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Chapitre III : Esthétique théâtrale et dramaticité performative

5. La fable

La question de la fable, bien qu’elle soit intimement liée à celle de l’action au point de se confondre avec elle, doit maintenant être abordée. Selon Jean-Pierre Sarrazac,

[u]n nouveau partage des voix s’est institué dans le théâtre moderne et contemporain : chevauchant la voix des personnages, une voix méta- ou para- dialogique, celle du sujet épique ou rhapsodique, s’infiltre dans toutes les failles de l’action, tous les interstices de la fable34.

Je propose en ce sens de réserver l’analyse de ce partage des voix (dont le sujet narraturgique ne saurait être exclu) pour la section suivante. Pour l’heure, il s’agit de voir quelle fable Terre

océane donne à lire. Si Aristote comparait le muthos à un bel animal, il n’est pas nécessaire

d’insister sur la désuétude d’une telle notion dans le contexte actuel : l’annonce de la mort inévitable de Gabriel en tout début de pièce rompt avec l’enchaînement causal traditionnel de l’intrigue (les étapes du nœud, des péripéties et du dénouement sont ici avortées) et le développement fragmentaire de la fiction en plus des multiples ruptures temporelles dans

Terre océane révoquent ipso facto l’idée des justes proportions d’un tel animal. Si cependant

on entend la fable au sens plus large de relation entre la fiction et la réalité, Paul Ricoeur offre ici une piste intéressante pour l’analyse, ce dont je m’inspirerai en convoquant les trois niveaux

34 Jean-Pierre Sarrazac, « Fable (crise de la) », in Jean-Pierre Sarrazac [dir.], Lexique du drame moderne et

de la mimèsis35 qu’il développe dans le premier tome de son ouvrage Temps et récit. Bien que Ricoeur ne se soit pas spécifiquement penché sur le texte de théâtre dans sa vaste réflexion, la fable dramatique, du moment bien sûr qu’il y ait fable, peut être abordée en fonction des trois déclinaisons de la relation fictionnelle avec le réel, sans qu’une discussion sur les oppositions entre récit et représentation ne soit ici nécessaire (et qui serait de toute façon contre-productive à ce stade-ci de l’analyse).

Entendue comme une « préfiguration du champ pratique36 », la mimèsis I renvoie par exemple à une compréhension fonctionnelle du monde antérieure à l’œuvre. Terre océane posant comme présupposé la contrainte de la mort inévitable d’un enfant, elle fait en même temps référence à un gestus social qui, s’il n’est pas employé pour soutenir une thèse défendue par l’œuvre, en travaille nécessairement l’imaginaire : l’accompagnement de Gabriel jusqu’à ses derniers instants de vie projette les échos du malaise, de l’incompréhension et du sentiment d’impuissance qui accompagnent une telle réalité dans notre société, échos à leur tour réverbérés sur la trame du drame. En contrepartie, l’appel au chamanisme apparait comme un anticorps au tragique en faisant appel à une compréhension tout autre du monde, posée comme apte à contrecarrer un certain fatalisme et capable d’insuffler ce qu’il faut de résilience pour vivre le deuil. Le topos de la campagne québécoise appelle aussi à ancrer la fiction dans une réalité et un imaginaire « sauvages », par opposition à la ville d’où Antoine

35 On excusera la contradiction que ma démarche pourrait sembler afficher en comprenant que Ricoeur entend

mimèsis non pas dans son sens d’imitation du monde, mais bien « dans son sens dynamique de mise en

représentation, de transposition dans des œuvres représentatives. », Paul Ricœur, Temps et récit : L’intrigue et le

récit historique, t. I, Paris, Seuil, 1983, p. 69.

36 Marie Carcassonne, « Les notions de médiation et de mimesis chez Paul Ricoeur: présentation et

décide de s’extirper le temps des événements, renforçant l’isotopie du chamanisme. L’éclatement du noyau familial et la famille reconstituée figurent également parmi ce qu’on pourrait appeler les thèmes de l’œuvre qui puisent leur force évocatrice dans une préfiguration du monde.

Quant à la mimèsis II, qui est « une configuration textuelle qui permet une médiation entre les mimèsis I et III » (cette dernière étant la « refigurationpar la réception de l'œuvre37 »), il apparait que les observations des sections précédentes doivent maintenant être considérées. Ainsi, les façons dont sont construits les personnages, leur parole d’où émerge une voix kaléidoscopique et la configuration des événements (marquée par la fragmentation, les ellipses et les interventions du sujet narraturgique) sont autant de facteurs qui permettent de relier – sous un mode, on l’aura compris, qui tient davantage de la rhapsodie que de la simple imitation – le réel à la fiction. Il faudrait peut-être y adjoindre le complexe médial de

Terre océane (dans le cas de la lecture) et un dispositif scénique virtuel (dans le cas d’une

représentation)38, considérant qu’ils engendrent un certain jeu de langage au niveau de la

mimèsis II et influencent l’économie du sens – même si cette dimension reste secondaire par

rapport à l’analyse de la fable proprement dite.

