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1. La situation des minorités linguistiques en Ontario, au Nouveau-Brunswick et au Pays de

1.4 Expliquer la variation dans les niveaux de mobilisation

À la lumière de ces remarques préliminaires sur chacun des cas, il y a lieu de constater qu’ils partagent plusieurs éléments communs. D’abord, les trois communautés linguistiques minoritaires se sont dotées d’un réseau associatif dense qui a mené de front plusieurs luttes, souvent avec succès, et qui ont eu pour résultats l’amélioration de la situation sociopolitique de la communauté minoritaire – pensons notamment aux principaux porte-parole que sont l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario, la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick et Cymdeithas yr Iaith Gymraeg. Leur mobilisation linguistique participe aussi d’un contexte où les groupes ont historiquement été mobilisés, certes à des niveaux différents, mais qui laisse aussi voir qu’il y a eu dans les trois cas une nouvelle impulsion au tournant des années 1960 avec la formulation de nouvelles injustices par les porte-parole et qui sont propulsées dans l’arène politique. Ensuite, le statut légal et symbolique de la langue minoritaire a relativement progressé dans les trois cas. Par exemple, au plan légal, l’Ontario a adopté la Loi sur les services en français en 1986, le Nouveau-Brunswick a adopté la Loi sur l’égalité des deux communautés linguistiques en 1982 et qui a été constitutionnalisée en 1994, et la langue galloise a fait l’objet de plusieurs itérations d’un cadre légal, jusqu’à la plus récente Welsh Language Measure de 2011. Les trois communautés ont aussi accès à des institutions qui leur permettent de faire entendre leurs voix ou encore de se gouverner, que ce soit à travers les gouvernements locaux ou les assemblées législatives. Elles comptent aussi toutes un ombudsman linguistique – le Commissariat aux services en français de l’Ontario, le Commissariat aux langues officielles du Nouveau-Brunswick et le Welsh Language Commissioner.

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Toutefois, malgré ces similitudes, ces trois cas diffèrent quant à leur niveau de mobilisation linguistique actuel. Dans les travaux sur l’action collective, le niveau de mobilisation est traité de nombreuses façons. Une première renvoie au niveau de mobilisation d’un individu ou encore aux motivations individuelles qui amènent une personne à s’engager dans un groupe ou dans un épisode de mobilisation. Par exemple, Kriesi (1993, 10) identifie cinq niveaux auxquels un individu peut être mobilisé : aucun appui envers un acteur collectif, de la sympathie pour les objectifs d’un acteur, une contribution à son organisation ou à son effectif, une participation dans ses campagnes et une participation dans ses activités principales. Leighley (2001) et Goldstein et Ridout (2002) quant à eux étudient les motivations qui mènent un individu à participer au processus électoral et à voir comment le niveau de participation des individus peut varier selon des caractéristiques sociales.

Une autre façon d’étudier les niveaux de mobilisation, c’est en passant par le potentiel de mobilisation des groupes eux-mêmes. Par exemple, McCarthy et Wolfson (1996) cherchent à voir dans quelle mesure les groupes ont une capacité à mobiliser les ressources qui sont à leur disposition pour maintenir un niveau de mobilisation suffisant pour mener des campagnes. Reger et Staggenborg (2006) font sensiblement la même chose, mais en se concentrant sur les caractéristiques organisationnelles internes des groupes. Klandermans (1993) élargit cette perspective en y ajoutant le nombre de personnes qui pourraient potentiellement se mobiliser et le nombre d’organisations qui sont affiliées au groupe qui amorce la mobilisation. Il ajoute aussi qu’une étude des niveaux de mobilisation doit essentiellement se faire de manière comparative, parce qu’en soi, le niveau de mobilisation est relatif s’il n’est pas comparé à d’autres standards.

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Mais, ces deux façons de mesurer les niveaux de mobilisation ne sont pas utiles pour notre étude. Ce que nous cherchons, c’est d’illustrer le niveau de mobilisation des groupes, c'est-à-dire la capacité des groupes à mener des formes d’action collective et de s’inscrire dans le débat public. Nous ne cherchons pas le potentiel de mobilisation des groupes, mais plus concrètement sa capacité à mobiliser. Kolb (2007) nous amène dans cette direction en proposant deux façons de mesurer la force d’un mouvement. La première consiste en une évaluation de l’ampleur de l’organisation du mouvement qui repose sur le nombre de membres, les ressources à sa disposition et les autres organisations avec lesquelles elle est en réseau. Cette première façon rappelle sensiblement les autres approches que nous venons de laisser de côté. La deuxième façon renvoie plutôt à la quantité d’épisodes de mobilisation. Il suggère de mesurer deux indicateurs. Le premier est l’intensité des mobilisations, c’est-à-dire l’ampleur de la perturbation créée par les stratégies retenues. Ainsi, des occupations et d’autres tactiques illégales sont plus intenses que des manifestations pacifiques. Nous réservons notre réflexion sur l’intensité de la mobilisation pour plus tard. Le deuxième indicateur est plus intéressant pour la démonstration que nous souhaitons faire maintenant. Il s’agit de l’étendue de la mobilisation, qui est essentiellement le nombre d’événements de protestation ou d’épisodes de mobilisation durant une période donnée. Cet indicateur est plus utile pour mesurer le niveau de mobilisation actuel des trois cas que nous avons retenus.

