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La famille dans l’aventure de l’ascension sportive

Dans le document La fabrique des footballeurs (Page 126-133)

La prise en charge par le club de la scolarité des apprentis témoigne de son action dans des domaines qui relèvent d’ordi-naire de l’intervention parentale. Pourtant, si cet encadrement participe, tout comme l’éloignement spatial et la prise en charge matérielle, d’une mise à distance de la famille, cette dernière est loin d’être absente de l’engagement de la plupart des apprentis. Son rôle ne se limite pas à la prime inculcation de la passion sportive, mais elle participe de manière importante au travail continu de confirmation et d’entretien de la vocation.

L’ascension sportive accentue l’attention que les familles portent au parcours footballistique de leur fils et donne aux apprentis une place singulière au sein de leur configuration familiale13. Avec l’entrée en formation, l’engagement parental

12. Jean-Louis Pan Ké Shon, « D’où sont mes amis venus ?… », INSEE

Première, no 613, 1998, p. 1.

13. Utiliser ici la notion de configuration, entendue comme un réseau de relations d’interdépendances, permet de souligner la dimension relationnelle des processus de socialisation (Bernard Lahire, Tableaux

de familles, op. cit.). Elle permet d’insister sur le fait que la vocation se

s’accroît progressivement et se traduit dans un suivi, souvent intense, des prestations sportives. Cet intérêt passe, d’abord, par l’assiduité des parents aux rencontres footballistiques, qui repré-sente parfois un investissement temporel et financier non négli-geable. Les familles s’approprient l’agenda sportif et leur atten-tion croissante à celui-ci se traduit par la diffusion de l’inté rêt pour les rencontres : les mères deviennent nettement plus assi-dues aux rencontres et celles-ci attirent parfois des membres de la famille élargie (grands-parents, oncles, cousins, etc.). De manière générale, les performances des enquêtés tendent à devenir une « affaire familiale » et le sujet récurrent de curio-sité à l’intérieur de cette configuration de relations, même au sein de familles initialement plus distantes du football. Atten-tion et mobilisaAtten-tion façonnent une place distinctive pour les jeunes apprentis qui contribue, parfois, à en faire des modèles d’identification à l’inté rieur des fratries. Par exemple, l’inves-tissement footballistique de la petite sœur d’Éric, apprenti de 17 ans, a pris place dans un milieu familial fortement mobilisé autour de la réussite sportive du fils. L’engagement footballisti-que assidu de cette jeune fille de 10 ans s’est construit, en partie, en référence à son frère, comme en témoignent les propos de leur mère : « Elle est très admirative devant son frère. Elle s’identifie beaucoup à son frère. Puis tout hein, dès qu’elle marque un but, elle dit : “Moi, j’ai marqué un but, toi, t’en es à combien ?” Non, non je trouve qu’elle s’identifie énormément à Éric. Elle essaie de faire aussi bien que lui, si c’est pas mieux, quoi. Mais on peut pas vous dire comment, c’est comme ça, on l’a pas poussée à aller au foot hein. Elle a baigné dedans » (mère d’Éric, secré-taire). La sœur d’Éric s’investit ainsi dans un jeu qui, déjà très présent dans la culture familiale (le père, ouvrier qualifié, est un ancien joueur et entraîneur), est valorisé par la place qu’il donne au fils apprenti footballeur au sein de la famille. Mais, si l’infla-tion de l’intérêt familial se traduit souvent par une mobilisal’infla-tion élargie, elle n’efface pas les différenciations sexuées. Le père est, surtout lorsqu’il est un ancien pratiquant, au centre d’une relation privilégiée nouée autour des succès sportifs. Nombreux sont les apprentis qui entretiennent une relation très étroite avec leur père, dans laquelle les conversations footballistiques prennent une place centrale. Les récits des échanges familiaux montrent que le père est le partenaire privilégié des discussions sportives, des nombreux commentaires d’après-match, alors que les mères sont davantage sollicitées pour les domaines extra-sportifs (dont l’école) ou les dimensions moins spécifiques de l’activité (les relations avec l’entraîneur et les partenaires par exemple). S’observe ici la permanence du rôle du père comme

référent et la dimension affective de l’investissement footballis-tique des apprentis.

