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Chapitre III : Esthétique théâtrale et dramaticité performative

1. Pour en finir avec la crise du drame

1.1 Déterrer les morts : retour en arrière

Son plus vieil avatar est sans doute celui de l’antagonisme entre le « drame absolu » et le devenir – radicalement – épique des écritures du XXe siècle, tel que l’avançait Peter Szondi dans sa Théorie du drame moderne parue en 1954. Comme le constate Sarrazac, pour Szondi « la crise s’explique par une sorte de lutte historique où le Nouveau, à savoir l’épique, doit triompher de l’Ancien, c’est-à-dire le dramatique2. » Au moment où l’influence brechtienne en Europe était à son paroxysme, Szondi, qui cherchait à « expliquer les diverses formes de l’art dramatique moderne par la résolution de ses contradictions3 », considérait le théâtre épique comme réponse ultime aux formes canoniques – peut-être au risque d’en instaurer de nouvelles… – et seule chance de salut d’une dramaturgie remise en question par les pratiques de l’époque qui transgressaient allègrement le caractère microcosmique et autonome du drame, censé être le lieu d’échanges interhumains engendrant, puis résolvant un conflit.

Ces écritures modernes ont poussé certains à annoncer la mort pure et simple du drame : Theodor W. Adorno, par exemple, parle d’une forme condamnée, sous l’influence de Beckett, à faire sa propre « autopsie4 », à l’image de la crise de l’art contemporain où le « règne

2 Jean-Pierre Sarrazac [dir.], Lexique du drame moderne et contemporain, Belval, Circé, 2005, p. 10. 3 Peter Szondi, Théorie du drame moderne, Belval, Circé, 2006, p. 6.

4 Theodor Adorno, « Pour comprendre Fin de partie », in Notes sur la littérature, trad. Sybille Müller, [1958], Paris,

du n’importe quoi5 », avatar postmoderne des avant-gardes historiques, achèverait la mort de l’art et, du coup, compromettrait les possibilités de jugements esthétiques.

Or, devant des écritures qui plutôt que de se nécroser, se renouvelèrent, les annonces de la catastrophe révélèrent leur caractère alarmiste, ou du moins la tendance de leurs tenants à sous-estimer l’inventivité des créateurs. Face à une telle reviviscence du drame, Sarrazac propose en 1981 dans L’avenir du drame le concept d’auteur-rhapsode, « qui assemble ce qu’il a préalablement déchiré et qui dépièce aussitôt ce qu’il vient de lier6 ». Inspiré de la romanisation théorisée par Bakhtine7, le principe de la rhapsodie cherche à rendre compte de la mixité des registres dramatique, épique et lyrique au sein des écritures dramatiques et de leur hybridation particulière, notamment par les appels faits au tragique, à l’argumentatif, au comique et au pathétique, par exemple. Cette pratique du rapiéçage (au résultat souvent hétérogène) engendre alors un « débordement rhapsodique » qui en constitue en quelque sorte la grande action, non plus selon la définition aristotélicienne du drama, mais d’après une conception élargie de représentation d’actions.

Bien qu’elle ait l’avantage de jeter aux oubliettes un absolutisme des formes inapte à rendre compte de leurs mutations depuis les années 1960, la proposition d’une romanisation du drame se heurte à un mouvement postdramatique : la notion de rhapsodie continue en

5 J’emprunte l’expression d’Yves Michaud, qui décrit en ces termes l’une des déclinaisons polémiques de la crise

de l’art contemporain, les trois autres étant l’appel mélancolique au passé, la démocratisation de la culture et l’intervention de l’institution étatique (autour desquelles la discussion serait sans doute stimulante, mais étrangère à mes intentions de réflexion sur les formes esthétiques du texte de théâtre). Yves Michaud, La crise

de l’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 1997, 293 p.

6 Jean-Pierre Sarrazac, L’avenir du drame : écritures dramatiques contemporaines, Belval, Circé, 1999, p. 27. 7 Bakhtine avance que le roman, de par sa nature polyphonique et libre de tout canon, a eu une influence

libératrice sur les autres genres littéraires en les poussant à transgresser leurs propres normes et ainsi à se renouveler. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit.

effet de considérer le drame comme noyau dur du théâtre, alors que les praticiens – postmodernes, si l’on veut – s’acharnent à miner son emprise sur la scène en faisant un théâtre événementiel, marqué par la déconstruction, l’hétérogénéité et l’accumulation. À la forme dramatique d’en accuser encore une fois les coups : face à cette praxis qui considère le texte comme un matériau parmi tant d’autres, le drame, à peine posé le diagnostic de sa monstruosité, essuie un autre revers, celui de la révocation de sa primauté sur la représentation.

Si ce phénomène s’est amorcé depuis l’apparition de la mise en scène, Hans-Thies Lehmann avance, dans Le théâtre postdramatique, qu’il s’est radicalisé avec le changement de régime des années 1970 en Europe, dont les fruits porteraient les caractéristiques du paradigme postdramatique :

[s]i le déroulement d’une histoire avec sa logique interne ne représente plus l’élément central, si la composition n’est plus ressentie en tant que qualité organisatrice, mais comme « manufacture » artificiellement greffée, comme pseudo- logique d’action qui […] n’utilise que des clichés, alors concrètement, le théâtre se retrouve devant la question des possibilités au-delà du drame […]8.

Son assise même, le texte, n’est plus qu’une substance diluée par le débordement sémiotique de la représentation, d’autant plus que le signe théâtral postdramatique ne relève pas d’un signifié univoque, mais doit être plutôt reçu en tant que manifestation, présence événementielle sur scène que la présentation appelle à considérer. Il en va ainsi d’une

destitution de l’expertise du lecteur/spectateur, qui ne peut plus se prêter à une simple démarche de décodage des signes9.

Cet « au-delà du drame » s’incarne alors certainement par la performance : La transformation opérée dans l’utilisation des signes théâtraux a pour conséquence que deviennent plus fluctuantes les délimitations qui séparent le genre théâtral des formes de pratique qui – comme le performance art – tendent à une expérience du réel. En empruntant la notion de « concept art » (tel qu’il florissait surtout dans les années 70), on peut comprendre le théâtre postdramatique en ce sens qu’il propose non pas une représentation, mais l’approche d’une expérience immédiate du réel (temps, espace, corps) : Concept Theatre10.

Conjoncture exemplaire du dualisme qui sépare les tenants du drame de leurs collègues postdramatiques, La réinvention du drame, titre d’un numéro de la revue Études théâtrales dirigé par Jean-Pierre Sarrazac et Catherine Naugrette, s’est penché sur cette soi-disant destitution du texte au profit des écritures proprement scéniques, en arguant que le drame était plus en phase de reconfiguration (« sous l’influence de la scène ») qu’en voie d’être phagocyté par la part grandissante du performatif dans les pratiques scéniques11.