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Fêlures ironiques dans l’élégie romantique (sur Lamartine)

Dans le document Ironies entre dualité et duplicité (Page 21-35)

n ne peut pas dire que Lamartine soit un poète réputé pour son humour, ni même pour sa causticité ironique. La « grande cigogne larmoyante », cible de tant d’ironistes féroces, ne ferait pas de mal à une mouche. Ses élégies sentimentales pleurent sans arrière-pensées, et, quand elles pensent, font entendre une droite voix proprement lyrique, toute vibrante de la gravité du deuil ou de la méditation métaphysique. En revanche, la chose serait à examiner quant à sa pratique de l’épître et de l’éloquence parlementaire, domaines encore assez peu étudiés68 : il existe ainsi, dans le cadre strictement privé de sa correspondance, un exemple d’élégie ironique ou « bouffonne », sans prétentions particulièrement littéraires, mais qui pourra servir de prétexte à ma réflexion.

Ce texte, qui date de 1828 et que je commenterai plus loin s’intitule « Élégie » et constitue en fait une lettre de reproches à son ami Virieu pour déplorer sa « conversion » au monde des affaires. Ce titre « Élégie » a retenu mon attention parce qu’il relève de toute évidence du procédé ironique de l’antiphrase, mais non sans ambiguïtés de la part d’un auteur qui a établi sa gloire, justement, dans le registre de l’élégie. C’est par ailleurs, et à ma connaissance, le premier emploi ironique du genre élégiaque, tonalité qui participe pleinement à la définition du lyrisme romantique.

De sorte que l’élégie, a priori et en effet si éloignée de la pratique ironique69, m’a paru soulever quelques questions qui peuvent relever de la délicate taxinomie des ironies (le cas présent est celui d’une ironie à double fond, la cible de l’ironiste étant l’ironiste

68 Pour l’aspect épistolaire, voir notamment la série des épîtres à Montherot Œuvres poétiques complètes, éd. de M.-F. Guyard, « La Pléiade », 1963 (ŒPC).

Pour un Lamartine fantaisiste, voir R. de Brimont, L’Album de Saint-Point, ou Lamartine fantaisiste, Lettres inédites en vers, Plon, 1923 et G. Charlier, Aspects de Lamartine, Albert, 1937.

69 En revanche, l’élégie latine et ses imitations au XVIIIe siècle ne sont pas dénuées d’un humour badin (Ov. Am., I, 1 : Risisse Cupido dicitur…). Millevoye écrit de l’Ovide des Tristes, qu’il « badine ingénieusement avec sa douleur. »

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même...). Mais mon propos, plus que celui d’un théoricien, se voudrait celui d’un historien, soucieux de cerner le moment de la fêlure, le moment où l’élégie entrebâille la porte de sa bergerie et laisse le loup de l’ironie s’y engouffrer, pour la dévorer ou pour quelque monstrueux accouplement.

Pour la période que j’envisage, l’âge d’or de l’élégie, à savoir la Restauration, élégie et ironie sont dans un rapport indiscutable d’incompatibilité, que l’on postule que l’ironie relève du comique ou du bien travail de sape idéologique incarné par Voltaire par exemple.

Or, par un paradoxe tout à fait dans la logique de l’ironie, les lignes de fracture entre ces deux sœurs ennemies sont simultanément des lignes de suture. Ce sont ces fêlures/sutures que je souhaite décrire et dater ici, à propos de Lamartine.

Autour de 1820, l’histoire récente reste si présente dans les esprits que l’humeur n’est guère au rire. Après la Terreur et les boucheries de l’épopée napoléonienne, quel goût aurait-on aux célébrations de la Joie ? De même, par un amalgame un peu rapide mais prégnant, l’ironie des Lumières (le singe Voltaire70) et leurs affronts à Dieu sont associés aux blessures de l’Histoire. On pourrait même dire que ce mouvement de Restauration se fait dans une atmosphère pesante d’enterrement et d’expiation : les larmes de l’élégie laveront les crimes des ironistes, ces raisonneurs railleurs et impies. Rességuier dans un compte-rendu des Chants élégiaques de Guiraud, note par exemple :

70 Madame de Staël, De l’Allemagne, II, chapitre IV « Du persiflage introduit par un certain genre de philosophie » ; De la littérature, « Discours préliminaire » :

« Les ouvrages gais sont, en général, un simple délassement de l’esprit, dont il conserve peu de souvenir. La nature humaine est sérieuse, et dans le silence de la méditation, l’on ne recherche que les écrits raisonnables ou sensibles ». Hugo :

« Regard jeté dans une mansarde », Les Rayons et les ombres, IV ; Sainte-Beuve :

« Voltaire, comme artiste, ne triomphe plus que dans la moquerie, c'est-à-dire dans un genre de poésie qui est antipoétique par excellence », « Espoir et vœu du mouvement littéraire et poétique après la révolution de 1830 », Premiers lundis, t.

