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Explication de la rivalité :-me versus li

Chapitre 4 : Conflit entre les morphèmes temporels

4.7 Explication de la rivalité :-me versus li

Dans la discussion précédente, nous avons avancé l'idée que les emplois des morphèmes -me- et -li- peuvent se recouper dans certains cas, alors que, dans d'autres, ils sont distincts (par exemple les cas où -li- n'est pas compatible avec maintenant). La rivalité concerne le premier cas où les deux morphèmes possèdent les mêmes chances de réussir.

Dans la Théorie de la Pertinence, l'interlocuteur a pour tâche de récupérer les intentions du locuteur. Cette récupération comporte un coût comme toute autre activité psychique5. Une récupération optimale sera celle comportant un coût minimal

5 Levinson (2000:57), en guise de critique à la Théorie de la Pertinence, soutient que l'idée de coût est intenable, car ce dernier ne peut pas se mesurer empiriquement. Nous avons argué, au § 3.2.2, que le coût peut se mesurer notamment en termes de temps de traitement. De plus, l'afflux de glucose aux cellules dans les techniques d’imagerie cérébrale (IRMN/IRMF et TEP) pourrait nous donner une

et un maximum d'effets contextuels. Dans le cas de nos deux morphèmes (-me-, et – li–), il faut se poser la question de savoir lequel des deux est le plus difficile à traiter, et lequel apporte un maximum d'effets. Manifestement, les deux comportent chacun une syllabe, ce qui le met sur le même pied d'égalité en termes de rythme. Aucun des deux n'est plus difficile que l'autre sur le plan morphophonologique. La différence, dès lors, doit se situer au niveau des effets. L'interlocuteur qui construit une RM avec -me- envisage l'éventualité comme étant non seulement au passé mais comme comportant également une conséquence au moment de la parole. Autrement dit, la distance psychologique est relativement réduite et l'interlocuteur s'intéresse davantage à l'éventualité en question. En revanche, une RM avec le morphème -li- s'interprétera dans l'esprit de l'interlocuteur comme étant non seulement passée mais aussi peu pertinente au moment de l'énonciation. La distance psychologique entre le temps de l'éventualité et le moment de la parole sera relativement importante, ce qui réduit la pertinence de l'éventualité.

Par ailleurs, la Théorie de l’Optimalité éclaire les processus sous-jacents à l'encodage de l'énoncé. Elle nous permet d'apprécier le conflit des RM dans le discours. A ce niveau, il importe de mettre en évidence les contraintes liées au choix des morphèmes (-me- ou -li-).

Par ailleurs, Levinson (2000: 6) propose trois hypothèses pour caractériser le contenu des énoncés, à savoir (notre adaptation):

1. Si l'énoncé se construit moyennant des formes simples, brèves et non marquées, alors il pointe sur l'état normal des choses et la situation décrite possède toutes les propriétés stéréotypiques attendues.

2. Si, au contraire, l'énoncé se construit avec des formes marquées, prolixes ou extraordinaires, alors la situation décrite est singulière et possède des propriétés particulières et inattendues.

3. Lorsqu’un énoncé contient une expression tirée d'un ensemble d'expressions différentes, l'expression choisie décrit un monde différent des ceux que les autres expressions auraient décrits.

Ces trois hypothèses nous aident à consolider la Théorie de la Pertinence et la Théorie de l'Optimalité. Premièrement, comme nous avons montré plus haut, le locuteur dispose d'un choix entre-me- et -li- pour élaborer son énoncé. Deuxièmement, les deux morphèmes présentent des contrastes, sinon la question de choix ne se poserait pas. Troisièmement, la RM gagnante (optimale) évoque un

monde différent (image) de celui qu'on aurait construit avec d'autres morphèmes. Il s'ensuit que la Théorie de la Pertinence intègre bien les trois hypothèses de Levinson.

