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Exposer le temps panoramique au tourment

Chapitre 3 : Dilater l’instant 92

3.3 Exposer le temps panoramique au tourment

Le temps d’attente du récit gracquien nous engagerait vers une densité dramatique troublante. Il nous entrainerait par une essence romanesque réticente sur le pan d’une errance. Il nous imposerait une persévérance nécessaire, face aux lacunes du récit, mais aussi face au dénuement qui pèse sur l’événement. Nous sommes ainsi contraints à par un récit qui ne nous livre sa fin. Comme nous sommes troublés voire fascinés par le processus narratif de l’œuvre The House367

, 2002 de Eija-Liisa Ahtila,

qui nous confronte à une confusion narrative. Car plus la projection de l’installation vidéo sur trois écrans se dévoile, plus le récit perd en cohérence. Plus il nous entraine dans les méandres psychologiques de cette femme qui entend des voix et se terre dans sa maison. L’artiste nous impose, à partir d’entretiens réalisés avec des patients psychotiques, une terrible expression de la schizophrénie. Elle nous confronte à la désagrégation de la logique narrative de la vidéo qui semble monter crescendo à mesure que nous apprenons la démence de son protagoniste Élisa. Ce pourquoi nous puisons de cette œuvre une autre forme de « réticence »368

. Nous en prélevons un processus déconstruit entre fragmentation et simultanéité, susceptible d’énoncer une forme narrative non sans influencer notre postulat. Car de cette fragmentation s’impose une densité spatiale, temporelle et dramatique en mesure de densifier l’instant, comme de dérouter l’expérience. Or comment constituer ce type d’errance au sein d’une image fixe ? Comment générer le tâtonnement imposé par une situation fragmentée sans pour autant en affaiblir l’attente ?

367 Eija-Liisa Ahtila, The House, Installation de 3 écrans vidéo, 14 min, New York et Paris, Courtesy

Marian Goodman Galerie, 2002.

La photographie, si nous nous approprions les propos de Lessing, « ne peut exploiter qu’un seul instant de l’action et doit par conséquent choisir le plus fécond, celui qui fera le mieux comprendre l’instant qui précède et celui qui suit. »369. Elle trouverait

dans cette affirmation une densification à même de structurer le présent de l’événement d’un futur concomitant, mais d’un devenir à même de peser sur l’événement de son incertitude. Car nous puisons de la suite de ses propos une hypothèse de structure tenue par l’intention de « faire soupçonner une action. »370

. Nous en relevons surtout cette tension à même de lier l’événement à des perspectives indécises. Or comment laisser pressentir une perspective sans énoncer un risque aussi prégnant que celui qui pèse sur l’embarcation d’Envase371

? Comment structurer

un déséquilibre dramatique bien plus imperceptible que l’instabilité de la chaloupe qui ne laisse que peu de place au doute ? Par quel moyen plastique structurer cette état de tension de manière bien plus insaisissable, sans pour autant prendre le risque d’en annihiler l’effet ? Dans l’intention de répondre à ses interrogations, nous allons adopter une posture expérimentale, confrontant l’instance à un nouveau régime d’image susceptible de densifier l’événement dans sa substance dramatique.

Dans le prolongement de l’apport poétique et romanesque, Marie Fraser commissaire de l’exposition et auteur de Explorations narratives/Replaying narrative372, nous incite à

comparer le photographique à d’autres modèles narratifs. Par cette thématique empruntée au catalogue de la 10ème édition du Mois de la photo de Montréal, elle

nous invite à repenser le déploiement actanciel dans les arts visuels.

369 Gotthold Ephraïm Lessing, Laocoon, Paris, Éd. Hermann, 1964, p. 110. 370 Ibid., p. 123.

371 Envase, 2010, Tirage numérique contrecollé sur aluminium, 36,8 x 120 cm. Tome I, p. 12.

372 Marie Fraser est commissaire de l’exposition Explorations narratives/Replaying narrative et auteur de

l’essai du même nom. Marie Fraser, Explorations narratives/Replaying narrative, Montréal, Le mois de la photo à Montréal, 2007.

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Elle nous ouvre une brèche interdisciplinaire susceptible de densifier l’instance du questionnement fécond posé en ces termes.