Après nos coupables infortunes, faut-il se plaindre que les lettres soient sérieuses ? Il faudrait s’affliger si elles ne l’étaient pas, car leur légèreté serait sacrilège, et leur rire serait impie71.

En revanche, car rien n’est tout à fait si tranché, un certain humour noir, sensible dans la virulence contre-révolutionnaire, perceptible déjà chez Chateaubriand (la Révolution comme « festin de cannibales »), une certaine incongruité dans la gravité semblent teinter les productions littéraires. Ce très délicat mélange du plaisant et du mélancolique, théorisé et outré par Hugo dans sa poétique du grotesque et du sublime en 1827, est clairement défini dans l’avant-propos de la première livraison de la très conservatrice revue La Muse française en juillet 1823 :

Lorsqu’on sort d’une époque où la dérision des hommes s’est jouée follement des choses les plus saintes, par un retour étrange et inévitable l’innocente hilarité nous apparaît quelquefois à travers nos souvenirs comme une sorte de profanation ; les tristesses du passé ont déposé un reste d’amertume jusque dans notre joie : alors la plaisanterie peut avoir sa gravité, et la satire même sa mélancolie72.

Cet art poétique concerne les proses de satire des mœurs qui ferment chacun des numéros de cette éphémère revue ; il ne vaut donc pas pour les élégies, pourtant très largement présentes dans ces quelque douze livraisons. Signées par Saint-Valry, Guiraud, Amable Tastu, Adolphe Michel, Louis Belmontet, Nodier, Sophie Gay, Rességuier (peu de grands noms, on le voit), ces élégies reprennent à l’envi et sans ironie aucune les thématiques funèbres mises en vogue par Gilbert, Fontanes, Millevoye, et Lamartine : jeunes malades, mères

71 La Muse française, huitième livraison, février 1824, éd. de Jules Marsan, 1907, p. 86. Voir dans les Méditations, X, « Ode » : « Pleurons donc, enfants de nos pères ! / Pleurons ! de deuil couvrons nos fronts ! / Lavons dans nos larmes amères / Tant d’irréparables affronts ! », ŒPC, p. 33. Voir encore Hugo :

« Regard jeté dans une mansarde », Les Rayons et les ombres, IV : « Ô dix-huitième siècle, impie et châtié ! / Société sans dieu, qui par Dieu fus frappée ! »

72 La Muse française, op.cit., p.7.

mourantes, guerriers agonisants, poètes malheureux ou mourants s’épanchent dans une plainte universelle.

Mais on sent poindre assez tôt un sentiment de saturation, liée à une sorte de surenchère dans la déploration bientôt jugée « contre-productive », pour parler le langage d’aujourd’hui. Ainsi, le critique Émile Deschamps peut-il ironiser dans les colonnes mêmes de la revue :

[à propos des malades et mourants, mères, filles, sœurs, etc.] je ne croyais pas qu’il fût possible d’étendre plus loin cette galerie d’infirmes, sans risquer d’indisposer les gens qui se portent bien [et d’ajouter :] il faudrait qu’un jeune auteur de ma connaissance me permît de publier une élégie qui s’intitule « L’Oncle à la mode de Bretagne en pleine convalescence ». Ce serait bien certainement la clôture définitive de toutes les poésies pharmaceutiques73.

On est encore loin certes de l’ironie cinglante de Flaubert, Corbière, Leconte de Lisle ou Ducasse dont Lamartine fit les frais, mais je vois dans ces remarques plaisantes, si caractéristiques du Witz journalistique, les premiers signes de la fêlure ironique dans l’élégie romantique. L’on voit que ces symptômes sont précoces (1823-24).