La place à part de ces fils « doués » est d’autant plus nette que les performances sportives permettent la constitution d’un capital symbolique dont les apprentis, mais aussi la famille, sont les récipiendaires. En effet, l’attente et l’espérance parentales sont d’autant plus fortes que la carrière sportive est souvent synonyme de renommée locale. Cette reconnaissance de la valeur de leur parcours est d’abord forte dans le cadre sportif : anciens coachs ou partenaires sont souvent les témoins privilé-giés de cette ascension. Leur retour dans leur ancien club attise souvent attention et curiosité, comme l’illustre le récit de l’un des enquêtés :

« Y avait les 40 ans du club de chez moi là, cet été-là. Donc il fallait qu’on fasse un match, donc on a joué, moi j’ai joué avec eux, donc ils étaient contents. On a tous joué ensemble et ça rappelait des souvenirs de quand on était petit aussi. C’était bien. Donc ouais c’est vrai que bon, quand ils parlent de foot, c’est vrai qu’ils en parlent beaucoup dans leur lycée à des copains et tout ça. Comme quoi ils connaissent quelqu’un qui joue au FC et tout donc… ils sont fiers quoi, ils sont contents » (Arnaud, 17 ans, fils d’un employé footballeur amateur de haut niveau et d’une employée de commerce).

Le récit d’Arnaud montre aussi, à travers l’attente qu’a susci-tée sa participation footballistique, le poids de son statut symbo-lique. Toutefois, cette reconnaissance dépasse très fréquemment le milieu footballistique pour atteindre de manière diffuse le village de résidence ou le quartier d’appartenance. Par exemple, Gabriel, originaire d’un petit bourg rural, affirme qu’il est un peu « l’idole du village » (17 ans, fils d’un artisan non pratiquant et d’une commerçante), alors que Thomas considère qu’il est « un peu la référence du village […] parce que bon, c’est un petit village de neuf cents habitants, donc à chaque fois qu’il y en a un qui me voit, il vient » (17 ans, fils d’un chef de chantier, ancien joueur amateur et président d’un petit club, et d’une employée). La diffusion de la consécration sportive a d’ailleurs souvent été relayée par la presse locale (portraits, articles relatant la signa-ture d’un contrat ou la conquête d’un titre, etc.), voire par le bulletin municipal de la commune qui se fait l’écho des succès sportifs. À l’intérieur d’une aire de voisinage et d’interconnais-sance, les joueurs comme les parents sont fréquemment inter-pellés au sujet de leur parcours, à l’image de ce que vit le père de

Paul, enseignant : « Je vais acheter ma viande, on me dit “alors et votre fils ce week-end, il a fait quoi ?”, hein bon. Alors c’est pas partout, dans tous les magasins, mais beaucoup de gens qui savent […]. Souvent d’ailleurs quand on rencontre quelqu’un, on nous demande de ses nouvelles avant de nous en demander à nous [rire]. » Ainsi, l’ascension sportive participe à la réputation familiale au sein des relations sociales locales et a des chances de devenir une composante d’autant plus importante des ressour-ces familiales que les apprentis sont issus des classes populai-res. En effet, comme le souligne une série de travaux14, ce sont pour ces familles que le capital d’autochtonie, entendu comme le capital social et symbolique de la famille et de ses membres dans un espace de relations localisées, forme une ressource significa-tive. De plus, il est fréquent dans ces familles que les apprentis reversent une partie de leur salaire à leurs parents15. Leur parti-cipation précoce à la santé économique de la famille, comme le capital symbolique issu de leur excellence sportive, accroît alors leur position singulière à l’intérieur de leur famille.

La mobilisation fréquente des familles contribue à renforcer l’engagement dans cette voie des apprentis, puisque c’est un des mécanismes les plus puissants de l’ascension sportive que d’agir sur le regard que porte l’entourage. Jules, ancien pensionnaire du centre, témoigne explicitement de cette transformation : « Moi, quand je rentrais chez moi, c’est vrai que dans sa propre famille le regard qu’on porte sur nous, c’est un regard qui est différent effectivement. Hein, le petit frère, il joue au FC. Voilà ! » Ce regard est porteur de nouvelles attentes et d’une injonction à être à la hauteur de ces espérances et de ces investissements. Ce méca-nisme est particulièrement visible lorsque se cumulent déclin sportif et forte implication familiale. Par exemple, la crainte d’Éric de ne pas accéder à l’élite est intimement mêlée à celle de ne pas combler les espoirs parentaux :

« Avant, il fallait que moi je sois parfait quoi, que je loupe rien du tout. Mais moi, j’ai horreur de… un peu qu’on soit déçu de

14. Jean-Noël Retière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, vol. 16, no 63, 2003, p. 121-143 ; Nicolas Renahy, « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usages d’une notion », Regards sociologiques, no 40, 2010, p. 9-26. 15. On peut d’ailleurs noter que ces pratiques sont souvent décriées, notamment par certains formateurs, parce qu’elles sont vues comme le signe d’une exploitation intéressée des enfants. Ces critiques mora-lisantes sont empreintes d’un ethnocentrisme de classe qui néglige les contraintes et les logiques propres à ces familles.

