• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2 CONCILIER LA PRODUCTION FORESTIÈRE ET LA

2.1 Cerner les stratégies de conservation à adopter

2.1.1 Filtre brut et filtre fin

Le concept des filtres brut et fin, élaboré par The Nature Conservancy (TNC) en 1982 (Noss, 1987), est une métaphore expliquant l'approche selon laquelle le maintient de la biodiversité passe par la protection de communautés naturelles entières (filtre brut) et la conservation d'espèces individuelles (filtre fin). Ces deux stratégies complémentaires sont associées à l'écologie profonde puisqu'elles sont axées sur la biodiversité sans tenir compte directement des biens et services que celles-ci peuvent fournir (Naess, 1973).

D'abord, le filtre brut consiste à mettre en réserve des aires naturelles représentatives des types de communautés présentes dans une zone donnée (Hunter, 1991), ce qui, pour les forêts du Chili, se traduit par la protection de différents types forestiers (Simonetti et Armesto, 1991). Cette approche est avantageuse puisque les réserves protègent souvent des boîtes noires (Hunter, 1991): elles permettent de préserver l'intégrité de la communauté sans avoir à connaître la totalité de ses composantes (les espèces) et à comprendre toutes les subtilités de son fonctionnement interne (e.g. relations trophiques, succession). De plus, il est moins coûteux de conserver des écosystèmes entiers que de mettre en œuvre des plans de gestion pour une multitude d'espèces menacées (Hunter, 1991; Franklin, 1993). Par contre, les réserves sont rarement aptes à assurer la survie de toutes les espèces, dû à la taille et la connectivité limitées de celles-ci (Simonetti et Armesto, 1991). Par exemple,

seulement 45% des parcs nationaux du Chili seraient assez grands pour maintenir des populations viables de carnivores (Simonetti et Mella, 1997). C'est donc dire que certaines espèces passent à travers le filtre brut et que le filtre fin peut complémenter cette stratégie (Simonetti et Armesto, 1991).

L'approche du filtre fin cible des espèces individuelles (Hunter, 1991). Comme il est pratiquement impossible de faire le suivi et la gestion de tous les aspects de la biodiversité, cette stratégie peut servir de raccourci si la conservation des espèces visées permet d'en protéger d'autres (Simberloff, 1998). Or, les organismes gouvernementaux focalisent souvent sur les espèces menacées, comme c'est le cas aux États-Unis où de telles espèces sont protégées en vertu du Endangered Species Act (Simberloff, 1998). Au Chili, l'état de conservation et l'endémisme sont, pour la CONAF, les plus importants critères afin de choisir les espèces fauniques prioritaires pour la gestion, une liste qui exclue d'ailleurs les invertébrés (Tableau 2.1). Les efforts axés sur des espèces à statut précaire et sensibles aux perturbations anthropogéniques est justifiable par le fait qu'elles peuvent constituer des espèces indicatrices (Caro et O'Doherty, 1999). Par contre, la richesse spécifique et la diversité d'habitat ne sont pas nécessairement corrélées avec la présence d'espèces rares et/ou menacées (Prendergast et al. 1993). Certains auteurs argumentent que d'autres caractéristiques spécifiques devraient guider le choix des espèces cibles d'un plan de gestion et de suivi (Lambeck, 1997; Simberloff, 1998). Les espèces vedettes, les espèces parapluies et les espèces clés sont trois raccourcis qui ont été proposés pour rendre plus efficace l'approche par espèce (Simberloff, 1998; Roberge et Angelstam, 2004).