1823 est aussi la date des secondes Méditations lamartiniennes, dans lesquelles est perceptible une recherche un peu artificielle pour exploiter le filon élégiaque qui avait fait le succès des Méditations de 1820. Non pas que l’on puisse parler d’élégies ironiques à l’égard d’elles-mêmes, chose inconcevable, mais peut-être d’une forme d’épuisement précoce du genre, comme si la contrainte éditoriale venait rencontrer la hantise du tarissement. Dès cette époque, Lamartine est en effet hanté par la perte du souffle ou de l’épanchement, par l’épuisement de la voix. L’ « urne fêlée » de

« Novissima verba74 » est l’un des premiers signes d’une fêlure dans l’unité du moi, comme si l’élégiaque se voyait vidé de son énergie.

Le motif élégiaque du poète mourant, que Lamartine reprend de Millevoye, viendrait alors illustrer, dans un registre qui est celui de l’ironie tragique par excellence, la disparition du poète en pleine

73 La Muse française, douzième livraison, juin 1824, op.cit., p. 317.

gloire, ce schème ironique du « sitôt mort que né » qui est en train de devenir un poncif. Ce motif contient un énoncé purement élégiaque et purement ironique : « je meurs » dans lequel le principe de non-congruence de l’objectif et du subjectif éclate dans toute son intensité tragique, mais aussi « sublime et ridicule », pour reprendre des épithètes baudelairiennes accouplées irrémédiablement. On est ici dans le pur simulacre : ce motif du poète mourant répond à tout sauf à une pulsion de mort ; au contraire la représentation de la mort propre, jeu dangereux certes en ce qu’il joue sur les bords de la mort, aurait pour fonction de conjurer tout passage à l’acte suicidaire et de procéder à un geste d’auto-engendrement qui passe par le dernier mot, les novissima verba christiques. Le poète mourant est celui qui veut avoir le dernier mot, et pour toujours. L’élégie du poète mourant75 cristallise donc, sans en être pleinement consciente peut-être, des données importantes de l’ironie romantique. En transférant sur la personne même du poète le scénario collectif de la jeunesse trop tôt fauchée, de l’énergie tarie sitôt qu’épanchée, ce type d’élégie propose en quelque sorte la synthèse de l’ironie objective dans sa dimension métaphysique (la cruauté du monde, la question du mal, la mort) et historique (une société bloquée, qui restaure dans l’immobilisme voire la régression) et de l’ironie subjective dans sa dimension psychique (le désir se heurte à la Loi ou au manque de l’objet, l’amour rencontre le scandale de la mort). Toutes ces tensions semblent converger dans la synthèse élégiaque que sont les Méditations. Et pourtant, à y regarder de plus près, ces convergences, liées à un phénomène de réception (une génération s’est reconnue dans ce recueil comme une autre l’avait fait avec René), ne doivent pas faire oublier l’hétérogénéité, les fêlures, les discordances, dans le dispositif élégiaque lamartinien.

La première fêlure, quasi originelle, pourrait être définie comme byronienne, c'est-à-dire essentiellement métaphysique. C’est à ce titre qu’elle relève pleinement de la dualité à l’œuvre dans l’ironie romantique. On a peut-être trop souvent réduit Lamartine à ses élégies larmoyantes, sentimentales, alors que les Méditations, selon

75 Il a été exposé et analysé par José-Luis Diaz [« L’aigle et le cygne. Au temps des poètes mourants », RHLF, n°5, 1992 ; « Lamartine et le Poète mourant », Romantisme, n°67, 1990] et par Aurélie Loiseleur [L’Harmonie selon Lamartine – Utopie d’un lieu commun, Champion, 2005, « Le Poète rend l’âme », pp. 210 sq. ; « Lamartine et le "Philosophe mourant" », Romantisme, n° 124, 2004].

