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Chapitre 4 : Conflit entre les morphèmes temporels

4.3.1 Discussion sur me-

Au chapitre 2, nous avons mis en relief les problèmes liés à l'interprétation des morphèmes -me- et -li-. Premièrement, -me- représente, à la fois, un état et un événement, ce qui veut dire que l'ontologie des éventualités proposée par Vendler (1967) est à nuancer.

éventualités

états

-me-

événements

-me-

activités accomplissements achèvements

Figure 22: -me- et l’ontologie des éventualités.

Cet état de choses surprend fort peu lorsqu'on se penche sur l'analyse du Passé Composé du français (Luscher & Sthioul 1996, Luscher 1998b) et celle du Present Perfect de l'anglais (Kearns 2000). Ces deux derniers présentent, à la fois, une lecture aspectuelle et temporelle. Commençons par l'analyse du Present Perfect.

4.3.2 -me- et le Present Perfect de l'anglais

Kearns (2000) observe, à juste titre, que le Present Perfect de l'anglais combine le passé et le présent; il décrit un événement passé du point de vue du présent pour souligner sa pertinence au moment de l'énonciation:

“The present perfect combines pastness with presentness, and is said to describe a past event from a present point of view, or as being currently relevant, or as occurring in the past and continuing up to the present”. (Kearns 2000 : 158).

Le Present Perfect combine le passé et le présent. Il décrit un événement passé vu du moment de la parole ou étant pertinent au moment de la parole ou commençant dans le passé et se continuant jusqu’au moment de la parole. (Notre traduction)

Le Present Perfect décrit également un événement ayant lieu à un moment indéfini dans le passé.

Kearns note que même dans les cas où le Present Perfect se combine avec un prédicat événementiel, il a besoin de compléments temporels dénotant des moments ou intervalles comprenant le moment de la parole. Ainsi, il est incompatible avec des adverbes temporels tels que hier et la semaine dernière, comme dans (83) et (84) empruntés à Kearns. En revanche, le Present Perfect se combinerait très bien avec aujourd'hui, cette semaine, et depuis mercredi qui représentent l'intervalle

comprenant l'événement et le moment de l'énonciation (cf. (85), (86), (87) ci- dessous).

(83) *Have you read the paper yesterday? (84) * Have you read the paper last week? (85) Have you read the paper today? (86) Have you read the paper this week?

(87) Jones has sold three bags since Wednesday.

Cette analyse montre combien l'anglais diffère du français et du swahili sur l'usage du Present Perfect. En effet, en français, les énoncés au PC acceptent volontiers les adverbes déictiques hier et la semaine dernière ((83b), (84b)). Quant au swahili, il les traduit avec le morphème -me- sans aucun problème ((83c), (84c)):

(83b) Tu as lu le journal hier ?

(84b) Tu as lu le journal la semaine dernière ? (83c) U-me-soma gazeti jana ?

Tu-MTA-lire journal hier ? ‘Tu as lu le journal, hier ?’

(84c) U-me-soma gazeti wiki iliyopita ? Tu-MTA-lire journal semaine passé ? ‘Tu as lu le journal, la semaine dernière ?’

Pour les autres énoncés comportant les adverbes temporels comme aujourd'hui, depuis mercredi, cette semaine, le français les rend avec le PC, et le swahili emploie de la même façon le morphème -me-.

(85b) Tu as lu le journal aujourd'hui ? (85c) U-me-soma gazeti leo ?

Tu -MTA- lire journal aujourd’hui ? ‘Tu as lu le journal, aujourd’hui ?’ (86b) Tu as lu le journal cette semaine ?

(86c) U-me-soma gazeti wiki hii ? Tu-MTA-lire journal semaine cette ? ‘Tu as lu le journal, cette semaine ?’

(87b) Jones a vendu trois sacs depuis le mercredi.

(87c) Jones a-me-uza mifuko mitatu kutoka jumatano. Jones il-MTA-vendre sacs trois depuis mercredi. ‘Jones a vendu trois sacs depuis le mercredi.’