D'abord, une espèce vedette est sélectionnée comme ambassadeur ou symbole d'un habitat ou d'une cause en particulier (WWF, s.d.), pour ensuite être utilisée stratégiquement comme vecteur de sensibilisation et de financement pour la conservation (Leader-Williams et Dublin, 2000). Ces figures de proue de la biodiversité sont souvent incarnées par de grands vertébrés "charismatiques" (Leader-Williams et Dublin, 2000), comme le panda géant (Ailuropoda melanoleuca), logo et pierre angulaire des campagnes de financement du World Wildlife Fund (WWF). Au Chili, le huemul (Hippocamelus bisulcus) et le chinchilla

33

à longue queue (Chinchilla lanigera) sont bien connus et considérés comme des espèces vedettes potentielles (Arroyo et al. 1999), mais celles-ci n'habitent pas la CC du centre-sud du pays. En attirant du support financier pour la préservation de son habitat, les espèces vedettes aident à protéger d'autres espèces qui dépendent de cet habitat (Caro et O'Doherty, 1999). De par leur grande taille, ces espèces ont souvent besoin de vastes habitats pour subsister, ce qui fait qu'elles peuvent aussi représenter des espèces parapluies (Simberloff, 1998).

Tableau 2.1 Critères de sélection des espèces fauniques prioritaires pour la gestion au Chili. Classification en fonction des points accumulés pour chaque espèce dans le cadre du Programa para la Conservación de la Flora y Fauna Silvestre Amenazada de Chile créé en 1999 par la CONAF: Priorité I (5-7 points); Priorité II (4 points); et Priorité III (3 points).

Inspiré de : CONAF (1999), p. 22

Le concept d'espèce parapluie a originalement été utilisé pour délimiter l'aire d'un territoire qui devrait être protégée de manière à fournir un habitat favorable à plusieurs espèces (Caro et O'Doherty, 1999; Roberge et Angelstam, 2004). Lambeck (1997) utilise ce terme dans un sens plus large, décrivant un parapluie comme une espèce dont les exigences écologiques sont particulièrement élevées. En conservant les attributs d'habitat comme la connectivité et la structure nécessaires à différents types d'espèces parapluies, il est possible de préserver des espèces sympatriques dont les besoins sont moindres (Lambeck, 1997). O. guigna constituerait probablement une espèce parapluie dans le centre-sud du Chili puisque la viabilité de ses populations dépend de vastes blocs de forêt naturelle et d'une bonne connectivité d'habitat (Acosta et al. 2003). Nonobstant, Simberloff (1998) souligne que la gestion intensive de ce genre d'espèce, par alimentation supplémentaire ou réintroduction

d'individus, par exemple, est contradictoire car les espèces supposées être protégées en vertu de l'ombrelle écologique ne bénéficient pas des traitements reçus par l'espèce dont la population est maintenue artificiellement.

Une espèce clé est celle dont la présence influence la communauté, incluant souvent plusieurs effets indirects, de manière disproportionnée par rapport à son abondance ou sa biomasse (Paine, 1995). Ce concept a d'abord été montré dans une communauté où le retrait d'un prédateur clé favorisait la dominance écologique d'une espèce au détriment d'autres espèces moins compétitives (Paine, 1969), mais la fonction d'une espèce clé peut prendre plusieurs formes (Paine, 1995). Payton et al. (2002) distinguent quatre types d'espèces clés: (1) organismes contrôlant les espèces très compétitives (souvent des prédateurs); (2) fournisseurs de ressource; (3) mutualistes; et (4) ingénieurs écosystémiques. Étant donné que plusieurs espèces dépendent des activités des espèces clés, Simberloff (1998) prône cette approche pour sélectionner les espèces cibles d'un plan de gestion et de suivi. Cette stratégie est d'ailleurs employée par la WWF pour déterminer les espèces prioritaires pour la conservation dans une écorégion donnée (WWF, s.d.). Par contre, l'identification de telles espèces n'est pas simple et il n'existe pas de consensus quant à la méthodologie à utiliser pour détecter une espèce clé (Power et al. 1996). De plus, il n'est pas certain que toutes les communautés aient des espèces clés ou que toutes les espèces clé puissent être gérées efficacement (Simberloff, 1998). En revanche, l'étude de ces espèces permet de comprendre les mécanismes qui sous-tendent les fonctions et la structure d'un écosystème, ce qui, en soi, est un avancement pour les biologistes de la conservation (Simberloff, 1998).

Documents relatifs