moi. […] Mais je veux pas décevoir, c’est tout. Même au niveau des gens qui me soutiennent et tout, je sais que tant que c’est pas fini, je lâcherai pas quoi. Il faut que je reparte du bon pied quoi, faut pas que je déçoive les gens qui ont cru en moi, moi c’est surtout ça moi. […] Moi, ce que je voudrais surtout pas, c’est décevoir les gens comme mes parents, tout ce qu’ils ont fait […]. Même si j’y arrive pas, y aura pas de problème, mais même je serai déçu quand même. Par rapport à eux de pas… de pas avoir fait le maximum, de pas y être arrivé. Déjà, par rapport à moi et pour les gens qui ont cru en moi quoi. C’est tout. Même si je sais que c’est pas facile, je m’accroche » (Éric, 17 ans, père ouvrier qualifié ayant joué au football à un haut niveau amateur, mère secrétaire).

Face aux difficultés rencontrées (déclin sportif, blessu-res à répétition), les attentes parentales ont ainsi soutenu son engagement. Si la famille est un lieu qui tend à confirmer le marquage symbolique des jeunes footballeurs, elle constitue aussi une ressource non négligeable pour faire face aux aléas de la formation. Celle-ci les confronte, en effet, à un univers de forte concurrence et d’incertitudes. Sanctions des entraîneurs, contre- performances, blessures sont autant d’événements qui peuvent menacer même les « meilleurs » d’entre eux. On comprend alors cette tendance que les enquêtés ont à décrire dans leurs récits le « chez-soi » comme un lieu possible de repli, sécurisé, relati-vement à l’abri des atteintes symboliques que contiennent les aléas sportifs. Pour faire face aux doutes qui les assaillent après de mauvaises performances, la famille est souvent appelée à jouer un rôle central, celui d’un contre- espace protecteur, un « cocon », dit l’un d’entre eux, où l’on peut « oublier » et se faire « réconforter ». La famille proche fonctionne donc comme un lieu de refuge affectif sans lequel la poursuite de l’engagement serait plus délicate. Qu’ils soient apprentis comme ici ou déjà professionnels16, les footballeurs sont confrontés à un contexte marqué par l’incertitude des carrières qui fait de la sphère privée le lieu de repli privilégié où l’on panse les plaies de la carrière sportive.

La trajectoire sportive entraîne, de manière assez généra-lisée, une reconfiguration des liens familiaux et de la place de celui qui est élu par le monde sportif. La transformation de la mobilisation et les attentes familiales ne sont, toutefois, pas identiques dans toutes les familles puisqu’elles dépendent de

16. Jean-Michel Faure et Charles Suaud, Le Football professionnel à la

la propension à reconnaître la voie sportive comparativement à d’autres formes d’ascension, scolaire notamment. Pour cette raison, deux figures socialement opposées se distinguent. Pour les joueurs issus des familles les plus dotées culturellement, l’accès au monde footballistique met, de manière continue et prégnante, en question leur parcours scolaire et le rang social que celui-ci permet de maintenir. Il leur pose comme ques-tion principale celle de la reconnaissance de la valeur de leur parcours au sein de leur famille, surtout quand celui-ci entache la scolarité. Pour Frédéric par exemple, dont les parents méde-cins n’ont pas pratiqué le football, le problème central semble avoir été celui de sa non-conformité scolaire aux normes fami-liales :

Enquêteur. – Est-ce que tu ressembles à quelqu’un dans ta famille ?

Frédéric. – Non. Non. Ni physiquement, ni mentalement, ni dans ce que j’ai fait.

Enquêteur. – Ils se demandent comment ça se fait [rires] ? Frédéric. – Ouais, ils se demandent. Non, mais dans ma famille, tous ont privilégié les études, moi non, ben déjà, là, je me suis mis en retrait de tout le monde. Ça a eu du mal des fois à passer, mais surtout au début. Quand tu vas annoncer à tes grands-parents : “Ah, mais moi, les études, c’est pas ce qui m’importe.” Ils comprennent pas, ils se disent que les études, c’est le seul moyen de réussir dans la vie, et que si tu décides d’arrêter, c’est fini quoi. Ils ont eu un peu du mal à comprendre (apprenti de 19 ans, a échoué aux épreuves du baccalauréat ES).

