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1.5.4- Fictionnalisation de l’Histoire :

« Les astrologues l’ont proclamé depuis l’aube des temps, et ils n’ont pas menti : quatre villes sont nées sous le signe de la révolte, Samarcande, La Mecque, Damas et Palerme ! Jamais elles n’ont été soumises à leurs gouvernants, si ce n’est par la force, jamais elles ne suivent le doit chemin, s’il n’est tracé par le glaive. C’est par le glaive

que le prophète a réduit l’arrogance des Mecquois, c’est par le glaive que je réduirai l’arrogance des gens de Samarcande. »51

« Ignorant les avertissements de quelques sages conseillers qui lui faisaient remarquer que l’Aragon avait désormais uni son sort à celui de la Castille par le mariage de Ferdinand et d’Isabelle, et qu’il fallait éviter de leur donner le moindre prétexte de s’attaquer au royaume musulman, le sultan décida de mettre fin à la trêve qui régnait entre Grenade et ses puissants voisins, en envoyant un détachement de trois cents cavaliers grenadins prendre par surprise le château de Zahara qui avait été occupé par les chrétiens trois quarts de siècle plus tôt. »52

Ces deux extraits pris, respectivement, dans Samarcande et Léon l’Africain, sont les signes avant-coureurs de récits à dominante historique. La déclaration des hostilités dans les deux extraits, nous permet de désigner nos deux romans comme étant des romans historiques, ou à vrai dire, deux récits confectionnés à la base de faits historiques réels. A cet effet, nous avons jugé nécessaire avant de recourir aux

procédés narratifs dont usent les romanciers, s’inspirant de l’histoire humaine, pour tisser les fils de leurs intrigues romanesques fictionnelles, de recourir aux rapports qu’entretient l’écrivain avec l’Histoire. Cet écrivain qui éprouve, après lecture de l’Histoire, le désir de la reprendre et de la reconduire à sa manière, en y ajoutant, ou en y retranchant certains éléments et certains faits, qui n’altèrent en rien le bien fondé, ni

51 Maalouf Amin, Samarcande, éd. Casbah, Alger 2000, p.36. 52 Maalouf Amin, Léon l’Africain, éd. Casbah, Alger 1998, p.28.

l’originalité de la source d’inspiration, mais qui la dote d’un autre goût dans l’appropriation des faits fictionnalisés.

Dans une conférence intitulée : L’écrivain devant l’Histoire, Marguerite Yourcenar estime que :

« Le recours à l’Histoire est une planche de salut pour le développement intellectuel et émotif de l’être humain, et ce dans la mesure où cette connaissance de l’histoire humaine permet d’éviter de réitérer les mêmes erreurs que ses prédécesseurs.»53

Connaître l’histoire pourrait être considéré comme une manière d’agir qui donne à réfléchir et qui devrait, normalement, servir d’exemple pour mieux préparer l’avenir.

« Je continue à croire que l’homme a raison de se tourner vers le passé pour se faire une image de sa destinée et pour aider à connaitre le présent lui-même. »54

Cependant, cette Histoire ne peut être écrite avec toute la neutralité que doit

logiquement observer l’historien. Elle n’est pas toujours dépourvue des sensibilités de l’historien et est objet aux aléas des idéologies et des mentalités qui la déterminent. En d’autres termes, un historien relatant des faits historiques, ne peut observer toute la neutralité d’un travail scientifique, et par conséquent, son travail va être empreint de ses convictions qui sont de toute sorte : idéologiques, religieuses, ethniques et même sociales.

53Yourcenar Marguerite, Veillet Marc, L’écrivain devant l’histoire, Université Laval, 1991, p.38.

De son côté, Pierre Barberis, dans Le Prince et le Marchand, comme nous l’avons déjà signalé, insiste longuement sur la nécessité de faire la distinction entre l’HISTOIRE, entant que réalité historique qui existe indépendamment de l’idée qu’on en a, l’Histoire des historiens, toujours tributaire donc des intérêts sous-jacents à la vie culturelle et sociale et enfin l’histoire, c’est-à-dire, l’histoire récit telle qu’elle est racontée par le texte littéraire.

