audacieuse dictature faite de toilette et d’élégance extérieure. […] Le dandysme est toute une manière d’être, et l’on n’est pas dandy que par le côté matériellement visible. C’est une manière d’être entièrement composée de nuances (1879, p. 12).

Barbey d’Aurevilly, au même titre que Baudelaire (« Le dandysme n’est […] pas, comme beaucoup de personnes peu réfléchies paraissent le croire, un goût immodéré de la toilette et de l’élégance matérielle »), s’enligne ainsi sur une conception du dandysme qui transcende la mode éphémère (1863, p. 91). Les deux auteurs s’attaquent aux esprits chagrins qui souhaiteraient réduire le dandysme à un culte narcissique en oubliant que son souci de l’apparence n’est en fait que le reflet d’une supériorité d’esprit. Tout comme pour la flânerie, le XIXe siècle fut le berceau du dandysme dont l’avènement fait suite à celui des idéaux progressistes des Lumière. Un spectre d’athéisme plane sur le siècle et légitime la substitution du culte spirituel par le culte du beau. Le dandysme est ainsi la résultante de la mécréance d’une époque; son culte du paraître est un succédané à celui de Dieu et son élégance tient d’un mode de vie où le paraître est assimilable à une forme d’être :

Le dandy, c’est donc, tout d’abord, un modèle esthétique comme substitut au néant théologique : une figure qui, pour compenser le vide métaphysique et combler ainsi sa propre solitude existentielle, a pris la place de Dieu. Le dandy, c’est l’homme divinisé (Schiffer 2012, p. 12).

Le dandysme est certes le produit d’une crise du divin, mais est à la fois un affront lancé à Dieu. De sorte que, pour reprendre respectivement les mots de Jean-Paul Enthoven et Sartre, le dandy est un « dieu profane » ou un « mystique sans Dieu » (Sartre 1947; Enthoven 1996). Néanmoins, on ne saurait pour autant limiter le dandysme à un rejeton de l’athéisme; il constitue un phénomène qui s’insurge aussi bien contre le divin que contre la médiocre société des hommes :

Cette révolte des dandys, esthètes à l’âme foncièrement rebelle, n’apparaît toutefois pas seulement comme une réaction superbement assassine au tout-puissant pouvoir des dieux. C’est aussi, sur le plan moral et politique, une forme de contestation par rapport à la très conventionnelle société des humains (Schiffer 2012, p. 22).

Toujours pour Jules Barbey d’Aurevilly, qui dissèque le dandysme à travers l’analyse des mœurs de celui qui fut sans doute son plus illustre praticien du XIXe siècle, George Brummell69

, les habitudes dandy s’articulent principalement autour de la notion d’anticonformisme :

[…] [U]ne des conséquences du dandysme, un de ses principaux caractères […] est […] de produire toujours l’imprévu, ce à quoi l’esprit accoutumé au joug des règles ne peut pas s’attendre en bonne logique. […] C’est une révolution individuelle contre l’ordre établi, quelques fois contre nature […] (Barbey d’Aurevilly 1879, p. 675-676).

Ces préceptes énoncés par d’Aurevilly seront affinés par Baudelaire, dandy notoire, et célèbre exégète de l’ethos dandyesque s’il en fut un. Le poète maudit confère à la définition généraliste d’Aurevilly des caractéristiques plus particulières – la singularité, principe de toute distinction, et le culte du moi, matrice de l’individualisme : « Qu’est-ce donc que cette passion qui […] a formé une caste si hautaine ? C’est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité, contenu dans les limites des convenances » (Baudelaire 1863, p. 23). À ces deux conceptions canoniques s’ajoute une troisième, celle de Wilde, qui, dans le sillage de l’anticonformisme de Brummell (d’Aurevilly), perçoit le dandy comme un individu réfractaire à toute forme d’autorité :

Il est donc évident qu’en […] matière [de dandysme] toute autorité est mauvaise. À cette question il n’y a qu’une seule réponse. La forme de gouvernement qui convient le mieux à un […] [dandy] est l’absence de gouvernement. Toute autorité exercée sur lui […] est ridicule (Wilde 1891, p. 102).

                                                                                                               

69 Personnage plus grand que nature dont le sobriquet sera même consacré par une expression éponyme dans

la langue française – un « beau Brummell » – qui désigne plus simplement un homme ténébreux et de belle apparence sans réel égard pour la nature dandyesque de l’individu dont elle est redevable.

Ces considérations font donc du dandysme un acte de résistance chevaleresque face au conformisme ambiant qui lui mérite l’étiquette de « dernier éclat d’héroïsme » dans une société claquemurée dans le panurgisme de ses conventions; ce qui élève le dandy au-delà de l’autocontemplation narcissique (Baudelaire 1863). Sans faire totalement le tour de la question qui mériterait idéalement d’être approfondie par l’examen d’autres sources70

, notre recension vient néanmoins jeter les bases d’une conception académique plus fiable du dandysme qui dépasse sa réduction au maniérisme du poseur. Mais, surtout, ces considérations nous invitent à retenir certaines qualités ponctuelles du dandysme qui nous semblent en adéquation avec l’idée générale que l’on pourrait se faire du héros « néo- vaguien » par excellence et ce malgré une définition générale qui s’en éloigne (culte du paraître sur l’être). Parmi celles-ci, prenons la peine de souligner l’opposition manifeste du dandy aux codes bourgeois bien-pensants et le caractère libre-penseur et anticonformiste d’un individu qui refuse de se plier aux conventions sociales. À mille lieues du dilettante malgré sa valorisation de l’oisiveté71, l’héritage dandy n’en serait donc malgré tout pas

entièrement incompatible avec la légèreté des mœurs néo-vaguiennes.