Selon Kolb, l’une des façons les plus communes de mesurer cet indicateur d’étendue de la mobilisation que l’on retrouve dans les travaux sur l’analyse d’événements de protestation (social protest analysis) est de recenser la couverture d’événements de protestation dans les grands médias écrits (2007, 62). Ainsi, la capacité des mouvements sociaux d’être couverts favorablement dans les grands médias pourrait être un indicateur du

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succès de leurs mobilisations. Nous avons choisi de mesurer cet indicateur à partir d’une recherche médiatique pour la période entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2013. Cette période correspond à la période durant laquelle le travail de recherche pour cette thèse a été effectué. Nous avons décidé de compter le nombre d’occurrences du principal porte-parole de chacun des groupes dans un média écrit.

Pour la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, nous avons fait une recherche dans L’Acadie Nouvelle, le seul quotidien francophone de la province. Pour l’Ontario, nous avons fait une recherche dans le quotidien Le Droit, seul quotidien à couvrir une région de l’Ontario français, celle de l’Est ontarien. Pour pallier cette insuffisance dans la couverture territoriale, nous avons fait une recherche sur l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario, mais aussi sur ses sections régionales connues sous l’acronyme ACFO4. Ces deux recherches ont été effectuées dans la base de données Eureka. Pour la Welsh Language Society, nous avons fait une recherche sur le site Web de Wales Online5, qui rassemble l’actualité d’un groupe médiatique du Pays de Galles. Le tableau 1 résume les résultats de la recherche.

4 L’acronyme se décline de différentes façons : à Ottawa, c’est l’Assemblée des communautés francophones

d’Ottawa. Ailleurs dans l’Est ontarien, deux autres sections régionales existent : l’Association canadienne- française de l’Ontario de Prescott et Russell et l’Association canadienne-française de l’Ontario de Stormont, Dundas et Glengarry. La Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick ne comprend pas de sections régionales.

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Tableau I : Présence des porte-parole dans les médias (2010-2013)

Porte-parole Occurrences dans les médias sélectionnés

Assemblée de la francophonie de l’Ontario et ACFO régionales

485

Société de l’Acadie du Nouveau- Brunswick

332

Welsh Language Society 793

Nous comprenons que cette mesure présente ces limites, mais nous considérons qu’il s’agit d’une bonne approximation dans les circonstances. D’abord, comme la source galloise n’est pas répertoriée dans une base de données, nous avons dû utiliser le moteur de recherche du site Web de la source retenue, qui offre des possibilités de recherche plus limitées. Ensuite, il est difficile d’établir des mots-clés précis pour effectuer une véritable analyse d’événements de protestation parce que les mobilisations linguistiques sont transversales, transsectorielles. Il est donc difficile d’épuiser les possibilités. C’est pourquoi nous n’avons retenu que le nom des principaux groupes porte-parole. Finalement, il y a un risque de surévaluer le nombre d’événements de protestation, parce qu’une occurrence du nom du porte-parole n’est pas systématiquement reliée à un événement de protestation. Toutefois, ce risque est compensé par le fait que cette surévaluation peut se produire dans les trois cas. Aussi, chaque occurrence indique à tout le moins des moments où le porte-parole a réussi à se faire entendre dans l’espace public, ce que Kolb (2007) considère comme une mesure potentielle du succès.

Bref, cette mesure n’est certainement pas idéale, mais elle témoigne à tout le moins d’une variation dans la présence des principaux porte-parole dans les médias écrits. Nous supposons du même coup qu’elle témoigne aussi d’une variation dans l’étendue de la mobilisation pour chacun des cas durant la période s’échelonnant de 2010 à 2013. De façon

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comparative, comme nous l’incite à le faire Kriesi (1993), cette observation nous suggère de qualifier le niveau de mobilisation comme étant faible au Nouveau-Brunswick, modéré en Ontario et élevé au Pays de Galles. Apportons quelques précisions à cette observation à la lumière des portraits que nous avons déjà dressés. Au Nouveau-Brunswick, même si la mobilisation est faible, cela ne veut pas pour autant dire que le réseau associatif de la société civile francophone est absent de l’espace public. En Ontario, la mobilisation linguistique a repris de la vigueur après une période d’accalmie au début des années 1990 et quelques enjeux profitent toujours d’une attention et d’une mobilisation particulières. Au Pays de Galles, la mobilisation linguistique demeure élevée malgré plusieurs avancées significatives aux plans politique et juridique. La question de recherche devient, dans une perspective comparative : comment expliquer la variation dans le niveau de mobilisation linguistique de trois communautés linguistiques minoritaires qui évoluent dans des contextes similaires?

2. La place des acteurs de la société civile dans la transformation de la situation des

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