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CHAPITRE 3 LE SENS DE L'EXISTENCE

22. Exploration et création

Depuis ce que nous connaissons de ses « origines », l'existence peut être vue comme une continuelle exploration des possibles qui s'ouvrent devant ses propres créations. Une exploration des voies nouvelles engendrées par l'union et la différenciation, une expérimentation de la configuration de nouveaux ordres et organisations, l'emprunt de nouvelles directions pour le développement de l'existant... L'existence se crée ainsi continuellement ses propres opportunités d'exploration, découvre de nouveaux possibles sans que leurs aboutissants ne soient prévisibles absolument parlant.

Déjà sur le plan microphysique, c'est comme si les divers atomes dans leur brassage s'associaient et se dissociaient pour explorer les possibilités de combinaisons d'unités moléculaires. C'est d'ailleurs à partir de là que l'être vivant a pu avancer de manières lente et plutôt hasardeuse vers la création d'unités plus complexes, qui ont développé ensuite de plus grandes capacités d'exploration à des dimensions et à des niveaux supérieurs de l'existence. Une autonomie suffisante fut finalement développée, lui permettant alors d'orienter plus consciemment l'exploration de la nouveauté, voire chez l'homme de se consacrer avec plus d'intensité à cette activité, devenue socialement différenciée parmi d'autres.

L'exploration permet à l'existence et aux existants de découvrir plus, de varier, de créer et de pousser le développement toujours plus loin. Elle s'exerce par la découverte et expérimentation scientifiques dans la création de savoir, par l'imagination de monde dans la littérature, par l'exploration des mouvements du corps dans les sports ou par la rêverie méditative. C'est aussi plus simplement l'enfant qui, en empruntant le trottoir, évite de marcher sur ses lignes et cassures, créant par lui-même à partir des lieux à sa portée une exploration des possibilités offertes devant lui.

Parmi les activités humaines, c'est dans l'art moderne que les dimensions créatrices et exploratoires du sens de l'existence sont les plus exacerbées. Une activité qui se concentre sur la création et la multiplication de mondes, jusqu'à la recherche continuelle de nouveautés et de l'« avant-garde ». Dans l'œuvre abstraite, par exemple, l'artiste explore les possibles ouverts dans le champ du visuel : les formes et couleurs sont déliées de leur référence aux objets matériels pour constituer de nouveaux mondes. L'interprétation artistique peut ensuite voir dans l'œuvre diverses choses, et par le fait même se trouve à être une exploration de la psyché de l'artiste ou de l'interprétant. Même chose pour la poésie, où l'artiste et le lecteur explorent la signification et le sens des mots, dans l'univers des possibles ouverts par le langage et la sensibilité humaine28.

Enfin, à force de « consommations », d'emprunts de voies trop explorées, l'existant finit parfois par en épuiser le sens ou les potentialités, celles-là ne devenant que de simples répétitions ennuyeuses ou banales. L'existant se trouve alors de nouveau poussé vers la création de nouveaux cheminements de sens, à moins qu'il ne soit lui-même remplacé pour relayer ce « travail » à ses successeurs. En ce sens, l'existence est bien création mais aussi destruction d'existants, permettant une sorte de redécouverte d'elle-même, en même temps qu'une plus grande flexibilité et liberté de (re)création.

23. Le dépassement

L'exploration et la création sont intimement liées à un autre aspect du sens de l'existence : son dépassement. L'existence s'inscrit ici comme tendance vers le dépassement d'elle-même, vers un « plus » ou un « au-delà » de ses possibles actuels. Elle est ce que dit Spinoza de la vie, c'est-à-dire « la force par laquelle les choses persévèrent

28 L'absurde se présente également comme un courant artistique d'exploration du sens des plus intéressants. Il est tel un paradoxe du sens, un mouvement de sens contraire au sens (commun). Par l'absurde, le sens prend appui sur et contre lui-même, cherchant sa propre « contradiction », pour créer ensuite sa propre « incohérence ». Le sens humain peut ainsi explorer ses limites qui sont aussi repoussées plus loin - souvent jusqu'au ridicule... -, en même temps que sont poursuivies d'autres finalités moins directement liées à l'art (l'humour, les critiques sociale et politique, la critique philosophique de l'éternel recommencement). L'absurde est dispersion de la cohésion et dissipation de la signification, en particulier du quotidien. Une incohérence qui forme toutefois à mesure de répétition de son art de nouvelles « cohérences », alors identifiables sous le nom de l'absurde. La formation d'un nouvel ordre de significations qui ne peut cependant, dans ce cas précis, être poursuivi et développé comme tel, sous peine justement de tuer l'absurde et d'en faire un sens commun.

dans leur être »29. Un dépassement qui correspond également sur le plan de l'existant à une

augmentation de ses facultés (dimension qualitative) et de sa puissance d'action (dimension quantitative) - favorisant en retour la création de nouvelles possibilités d'exploration. Des avancées et bénéfices à la fois pour eux-mêmes et pour leurs semblables, c'est-à-dire pour l'unité dans lequel ils appartiennent maintenant et leurs futures générations (legs de gènes, d'infrastructures, de savoirs, de techniques, etc.).