« Dans la mesure où le temps influe, voire détermine la narrativité, que se passe-t-il lorsque le passage d’un modèle d’image à un autre implique un changement de

temporalité ? Avec l’image en

mouvement, la temporalité prend une autre ampleur et l’idée de rejouer des narrativités peut servir à mettre en mouvement des modèles fixes de représentation narrative. »373

De cette interrogation sur la portée de la narration nous empruntons l’ambition d’animer des formes fixes. Nous nous intéressons pour cela à la transposition potentielle d’un système d’image à un autre. Nous en poursuivrons même l’intention d’une confrontation aux médiums cinématographiques et vidéographiques, notamment à travers les œuvres de Alfred Hitchcock, Alain Resnais, Erwin Olaf, Jesper Just ou Salla Tykkä. Une perspective poïétique que nous laissons en suspens pour le moment après avoir évoqué l’œuvre de Aija-Liisa Ahtila, afin de cerner au mieux ce flottement narratif. Car il s’agit de déceler de l’enrayement des mécanismes dramatiques induits par la fragmentation de la conscience d’Elisa, la capacité du drame à nous laisser, tout comme le personnage gracquien, dans l’expectative. Du morcèlement du récit à son ajournement nous puisons surtout un prétexte en mesure de générer la tension d’un sursis transposable à l’instance photographique.

L’interruption ou la segmentation du drame retiendraient le déroulement des faits dans l’impatience d’une incidence. Elles nous laisseraient dans l’errance induite par l’inaccomplissement ou le trouble de ses perspectives. L’anticipation ou la fragmentation interviendraient de la sorte comme une parade narrative en mesure de

faire face à l’hermétisme de La Presqu’île374, à la fragmentation de The House375. Ce

pourquoi, même si nous nous dissocions d’une part de la théorie de Marie Fraser sur les Explorations narratives/Replaying narrative376, nous puisons de ses retentissements

potentiels un flottement dramatique déterminant pour la constitution de l’instance photographique. Nous poursuivons l’intention de franchir les limites du suspens d’une substance hésitante. Nous considérons en effet que l’essence de l’événement est en mesure de s’affranchir de l’enrayement et reprenons pour cela l’exemple gracquien. L’interruption imposée par Julien Gracq, à la fin du roman, nous laisse certes, tout comme Simon, soumis à l’inaccomplissement des retrouvailles tant attendues. Mais elle nous contraint aussi à l’instant le « plus fécond, celui qui fera le mieux comprendre l’instant qui précède et celui qui suit »377, si nous nous

approprions les propos de Lessing. Le roman s’arrête de fait dans sa propre continuité et suscite l’espérance comme la frustration d’une arrivée attendue et finalement déçue. La corrélation avec notre postulat nous semble alors évidente, tant l’approche de la venue d’Irmgard est interrompue à son moment le plus crucial. Nous en décelons surtout une configuration décisive pour l’instance à même, par l’intensité du suspens, de « mettre en mouvement des modèles fixes de représentation narrative »378 si nous détournons l’intention de Marie Fraser.

L’intrigue gracquienne s’interrompt, s’immobilise mais ne se désamorce pas pour autant. Espérance et inquiétude persistent par delà la dimension circonscrite de l’événement. Elles trouveraient alors dans l’anticipation une forme susceptible de conditionner l’attente. Non seulement elles ébaucheraient des perspectives, mais elles conditionneraient surtout une conjecture dramatique à même de laisser

374 Julien Gracq, La Presqu’île, op. cit.

375 Eija-Liisa Ahtila, The House, Installation de 3 écrans vidéo, 14 min, New York et Paris, Courtesy

Marian Goodman Galerie, 2002.

376 Marie Fraser, Explorations narratives/Replaying narrative, op. cit. 377 Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon, Paris, Éd. Hermann, 1964, p. 110. 378 Marie Fraser, Explorations narratives/Replaying narrative, op. cit., p. 13.

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présager un événement. Nous y sondons une profondeur, non plus narrative, l’enrayement narratif étant bel et bien posé, mais une situation dramatique pesante. Nous irons même plus loin en ce sens, en confrontant l’hypothèse de Marie Fraser à l’instance photographique. Car l’essence de notre proposition ne résiderait-elle pas dans la nécessité de faire comme si la narration se tenait en équilibre au seuil du temps ? Nous en suivons l’intention d’autant plus fort de cette position plus ou moins stable, en résonnance avec le « temps qui est celui de la pure expectative – celui du présent déjà en déséquilibre et tout aspiré par l’avenir »379 de Julien Gracq.