Sa thèse est que l’image adéquate de l’HISTOIRE n’est pas fournie pour donner un sens dominant aux événements qu’ils racontent et analysent, leurs sélections et leurs orientations étant conditionnées par des raisons idéologiques et des choix politiques.

Pour lui le texte littéraire travaille mieux la réalité et la donne à connaître, fournissant ainsi une image plus conforme d’abord parce qu’il est beaucoup moins compromis idéologiquement que le texte historique, mais aussi parce qu’il est un moyen de transgression de l’idéologie dominante.

En effet, le littéraire saisit l’historique textuellement (intégralement) dans le texte. L’historique et le social passent ainsi de la chose au signe, l’intérêt se portant alors sur la manière dont ont été retravaillés et reproduits les événements historiques qui

initialement ont constitué une source d’inspiration pour l’écrivain. Ce dernier, ne se contente pas de fictionnaliser le réel intégralement, il le retravaille, le remodèle et le donne à être lu différemment, avec intelligibilité.

« L’HISTOIRE à une époque donnée de production, travaille dans le texte et s’y travaille. »55

C’est dans une pareille perspective que l’écrivain libanais Amin Maalouf tisse les fils de ses intrigues romanesques en les ancrant dans un contexte historique précis, et les donne à lire autrement que chez l’historiographe : de manière critique. L’auteur libanais reconnait qu’il

« puise dans l’Histoire le matériau nécessaire pour bâtir des mythes de rencontre, de réconciliation »56

Pour lui l’Histoire reste à découvrir et à raconter. Les faits historiques ayant servi à la confection de ce chef d’œuvre littéraire maaloufien dans Samarcande et Léon

l’Africain, sont la preuve irréfutable du génie de l’écrivain. Il ne se contente pas de

rapporter, en fictionnalisant, le réel dans l’Histoire humaine. Il la raconte autrement en apportant cette touche qui maintient la similitude mais qui permet, aussi, de saisir la différence entre l’Histoire et le texte littéraire.

Ainsi, on peut affirmer que les thèmes historiques de l’ouverture à l’autre ou du dialogue avec l’autre occupent une place prépondérante chez cet auteur. Une lecture de la totalité de ses œuvres nous apprend qu’il dénonce également la prétendue

appartenance fondamentale à une ethnie, à une religion ou à une culture donnée, causes du fanatisme ethnique et religieux.

55 Barberis Pierre, Le prince et le marchand, éd. Fayard, Paris 1980, p.49. 56Entrevue accordée par Amin Maalouf à La Revue du Liban en 1996.

Ces thèmes, parmi d’autres, sont fortement présents dans ses deux œuvres

Samarcande et Léon l’Africain, objet de notre étude. L’auteur puise dans les

chroniques anciennes une légende qu’il raconte au lecteur dans un style agréable et limpide.

Samarcande relate mille ans d’histoire persane, en retraçant le parcours d’un

livre exceptionnel écrit par Omar Khayyam (poète Persan, astrologue et mathématicien de génie) : Les Robbayyatt, ce recueil de poèmes né justement à Samarcande et

englouti huit siècles plus tard avec le Titanic. L’œuvre est construite en deux temps, elle commence à la fin des XIème, XIIème et XIIIème siècles. Dans Samarcande comme dans les autres œuvres de Maalouf, l’histoire de ses personnages est en prise avec les événements majeurs de leurs époques respectives ; ce sont de petites histoires qui s’insèrent dans la grande et l’expliquent. La trame générale ne sert que de prétexte pour y glisser des faits historiques et la fiction ici n’est qu’une façade servant à

l’introduction d’événements d’épisodes historiques tels qu’ils sont perçus par l’auteur. Amin Maalouf est de ces écrivains qui, par leur génie, ne laisse presque pas transparaître la différence entre l’être pris dans l’histoire humaine (être historique) et l’être de papier mis en scène, tous deux cohabitent dans ce monde crée de toutes pièces.

Chapitre II