Le dépassement, c'est le scientifique qui pousse plus loin la recherche pour aller au-delà des savoirs établis, le chrétien qui cherche à devenir meilleur par une plus grande proximité avec Dieu et à ses valeurs, le sportif qui cherche des performances toujours plus élevées, l'artiste qui crée des œuvres toujours plus grandes et profondes, etc. Tout individu cherche ainsi fondamentalement à « devenir plus », selon le sens de son existence et les valeurs qui la sous-tendent : plus « aimant » pour le chrétien, plus « riche » pour l'homme d'affaires, plus « intelligent » pour l'intellectuel, etc. (nous y reviendrons au chapitre 6). L'existant cherchant toujours à se dépasser et à faire dépasser les autres est toujours ainsi, d'une manière ou d'une autre, sur le mode d'avancer vers « quelque chose », sous peine de stagnation ou de dépérissement. Tout existant est comme la conscience de Sartre, il échappe continuellement à lui-même dans une projection vers ses fins (projets), sans jamais être « total » à lui-même, sans jamais s'arrêter à aucun moment. Pour reprendre cet auteur, on peut dire que l'existence « contraint » l'existant à la liberté, à se faire plutôt qu'à seulement être (déjà ce qu'il est), et nous ajouterons dans le sens d'un « devenir plus » (que ce qu'il est déjà). Pour nous, ce n'est pas seulement l'homme qui « est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est », comme le dit Sartre, mais tout existant à des degrés divers.

Toute activité existentielle mène ainsi de manière directe ou indirecte à un dépassement de l'existence. Une recherche d'augmentation de valeurs, d'intensité autour du noyau d'une unité, d'une plus grande convergence du mouvement vers son sens... Une « appropriation » d'une certaine part de réalité (matérielle ou idéelle) comme outils de puissance orientée vers son développement. Tout existant tente donc d'étendre davantage son « existence », d'étendre ses ordres et organisations dans l'espace et le temps, dans la matière et dans

29 Spinoza, Pensée métaphysique, II, §6. Nous ne ferons toutefois pas de l'existence un « être suprême » divin et immanent comme pour Spinoza. L'existence ne se construit pas par quelque chose d'extérieur à elle, mais se veut plutôt une création continue d'elle-même par ce qui n'existe pas (encore).

l'esprit30. Une « augmentation existentielle » que nous distinguerons analytiquement en

deux axes. Sur un plan horizontal, ou plus quantitatif, le dépassement s'inscrit comme extension, comme prolongement, élargissement, augmentation en nombre, en grandeur, en influence, en importance, etc. Un mode qui s'exerce plus concrètement dans l'expansion d'un gaz, d'un son, de l'espèce, dans la multiplication des cellules, la diffusion et propagation d'un courant idéel, l'accroissement de population, etc. Tandis que sur un plan vertical, ou plus qualitatif, le dépassement s'inscrit comme évolution, où s'exerce une élévation en complexité, vers les sphères supérieures de l'existence (voir §§24-27)31.

Enfin, le dépassement dans l'existence est évidemment très proche du concept de « volonté de puissance » de Nietzsche, où « tout cherche à se surpasser » comme le dit son Zarathoustra32. Pour Nietzsche, elle est plus spécifiquement un dépassement par

accumulation de la puissance pour elle-même, comme intensification ou « aspiration à la puissance ». C'est elle qui élabore les structures de commandements, les hiérarchies de domination, alors que les autres passions en sont essentiellement des dérivées. À l'opposé, les déplaisirs, malheurs, souffrances et entraves à l'être vivant agiront comme des excitants et des motivations à la volonté de puissance33. Toutefois, la volonté de puissance à elle

seule reste selon nous insuffisante pour la définition d'un sens de l'existence, comme le

30 Le sens de l'existence comme dépassement « dépasse » ainsi les représentations tautologiques du « vouloir- vivre » de Schopenhauer et du « vivre pour vivre », comme chez Morin (MORIN, Edgar. La méthode, Tome 1, op. cit., p. 263-264). Le vivant ne cherche en effet pas seulement à vivre - comment pourrait-il en faire autrement ? -, à simplement se reproduire et à survivre, comme encore dans la sélection naturelle de Darwin prise à elle seule, mais à se dépasser dans l'existence.

1 L'exploration et le dépassement étant des « modalités » de sens de l'existence de toutes unités, elles s'« appliquent » également, d'une certaine manière, aux constituants des unités, vus dans le premier chapitre. Étant régulés par des ordres et agencés dans des systèmes, ils ont ainsi toujours tendance à les dépasser ou à faire évoluer les modalités de fonctionnement, normes et règles qui les englobent, etc. Ce qui explique selon nous le caractère inévitablement des systèmes à tendre vers l'« entropie », au désordre et à la désorganisation. Le phénomène s'exerce toutefois avec plus de force chez les êtres plus développés et autonomes. On imagine mal en effet les organes de l'être humain vouloir « s'émanciper » des règles du corps... mais ceux-ci vont toujours chercher à perfectionner leur fonction dans leur développement évolutif, à se dépasser par une division fonctionnelle en divers organes, par exemple. Les éléments d'un système ne sont donc jamais totalement dépendants et instrumentalisés à un tout, mais cherchent également eux-mêmes leur propre dépassement, cherche à former de nouvelles relations avec l'extérieur ou à « s'éclater » vers d'autres mondes. Les individus d'une société, par exemple, cherchent toujours à se distinguer, à se former une personnalité différente, à se spécialiser dans un travail, etc.

32 NIETZSCHE, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra, §3.

laisse également transparaître la prudence de Nietzsche dans l'introduction de cette « hypothèse privilégiée »34.

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