Pour ce qui est de l'optimalité, nous proposons que le morphème -me- soit la forme marquée (Markedness) alors que -li est non marqué, car il est plus habituel dans la description des faits passés. Dans cette optique, il est question de trouver le juste milieu entre Markedness et Faithfulness (maintien des contrastes). Nous arguons que le morphème -me- viole le principe de fidélité (faithfulness) puisqu’il crée une confusion quant à la référence temporelle exacte de l'éventualité en occupant la place de -li-. Or, l'interlocuteur instancie des variables contextuelles qui compensent cette violation de fidélité (maintien des contrastes). Qui plus est, le morphème crée un effet supplémentaire, celui de rapprocher l'éventualité dans l’esprit de l'interlocuteur. Dans les termes de Levinson, -me- évoque un monde d'éventualité qui est proche dans l’esprit de l'interlocuteur.

L'emploi d'une forme non marquée comme -li- signale une situation normale, ordinaire et donc peu intéressante. Dans un tel choix, la fidélité est maintenue et il n'y a aucune violation de contraintes. Le problème vient du fait que ce choix est anodin et que l'interlocuteur risque de ne pas s'intéresser à l'éventualité.

Etant donné que les deux formes, marquées et non marquées, sont disponibles au locuteur, nous défendons l’idée que le choix dépend des effets que le locuteur cherche à produire chez son interlocuteur. Aussi, choisira-t-il tantôt -me- et tantôt -li-.

Nous maintenons la même argumentation mutatis mutandis dans le clivage entre –me- et le Futur Antérieur. A ce niveau, -me- représente la forme marquée, alors que le Futur Antérieur, temps habituel pour situer une éventualité par rapport à une autre à un moment postérieur au moment de l'énonciation, constitue la forme non marquée. Le swahili emploie une forme composée futur du verbe être + me + prédicat (cf. énoncé 121) pour décrire une éventualité antérieure à une autre à l’avenir. Il ne possède pas de morphème pour exprimer cette réalité.

Dans le conflit, le monde construit par -me- évoque un monde où l'éventualité est accomplie à un moment antérieur au moment de l'énonciation. Le monde hypothétique ou possible déclenche un effet psychologique considérable sur l'interlocuteur. En outre, il est invité à réagir comme si l'éventualité était déjà

accomplie. Mais dans cet emploi, ce morphème viole la maxime de fidélité, en ce sens qu'il empiète sur le domaine d'un autre temps, à savoir, le Futur Antérieur. En effet, il risque de créer une confusion quant à la référence temporelle de l’éventualité en question. Heureusement, les hypothèses contextuelles sont construites dynamiquement par l'interlocuteur pour assigner la référence temporelle à l'éventualité en question.

En revanche, l'emploi du futur antérieur s'avère ordinaire et peu intéressant. Le manque de violation ne lui donne pas forcément un avantage sur -me-. Cela dit, ce temps aura l'avantage de situer l'éventualité sans le concours des informations contextuelles. En somme, le choix incombe au locuteur qui, selon ses intentions, sélectionnera-me- ou le Futur antérieur.

4.8 Conclusion

En définitive, le choix entre les différents morphèmes temporels ne peut s'expliquer en termes de la sémantique des temps verbaux seulement. Les facteurs contextuels interviennent pour permettre l'assignation de la référence. De plus, en termes de RM ou de mondes possibles, les différents morphèmes évoquent des images ou représentations mentales contrastées; de là l'intérêt de faire un choix. Ce choix est le privilège du locuteur, qui cherche à recréer une certaine représentation de l'éventualité chez son interlocuteur. Dans cette logique, la Théorie de la Pertinence et la Théorie de l’Optimalité permettent de trancher les différents morphèmes selon les effets recherchés. Cette discussion montre combien les morphèmes temporels sont dépendants du contexte et des facteurs psychologiques qu'il s'agisse de la production ou de l'interprétation des énoncés.

Au chapitre suivant, nous examinons le morphème -ki-, qui, appartient stricto sensu, au monde du discours en swahili. Ce morphème problématique reçoit beaucoup de significations dans les grammaires passées en revue ici.