Il résulte de cette comparaison que -me-, comme le PC du français, ne bloque pas les adverbes hier et la semaine dernière. Cette conclusion permet d'affaiblir la position selon laquelle -me- ne peut décrire qu’un événement qui a eu lieu il y a peu de temps avant le moment de la parole (Waihiga 1999, Ashton 1989 et Wilson 1997). C’est le critère de distance analysé au § 5.1.5 et au § 5.3.2.

Kearns (2000) observe, par ailleurs, que le Present Perfect sert à décrire un événement passé donnant lieu à un état de choses qui est valable au moment de la parole comme dans (88). Cela veut dire que l'événement en question est encore pertinent au moment de la parole puisque ses conséquences sont encore en vigueur. En d'autres termes, l'état résultant (ici explicité entre parenthèses) de l'événement est plus pertinent que l'événement en question (ici mis en gras).

(88) Jill won’t need that part-time job, she’s won the lottery. (Jill is now rich) Jill n’aura pas besoin de ce travail à temps partiel, elle a gagné au loto. (Maintenant, elle est riche)

De même, le PC peut donner lieu à un état résultant, comme dans (89) et (90) : (89) Bertrand ne peut pas danser, il s'est déchiré un muscle. (Bertrand est

blessé maintenant)

(90) Antoine a visité nos archives, il faudra le punir. (Antoine connaît nos secrets maintenant)

Kearns note, en outre, que la distance temporelle entre le temps de l'événement et le moment de la parole se détermine moyennant des facteurs pragmatiques. Le contexte où l'on voit l'état actuel de Bertrand (en 89) permet d'inférer que l'événement décrit par le PC est récent. Par contre, dans (91) les informations contextuelles permettent de bloquer la lecture de l'immédiateté en faveur d'une lecture de distance dans le temps.

(91) Henry has pulled a tendon; he knows what it feels like. Henri s'est déchiré un tendon, il connaît cette expérience.

Ici, la lecture de l'immédiateté ne peut pas être inférée. De même dans l'énoncé (92), deux lectures sont possibles.

(92) I have seen your dog. J’ai vu votre chien.

Si le propriétaire du chien cherche son chien et qu’on lui dit (92), cela impliquerait que l'on sait à peu près où se trouve le chien au moment de la parole. L'inférence veut que l'événement de [@voir chien] soit récent. Par contre, dans un

scénario où le propriétaire fait une description de son chien, ses propriétés, etc., l'énoncé (92) voudrait dire que le locuteur connaît les traits du chien. Dans ce cas, l'événement a pu avoir lieu à n'importe quel moment du passé, et non pas forcément dans un passé récent. Les analyses de Kearns s’intègrent bien dans notre cadre théorique qui met au premier plan le rôle des hypothèses contextuelles dans l’interprétation des temps verbaux.

Par ailleurs, l'anglais possède également ce qui est communément appelé le hot news perfect - le parfait de l'actualité (notre traduction) - (Kearns 2000 : 160). Dans (93), on décrit, grâce au Present Perfect, des faits historiques comme s'ils étaient récents.

(93a) Russia has invaded Poland. (93b) Krakatoa has blown up.

En (93), le Present Perfect produit l'effet d'événement récent. Dans cette lecture, le Present Perfect se comporte comme dans la lecture où l’événement au Present Perfect produit un état (résultant). Manifestement, dans (93a), on infère que la Pologne est toujours sous l'occupation russe, et dans (93b) que les conséquences de l'éruption volcanique se font encore sentir même au moment de la parole.

En somme, le Present Perfect décrit un rapport entre deux temps: le moment de l'énonciation est inclus dans l'intervalle débutant avec le temps de l'événement et se terminant à un moment indéfini au futur. En termes de bornage (Kozlowska 1998), le Present Perfect, comme le PC, possède comme borne gauche le temps de l'événement et comme borne droite un moment inconnu dans le futur; le moment de l'énonciation se trouve entre les deux bornes. Il en ressort de l'énoncé (94), représenté dans la figure 23, que le moment de l'énonciation se situe dans l'intervalle représenté par le Present Perfect; de là, la pertinence de l’énonciation de l'événement.