Nous en prolongeons la précision de la manière dont le présent de La Presqu’île380

s’interrompt, sans pour autant se clore et nous laisse insatisfait, à l’instar de Simon derrière la barrière de la gare. L’approche gracquienne nous immobilise et nous contraint, bloqués dans la perspective de l’arrivée d’Irmgard, au suspens d’une errance dramatique. Elle nous confronte à l’interruption. Elle nous contraint à une posture calquée sur celle de Simon ne pouvant rejoindre sa dulcinée, retenu par un obstacle matériel. Surtout elle éclaire notre poïétique de l’enrayement narratif d’une dépossession dramatique possible dans le sillage de Eija-Liisa Ahtila. Elle nous ouvre la voie d’un dessaisissement narratif capable de nous laisser dans l’errance d’un fait incertain.

L’attente s’épaissirait de cette conjecture, tout à la fois attirée par l’avenir et retenue dans sa course. Elle se conditionnerait de cette précarité assimilable à l’instabilité de l’embarcation d’Envase381

. Elle se déterminerait par cette quantité infime de temps durant laquelle, prise par un déséquilibre, elle menacerait de sombrer. Elle se préciserait par cette inclinaison excessive de la chaloupe comme d’une énonciation allégorique. Surtout elle formulerait par l’inéluctable, l’expérimentation de l’attente

379 Julien Gracq, En lisant en écrivant, op. cit., p. 177. 380 Julien Gracq, La Presqu’île, op. cit.

en lien avec le sentiment gracquien de « pure expectative »382. Elle interviendrait

comme un passage théorique entre notre volonté d’intriguer l’instant et notre intention de le densifier d’une suspension dérangeante. Nous nous y rapportons à cet égard comme à une potentialité en mesure d’engager l’événement vers une dimension dramatique oppressante. Une conjecture que nous affinerons dans la suite de nos recherches d’une pesanteur bien plus latente et déjà perceptible dans la photographie Palis383

, 2009. Ce pourquoi nous en reprenons l’analyse, en vue de lever le voile sur les prémices d’un trouble perceptif. Nous explicitons pour cela les modalités d’un flottement dramatique, à commencer par les manipulations de l’univers panoramique. Nous devons en effet dévoiler une défaillance structurelle volontaire, imperceptible et néanmoins dérangeante constituée par l’inclinaison numérique du delta d’arrière en avant. Par ce léger cabrement de l’espace, la composition tend à ramener le regard vers la silhouette centrale. Surtout il constitue une appréhension renforcée par la recréation digitale de la brume, comme par la coloration orangée de l’onde. En émane un trouble exacerbé par l’incertitude narrative qui plane sur le drame et laisse en suspens une situation numériquement constituée. En découle par le placement de cet homme dans les marécages du delta, un malaise renforcé par son avancée qui semble le mener à l’endroit même où se trouve une fillette, elle aussi digitalement incérée,. Il se structurerait de cette perplexité qui nous maintient en attente, comme le récit gracquien, face à une situation qui pose la scène mais n’en lève pas pour autant les mystères.

L’aura prendrait sens de cette incertitude. Elle prendrait forme de cet affinement de l’imminence d’un devenir, au profit d’un malaise dramatique bien plus insidieux. En vue de quoi, sans pousser trop en avant le dévoilement de notre poïétique, nous

382 Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, Éditions Corti, 1981, p. 177.

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achevons l’intention du premier tiers de nos recherches par l’étymologie latine de cette « pure expectative »384

. Elle révèle par l’ambivalence du terme exspectare, significatif d’une ambiguïté entre espérance et crainte, un prolongement sémiotique. Elle deviendrait ainsi l’hypothèse d’une essence dramatique susceptible de renforcer l’épaisseur de l’attente d’une perspective. Elle pousserait le drame sur le pan d’une errance oppressante, vers une forme de « réticence »385 capable de dépasser l’instant

d’une prédestination. Une détermination que nous aborderons dans l’intention, non dissimulée, d’ouvrir l’instance photographique à une pesanteur analogue à l’indolence des romans de Julien Gracq. Or comment adapter l’hésitation imposée par le romanesque gracquien à une image isolée, statique ? Tel sera l’obstacle que nous tenterons de résoudre dans la seconde partie de notre recherche, ambitionnant une mise en intrigue troublante, à même de densifier l’instant d’une errance que nous ne manquerons pas de confronter à la « tension narrative »386 de Raphaël

Baroni.

384 Ibid.

385 Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 81-82.

Deuxième partie

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