l’ambition affichée dès leur titre, tendent également vers la plainte d’ordre métaphysique. Pour dire les choses un peu vite, Lamartine serait à la fois Parny qui languit de son Éléonore et Job qui clame sa misère. Sa plainte serait à la fois, ou alternativement, plainte d’amour ou de deuil (Klagelied) et lamentation voire quérulence (Anklage) contre Dieu en qui l’homme cherche un appui mais trouve un persécuteur76. Quelque chose boite, sonne comme un « faux accord » dans cette double voix. La tentation byronienne, bien que déniée, réfutée, est présente dans les Méditations (« L’homme »). J’irais jusqu’à cet anachronisme : 37 ans avant les Fleurs du mal, les Méditations sont déjà un « témoignage des agitations d’un esprit dans le mal ». En effet des dissonances se laissent entendre entre cette voix railleuse et blasphématoire (la « sauvage harmonie » qui désigne la poésie de Byron est un oxymoron qui dit toute l’ironie cruelle et criarde de cette voix) et une autre voix, plus harmonieuse plus utopique et plus lisse. Ce serait là le chant second des élégies lamartiniennes, cette « étrange musique », cette espèce de discordance, pour faire taire en soi la voix de la révolte. On ne peut pas exactement dire de Lamartine ce que Baudelaire écrira de Banville : qu’il refuse de se pencher sur le problème du Mal et qu’on n’entend pas dans ses poèmes les « glapissements de l’ironie, cette vengeance du vaincu77 ». Plus précisément : ce qui est ironique, ce ne sont donc pas les élégies en elles-mêmes, mais les tensions, les rapports dissonants qui peuvent s’établir de l’une à l’autre, un peu comme si cette polyphonie (parfois sensible à l’intérieur du même poème) était le symptôme de scissions intérieures mal résolues ou bien les débris épars d’un naufrage antérieur. Il ne serait pas de bonne stratégie de mettre trop violemment en cause les arrêts de la Providence divine, et il convient de faire taire en soi une quérulence qui pourrait passer pour la manifestation d’une ironie voltairienne mal rémunérée dans le contexte idéologique de la Restauration. Lorsque Lamartine écrit son élégie sur la mort de Parny, par exemple, il prend bien soin de ne pas mentionner la dérangeante Guerre des dieux que

76 « Vous cherchez votre appui ? l’univers vous présente / Votre persécuteur » : césure et rejet mettent en scène efficacement la cruelle ironie de la Création, « Le Désespoir », Méditations poétiques, op.cit., p. 21.

77 Baudelaire, Sur mes contemporains : Théodore de Banville, éd. de Claude

l’auteur des Poésies érotiques avait commise78. De même, c’est beaucoup plus tard, dans sa réponse à la lettre-poème de Musset (1840), dans un registre à la fois sentencieux et confidentiel, que Lamartine avouera un passé de viveur, de railleur, pour ne pas dire : d’athée.

Ah ! c’est que vient le tour des heures sérieuses, Où l’ironie en pleurs fuit les lèvres rieuses, Qu’on s’aperçoit enfin qu’à se moquer du sort, Le cœur le plus cynique est dupe de l’effort, Que rire de soi-même en secret autorise

Dieu même à mépriser l’homme qui se méprise ; Que ce rôle est grimace et profanation ;

Que le rire et la mort sont en contradiction79.

La fêlure est là : l’ironie divine a fait pleurer l’ironie humaine. En somme, une ironie supérieure, plus forte que le cynisme humain, le réduirait à fuir en pleurs, dans la même posture que l’élégie éplorée en longs habits de deuil… Elle le contraindrait même à un « devenir-femme », châtiment de l’orgueil ironique, comme en témoigne cet aveu bien postérieur (1837) de la lettre-poème à Guillemardet :

Frère ! le temps n’est plus où j’écoutais mon âme Se plaindre et soupirer comme une faible femme Qui de sa propre voix soi-même s’attendrit, Où par des chants de deuil ma lyre intérieure Allait multipliant comme un écho qui pleure Les angoisses d’un seul esprit

[…]

La douleur en moi seul, par l’orgueil condensée Ne jetait à Dieu que mon cri !80

Ironie au carré en quelque sorte que celle de l’ironiste pris au piège de sa logique perverse d’opposition à la Loi. Imaginons un instant Don Juan en proie aux pleurs intarissables de l’hystérie, hystericals tears…

78 Sainte-Beuve (Portraits contemporains, III, p.154), mais avec trente ans de recul, (1844) désigne Parny comme un « élégiaque railleur ».

79 « À M. de Musset, en réponse à ses vers. Fragment de Méditation », 1840, ŒPC, p. 1209.