En ce qui concerne la mimèsis III, on comprend que la configuration des éléments textuels ne concourt pas à une réception sans heurt d’un « champ pratique » : malgré que le tissu de la fable apparaisse cousu de fil blanc, le lecteur n’est pas sans ressources et il est à

37 Ibid.

38 À condition, bien sûr, qu’on accepte d’élargir la notion de « configuration textuelle », selon Ricoeur, à la

même, dans le cas d’une œuvre postdramatique censée déconstruire le sens, de compenser la perte des repères et les entorses faites aux règles d’unité, car le lecteur-spectateur « ne peut pas ne pas dramatiser39 », selon Marie-Madeleine Mervant-Roux. Dans Figurations du

spectateur, la chercheuse parle de la réception d’une œuvre théâtrale comme d’une saisie allégorique, suivant deux modes : l’interprétation dramatique, en soi la lecture, le décodage

d’une œuvre (dramatique), et la dramatisation, c’est-à-dire l’attribution de signifiés aux signes en présence, selon les isotopies thématiques et multisensorielles40 qui, comme l’écrit cette fois Hans-Thies Lehmann « ‘’font sens‘’ même s’ils ne sont pas fixés conceptuellement41 ». Si ce mode de réception s’applique plus particulièrement à la représentation, il est analogue à la perception d’une fable (sans nécessité que ce soit la fable), qui peut alors être dégagée d’une grande variété d’œuvres, même celles qui peuvent apparaître fortement autoréférentielles. Ce n’est certes pas le cas de Terre océane, qui fait davantage appel au mode de l’interprétation dramatique, mais le brouillage du « champ pratique » par la mimèsis II – entendons-nous, par les procédés configurants – conditionne tout de même la réception de la fable.

Cela dit, il convient de rapatrier l’ensemble de ces observations dans un même champ interprétatif : la fable de Terre océane se traduirait ainsi par l’accompagnement de Gabriel par Antoine et Dave qui assument la responsabilité d’une famille reconstituée, et dont la tâche

39 Marie-Madeleine Mervant-Roux, Figuration du spectateur..., op. cit., p. 44.

40 Catherine Bouko précise: « Au cours du processus de dramatisation, le spectateur produit du sens mais celui-ci

diffère de la réception dramatique. Le spectateur de la performance ne lit pas à proprement parler le spectacle et ses signes. Ces derniers sont opaques et rendent la lecture de la création impossible. Le spectateur approche le travail des performeurs de manière plus globale, via des isotopies thématiques et multisensorielles. La création de ces isotopies articule le processus de dramatisation. Celles-ci sont globales et ne proviennent pas d’une traduction précise de signifiants en signifiés. » Catherine Bouko, Théâtre et réception…, op. cit., p. 166.

allégorique serait de briser le fatalisme inhérent à la mort annoncée d’un enfant. Afin de vivre le deuil – en quelque sorte avant l’heure, vu le caractère inéluctable de l’issue –, l’adhésion à une cosmogonie chamanique permettra aux personnages principaux de reconsidérer leur relation au monde, alors que le déroulement de cette démarche constitue la « mise en intrigue » telle que théorisée par Ricoeur dans Temps et récit.

Là où l’avantage de considérer la mimèsis III dans les observations préliminaires se révèle, c’est lorsqu’il s’agit d’impliquer la configuration particulière de la mimèsis II dans le tout de la fable. Si vraiment le lecteur-spectateur dramatise à l’aide d’isotopies thématiques et multisensorielles, alors le chamanisme, conception tout autre du monde, permet d’établir un point d’arrimage thématique à la saisie allégorique de la construction rhapsodique de la fiction : à l’image d’Antoine qui a été « mis en contact avec les présences du réel, ou en tout cas [est devenu] plus réceptif » (TO, 82), la mimèsis II participe du même mouvement onirique et tellurique qui marque la quête ontogénétique des personnages, mouvement que le lecteur- spectateur est à même de saisir et de s’approprier au profit d’une dramatisation de la fable, complémentaire à son interprétation dramatique, suivant les termes de Mervant-Roux. Comme l’écrit Gilbert David en référence au Chant du Dire-Dire, « [t]out se passe comme si, dans cette fable, l’enjeu était tout entier dans la capacité même du langage non seulement d’infléchir le cours des choses, mais de produire un réel, un réel autre, ce qui est la tâche supérieure d’un shaman ou du poète42 ».