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Une faiblesse structurelle : les centres

Dans le document Humanités numériques (Page 43-47)

2 Dans le paysage inégal des humanités numériques, qu’en est-il de la situation française ? Les quelques points présents sur la carte de l’hexagone établie par Centernet ne doivent pas faire illusion : il s’agit bien d’acteurs des humanités numériques, mais aucun n’est structuré en tant que « centre » au sens où nous l’entendons désormais.

Figure 1. Le paysage des humanités numériques en France vu par Centernet

3 Le paysage universitaire français a en effet pour particularité d’être structuré sur une séparation radicale entre recherche d’un côté, et services de l’autre. Cette dichotomie se retrouve au niveau des individus avec un cloisonnement étanche entre différents corps de la fonction publique, et au niveau des structures avec l’opposition bien connue entre unités de recherche et unités de service. Ainsi, la notion même de centre d’humanité numérique à l’américaine avec une hybridation des équipes au niveau structurel semble- t-elle impossible en France, et d’abord d’un simple point de vue administratif. La création récente d’un nouveau statut d’unité de service et de recherche (USR) constitue sans doute une piste d’évolution possible, à condition que les mentalités évoluent aussi.

4 Une seule structure française fait exception, à notre connaissance, mais précisément, il s’agit d’une exception : il s’agit du « médialab » de Sciences Po. Et cette exception mérite qu’on s’y arrête quelques instants, tant elle est symptomatique. Le médialab a été créé en 2009 par Bruno Latour alors que Richard Descoing était à la tête de l’établissement. Cette structure, dont la coordination scientifique est assurée par Dominique Boullier, développe des programmes essentiellement autour de la notion de « cartographie des controverses » aussi bien du côté des compétences (Gephi, Navicrawler), que des outils (Anta, Sciencescape), des projets de recherche (MEDEA, Law factory, EAT) ou enfin, de l’enseignement (FORCCAST). Appuyé sur une petite équipe composée, à égalité, d’ingénieurs, de chercheurs et bientôt de designers, le médialab fonctionne à l’américaine, par accueil de projets financés. Il est par ailleurs symptomatique que Bruno Latour ait choisi de se positionner sous la « franchise » du medialab du MIT pour créer son propre laboratoire. Car le medialab de Boston a ceci de particulier qu’il conjugue parfaitement science et technologie. Lui aussi relève de la notion de « trading zone » que

l’on a déjà rencontrée, et surmonte la barrière qui sépare conceptuellement les deux domaines d’activité. On comprend bien que le concept plaise particulièrement à l’auteur de Nous n’avons jamais été modernes et qu’il se l’approprie pour développer son propre dispositif. Ce faisant, il s’inscrit certes dans un réseau international, puisque le medialab a aussi essaimé à Madrid, mais, en se logeant au sein d’une institution d’enseignement et de recherche à part dans le paysage français, il se condamne sans doute à rester un apax, prestigieux mais solitaire malgré tout.

5 Faut-il en conclure que le paysage français est désert en matière d’humanités numériques hormis l’exception que représente Science Po ? Certes non ! Mais il est structuré autrement. Ainsi, plusieurs institutions possèdent depuis très longtemps des équipes internes spécialisées :

6 Le Centre Hubert de Phalèse, dirigé par Michel Bernard à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle s’occupe « d’études littéraires assistées par ordinateur ». Le centre, constitué pour l’essentiel de chercheurs, a été fondé en 1990 par Henri Béhar et anime Litor, liste de « discussions francophones sur les études littéraires assistées par ordinateur ».

7 Le Centre d’ingénierie documentaire, dirigé par Arnaud Pelfrene, à l’ENS de Lyon (anciennement ENS de Fontenay Saint Cloud puis ENS Lettres et sciences humaines) se donne pour domaine d’étude « les nouvelles technologies appliquées à l’enseignement et à la recherche en lettres et sciences humaines ». Outre des sessions de formation technologique en direction des élèves de l’ENS, le CID a mené à bien un gros projet de numérisation de corpus de textes linguistiques fondamentaux (CTLF) en partenariat avec le laboratoire de linguistique Histoire des théories linguistiques de Paris 7 et a fourni de l’assistance à maîtrise d’ouvrage pour le projet de numérisation des journaux d’Alexandre Dumas.

8 Dans un tout autre domaine, le Pôle informatique de recherche et d’enseignement en histoire de Paris 1 (PIREH) est une équipe développée à l’intérieur de l’UFR d’histoire de l’Université. Très orienté sur l’enseignement, le PIREH se situe dans la continuité des travaux de Jean-Philippe Genet, qui en est membre fondateur. Associé au Laboratoire de médiévistique occidentale (LAMOP), le PIREH développe aussi des outils d’exploitation de bases de données historiques. Il a récemment publié un très utile essai de cartographie des humanités numériques francophones, en passant essentiellement par les formations de ce domaine.

Figure 2. La carte des DH francophones par le Pireh. Une bonne réponse à la carte Centernet

9 Le Centre Hubert de Phalèse, le CID et le PIREH ne sont que trois exemples parmi d’autres. Nous les avons mentionnés essentiellement parce qu’ils permettent de comprendre comment les universités françaises, bien investies dès les années 1980 dans ce qui relève des « humanities computing , n’ont pu franchir le seuil des humanités numériques parce que les équipes qui ont porté cet investissement n’ont pas réussi à se créer une place particulière dans le système très rigide qui les structure : pas ou peu d’interdisciplinarité, l’inscription des équipes au sein des structures de recherche, les laboratoires (certains ayant développé des compétences particulières dans ce domaine, comme le laboratoire ICAR à Lyon), la faible participation des bibliothèques qui jouent un rôle important pour le soutien des centres dans les autres pays.

10 Le CNRS joue bien sûr un rôle important dans la structuration de ce paysage : l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT) par exemple concentre une expertise de premier plan dans le domaine de la numérisation et la structuration informatique des textes anciens. Le réseau des Maisons des sciences de l’homme joue aussi un rôle de structuration important. Dans tous les cas pourtant, la dimension proprement numérique de la recherche est subordonnée à d’autres problématiques. On ne voit pas émerger là de véritable centre spécialisé sur ces questions.

11 Le paysage est peut-être en train de changer, mais les indices sont peu nombreux : création récente du DHLab au CVCE du Luxembourg, structuration à l’Université Rennes 2 autour de la chaire « arts, esthétique et humanités numériques » occupée par Nicolas Thély. La Fondation Maison des sciences de l’homme a entamé récemment, sous la direction de Michel Wieviorka, qui vient de publier un essai sur le sujet1, un important

travail de construction d’un « pôle numérique ».

12 En réalité, si la France compte une communauté importante d’acteurs investis dans le champ des humanités numériques, c’est parce qu’elle a investi les niveaux de structuration à la fois inférieurs et supérieurs

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