(94) Jones a vendu un sac depuis mercredi.

Dans la Figure 23, il est clair que l'événement constitue une entité accomplie et entièrement dans le passé, mais elle est incluse dans l'intervalle dénoté par depuis le mercredi.

Le passé Le futur

mercredi Jean vend un sac

maintenant

Etat résultant

Séquelles de l'événement Depuis mercredi

Figure 23: Le Passé Composé avec les prédicats événementiels.

Dans tous les exemples précités, le Present Perfect et le PC peuvent être rendus par le morphème -me-. Mais, -me-, à la différence du Present Perfect et en accord avec le PC, accepte les adverbes comme hier, la semaine dernière.

4.3.3 -me-, le Passé Composé, le Present Perfect et les prédicats statifs

Dans (95), on a affaire à un verbe statif (rester) dénotant un état continu. (95) Je suis resté chez moi aujourd'hui. (Je suis toujours chez moi.)

L'énoncé (96a) se traduirait par le présent en français (96b) mais en swahili on va maintenir le morphème -me- (96c).

(96a) Mary has worked in the library since December. (96b) Marie travaille dans la bibliothèque depuis décembre.

(96c) Maria a-me-fanya kazi kwa maktaba kutoka disemba. Mari elle-MTA-faire travail dans bibliothèque depuis décembre. ‘Marie travaille dans la bibliothèque depuis décembre.’

Pour ce qui est de l'anglais les prédicats événementiels se distinguent, dans les cas où on les combine avec un adverbe marquant un intervalle, des prédicats statifs de la même manière que les individus comptables se distinguent des substances non comptables (Syntagmes Nominaux massifs). En gros, l'intervalle dénoté par depuis décembre ressemble à un récipient - disons un seau. Une matière comme du sable ou de l'eau, qui n'ont pas de forme inhérente, va s'étaler dans le seau prenant finalement la forme du seau. Un seau de sable ou d'eau est comparable à un intervalle rempli d'un état de choses. En revanche, un individu comptable comme une tasse de café jouit d'une forme et d'une masse particulière. Mise dans un seau, la tasse de café garde sa forme et laisse de la place autour. Une tasse de café est comparable à un événement

inclus dans un intervalle. Chose curieuse, le morphème temporel -me- peut, à la fois, décrire un état et un événement.

En (97), le morphème -me- reçoit deux lectures : état résultant après un événement ou état continu. La première lecture correspondrait à une quantification existentielle, compte tenu du fait que l'événement ou l'état occupe une partie de l'intervalle dénoté par l'adverbe depuis. Par contre, la deuxième lecture représente une quantification universelle, en ce sens que, à n'importe quel point dans l'intervalle dénoté par depuis, l'état de chose est vrai. Autrement dit, l'état remplit tout l'intervalle comme le sable remplit le seau.

(97) A-me-ishi hapa kutoka Disemba. Il-MTA-vivre ici depuis décembre.

‘Il vit ici depuis décembre.’

(a) Lecture existentielle: événement complètement au passé: état résultant

[t: DEPUIS DECEMBRE (t)][∃ t': DANS (t',t)] il vit ici à t'

A un moment t', tel que t' se trouve dans l'intervalle t qui est depuis décembre, il habite ici à t'.

décembre maintenant

∃t' (il habite ici à t')

Figure 24 : Lecture existentielle de –me- (b) Lecture universelle: état continu

[t: DEPUIS DECEMBRE(t)][∀t': DANS (t',t)] il vit ici à t'.

Pour tout moment t', tel que t' se trouve dans l'intervalle t qui est depuis décembre, il habite ici à t'. Schématiquement, nous avons:

Le Passé Le futur

Décembre Maintenant

∀t' (il vit ici à t')

Les facteurs contextuels permettent de choisir entre les deux lectures. Cette observation est en accord avec la typologie d’informations selon laquelle les informations contextuelles sont plus fortes que les informations linguistiques (Moeschler 2000a, à paraître).

De même, on peut dire que l’immédiateté ou la distance de l’événement décrit par -me- est déterminée par les hypothèses contextuelles que l’interlocuteur formule.