Sans être absent des préoccupations des joueurs issus des milieux populaires et de leurs familles, le souci scolaire s’accom-pagne pour eux d’un autre : celui de la fidélité. Les apprentis évoquent souvent leur crainte de déroger à cette injonction à la fidélité. Ils revendiquent souvent ne pas avoir « changé », « être resté le même » ou « ne pas avoir pris la grosse tête ». De ce point de vue, le plaisir pris aux retrouvailles culinaires autour de plats appréciés en famille, à rebours des principes de la diététique sportive, prend également le sens d’une réaffirma-tion en acte de l’appartenance familiale commune. Parce que leur consécration sportive les met sur la voie d’une ascension sociale importante, leurs propos ont un air de famille frap-pant avec ceux de certains élèves en voie de promotion sociale

par l’école17. L’importance de cette dimension fait que leurs démonstrations de loyauté ne se limitent pas à la famille, ils les prolongent également en direction des relations de voisinage ou amicales. Il est notable que les apprentis entretiennent une relation ambivalente avec la renommée locale qu’ils ont acquise et ne divulguent souvent leur parcours qu’avec réticence. Cette appréhension pousse, par exemple, ce jeune résident d’un quar-tier d’habitat populaire à ne pas exhiber de signes visibles de sa réussite : « Là, je peux acheter une grosse caisse, je peux frimer, mais là où je suis, là, en plus dans le quartier où je vis, ils brûlent beaucoup les voitures, c’est des jaloux un peu, tu vois, donc… moi je suis simple, j’essaie de pas trop me mettre en valeur » (Dimitri, 18 ans, fils d’ouvriers anciens basketteurs de haut niveau). Ces apprentis expriment alors souvent la peur des accusations des « jaloux » leur reprochant d’être « trop fiers » ou d’« avoir la grosse tête ». C’est ce dont témoigne également la mère de Dimitri : « Il est resté tel qu’il est, mais des fois y a… tu vois des gens de son âge, des jeunes de son âge qui disent : “Ah mais Dimitri, maintenant, t’as la grosse tête !” Je lui ai dit : “Ne pense pas à ça, c’est de la jalousie. Tu n’as même pas changé, tu leur dis bonjour, des fois ils sont en bas tu descends, tu causes avec eux et tu remontes, mais pourquoi il te dit ça ? Il veut être à ta place, c’est ça. Et il dit ça, c’est pour te décourager ou te choquer” » (mère au foyer, ancienne ouvrière). Cette appréhen-sion peut être analysée comme le produit de leur confrontation à une injonction à la loyauté (ne pas « trahir »), fréquemment relevée dans l’analyse des transfuges issus des classes populai-res18 et qui agit comme un rappel à l’ordre. Florence Weber a, en particulier, souligné combien les accusations croisées de fierté (« s’y croire », « se la péter », etc.) et de jalousie sont fréquentes en milieu ouvrier en raison de l’« exigence d’égalité » qui struc-ture les relations d’interconnaissance et qui prolonge le poids du « conformisme populaire » mis en évidence par Richard Hoggart19.

17. Comme ceux tenus par des élèves populaires d’une classe prépara-toire aux grandes écoles expérimentale : Paul Pasquali, « Les déplacés de l’“ouverture sociale”. Sociologie d’une expérimentation scolaire »,

Actes de la recherche en sciences sociales, no 183, 2010, p. 86-103.

18. Richard Hoggart, 33 Newport Street. Autobiographie d’un

intellec-tuel issu des classes populaires anglaises, Gallimard-Le Seuil, « Hautes

Études », Paris, 1991.

19. Florence Weber, Le Travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, INRA-EHESS, Paris, 1989.

Malgré les transformations des classes populaires, alimen-tées notamment par la scolarisation croissante et l’élargisse-ment de l’espace social de référence qu’elle porte20, les récits des joueurs sont fortement marqués par cette injonction à la fidélité. Il est révélateur, a contrario, que pour les enquêtés aux origines sociales plus élevées, la crainte de la « jalousie » soit absente. Ainsi, la fidélité à son passé à travers l’attachement maintenu à la famille, aux amis et relations de voisinage semble être un sujet d’autant plus sensible que les jeunes footballeurs sont issus des milieux populaires et qu’ils doivent souvent répondre à la double injonction de « réussir » sans « trahir ». À l’image des lycéens issus d’un quartier populaire étudiés par Stéphane Beaud21, ces apprentis footballeurs vivent la menace de l’accusation de la « trahison », alors que leur investissement footballistique impli-que une certaine mise à distance des attaches locales, notam-ment amicales.

Dans le document La fabrique des footballeurs (Page 126-133)