80 Recueillements poétiques, XIII, « À M. Félix Guillemardet », ŒPC, p. 1109.

Mon hypothèse est que Lamartine n’a pas attendu 1840 pour prendre conscience de la dualité, voire de la duplicité de sa pratique élégiaque – posture de la plainte voisine de l’imposture – de cette espèce de claudication métaphysique qui est la sienne entre une tentation « philosophique » (et ses possibles dérives ironiques) et une résignation de bon aloi aux arrêts du Destin, lisible dans le geste contradictoire de fascination/répulsion, identification/reniement à l’égard de la figure de Byron :

Alors je suis tenté de prendre l’existence

Pour un sarcasme amer d’une aveugle puissance, De lui parler sa langue ! et semblable au mourant Qui trompe l’agonie et rit en expirant,

D’abîmer ma raison dans un dernier délire Et de finir aussi par un éclat de rire !81

Tentation affirmée et déniée sur le mode d’une quasi prétérition : dans ces années 1820, Lamartine esquive habilement tout affrontement métaphysique avec la question du Mal, retombe toujours sur ses pieds avec l’argument de la Foi, et renonce logiquement à l’élégie au profit de la célébration de l’hymne avec les Harmonies poétiques et religieuses.

Or, l’ironie biographique, ou si l’on veut l’ironie du Sort, veut que la Providence n’ait guère récompensé cette stratégie puisqu’en 1829 (mort de sa mère) et en 1832 (mort de sa fille) deux deuils particulièrement cruels viennent agrandir la fêlure. Rappelons que c’est vers la même époque que Hugo met en relation élégie et fêlure liées aux « secousses de la vie » (Préface des Feuilles d’automne).

Tout à coup le réel vient sanctionner l’élégie comme chant d’amour et de deuil, par un effet de saturation : en 1817, la mort de Julie avait ironiquement rappelé le deuil refoulé de Graziella et châtié l’ironie du jeune viveur, mais ici le deuil de la mère et de la fille viennent réveiller les deuils amoureux et en même temps les balayer comme de vulgaires fictions littéraires : « vient le tour des heures sérieuses ».

Plus aucune élégie après « Gethsémani ou la mort de Julia ». On ne joue plus. Quelque chose vient en quelque sorte confirmer la cruauté

foncière du monde et rappeler à l’ordre de la mort un poète célèbre et apparemment heureux. Quoi qu’il arrive ou n’arrive pas, quelque chose manque depuis toujours déjà, tel serait l’axiome de ce monstre philosophico-poétique qu’est l’ironico-élégiaque définition de l’homme : « Borné dans sa nature, infini dans ses vœux » (« L’Homme »). On pourrait montrer que la part sadienne/sadique de la Chute d’un ange (je ne parle pas des bouffées délirantes de Antoniella) serait une des voies clandestines empruntées par la révolte métaphysique : la complaisance dans la cruauté à l’égard de ses créatures étant pour le poète une manière de singer et de désamorcer celle du Créateur envers les siennes « Trouvant ses voluptés dans les cris de sa proie » (« L’Homme »). Manie agressive pour sortir de la Mélancolie (dans certains deuils pathologiques l’endeuillé insulte le mort et l’accuse du malheur qu’il cause) qui vise à devenir le destin de l’autre pour déjouer le destin qui nous frappe : autant de stratégies qui dépassent les limites assignées à l’élégie, genre « moyen » qui doit se contenter de se plaindre sans porter plainte.

À cette fêlure première, structurelle, suprêmement ironique (ironie objective, du sort, tragique) se conjugue une autre fêlure, qu’on pourrait qualifier de narcissique, en même temps qu’elle est liée à des circonstances socio-historiques (la Révolution de 1830, l’évolution de l’élégiaque vers l’« homme positif » des années trente et quarante).

Cette fêlure narcissique est à mettre en relation directe avec la question de l’amitié, c’est pourquoi j’en reviens à l’élégie épistolaire ironique adressée à Virieu. Virieu est l’ami, le confident, l’alter ego, le frère, le juge, le correspondant de Lamartine depuis le Collège.

Lamartine est chargé d’affaires à Florence, il écrit davantage de dépêches diplomatiques que de poèmes82 et vient d’apprendre que Virieu accepte d’être nommé président de la compagnie des forges et

82 Tout est relatif et il faut se garder de prendre au pied de la lettre les lamentations de Lamartine sur le tarissement poétique : en mars 1830, il envoie 6000 vers des Harmonies poétiques et religieuses à Virieu, tout en écrivant :

« Les vers me font mal aux yeux, je suis trop triste, l’arc est brisé. » ;

« Les vers me font mal aux yeux, je suis trop triste, l’arc est brisé. » ;

Dans le document Ironies entre dualité et duplicité (Page 21-35)