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Experts et État : Quelques constats

Chapitre 8. Parents, travail et éducation

8.1. Experts et État : Quelques constats

La revue de littérature soulève plusieurs rôles et positions, parfois contradictoires, accordés aux parents. Un retour aux principaux constats tirés de la revue de littérature rappelle les deux grands courants s’inscrivant en éducation, soit élever un enfant pour lui-même, afin qu’il développe son potentiel, et l’élever pour qu’il puisse « servir » la société (Piaget, 1988[1972]; Pourtois et Desmet, 1997; Sheriff, 2000; St-Jarre, 2001). Les parents sont habituellement tenus comme responsables de la « production » d’un enfant qui pourra s’intégrer à la société ainsi que de la « révélation » de ses potentialités. Face à ce dilemme, les opinions divergent. Certains auteurs croient que les parents se sentent compétents face à ce rôle (Massé, 1991; Trudelle et Montambault, 1994) tandis que d’autres sont plutôt d’avis que les parents ne se considèrent pas nécessairement compétents et se sentiraient coupables, étant à bout de souffle (Saucier, 1983; Boisvert, 1997; Tochon et Miron, 2004; Bouthillette et al., 2006; Gagnier et St-Jean-Trudel, 2007).

Les auteurs se rangeant derrière cette deuxième opinion croient également que les besoins des parents sont occultés. Ils suggèrent que l’accent est plutôt mis sur le savoir des « nouveaux experts », notamment des psychologues, psycho-éducateurs et autres, qui occuperaient une place plus importante dans la société, d’où la plus grande accessibilité à l’information sur l’éducation. Du coup, les parents se retrouveraient infantilisés, l’accent étant mis davantage sur leurs déficits (Parazelli et al., 2003), alors que d’autres auteurs suggèrent plutôt que les parents seraient sur-responsabilités car tenus comme responsables en cas « d’échec » dans la « production » de l’enfance (Drolet, 1997; Cicchelli et Maunaye, 2001; Martin, 2004).

Plusieurs traits sont présentement accordés à l’enfant - d’être passif à acteur - ce qui peut imposer de nouvelles responsabilités aux parents. Le statut de l’enfant a également évolué, car selon plusieurs auteurs, l’enfant « crée » désormais la famille (Caillé, 2003; Belleau, 2004; Hamelin-Brabant, 2006a). Également, depuis Dolto (2003[1985]), qui a suggéré que l’enfant est un sujet à part entière, il y aurait une nouvelle « valorisation » de l’enfance. Parfois conçu comme un « produit passif » des divers facteurs opérant sur lui, un caractère d’irréversibilité semble désormais inhérent à l’enfance, comme s’il y avait des stades à passer absolument dans un certain ordre ou alors, des traits impossibles à modifier ultérieurement (Piaget, 1988[1972]; Lalonde-Graton, 2003). De plus, la science - notamment celle des « nouveaux experts » - ayant démontré que les enfants avaient un grand potentiel, la plupart des auteurs sont d’avis que des capacités insoupçonnées sont maintenant accordées à l’enfant (Gavarini, 2006). De ce fait, les parents se voient attribuer la responsabilité de l’aider à développer cette grande potentialité, risquant sinon de se faire reprocher de plus grands coûts pour l’État si ce dernier doit investir dans les « deuxièmes chances » telles que la réinsertion sociale (Martin, 2004). Lareau (2003), par exemple, a décelé deux tendances chez les parents américains, soit la « concerted cultivation », qui concerne majoritairement les parents de classe moyenne qui « rentabilisent » les loisirs de leurs enfants, pensant à leur futur économique; ainsi que l’« accomplishment of natural growth », qui concerne davantage les parents de classes populaires qui préfèrent laisser faire « la nature », croyant plutôt que les enfants se développent par eux-mêmes.

Dans la même lignée, des auteurs ont mis de l’avant la grande pression que vivent certains parents tandis que d’autres ont plutôt mis l’accent sur la pression que vivent les enfants, surtout de la classe moyenne, pour se réaliser, suggérant qu’il y a peut-être « observance à la prescription », soit exécuter à la perfection ce qu’on leur demande de faire, même si ce n’est pas leur désir personnel (Elkind, 1983; Guthrie et Matthews, 2002; Duclos, 2006; Honoré, 2008). Buzyn (1995) note pour sa part une stimulation et une autonomisation excessives. Les parents pourraient avoir l’impression qu’ils doivent profiter au maximum de toutes les techniques de développement, par exemple, en maximisant l’apport culturel des temps libres de leurs enfants.

Au même moment, plusieurs auteurs notent une complexification du rôle de parent, notamment un cumul des rôles sociaux, au point que certains diront qu’il y a une surcharge de rôles (Paquet, 2004; Conseil de la famille et de l’enfance, 2005; Tremblay et al., 2006). Par exemple, Bouthillette et al. (2006), dans une recherche effectuée auprès de parents avec jeunes enfants à charge, expliquent trois types de stress découlant de l’organisation du travail remarqués par une responsable de service de garde. Des études indiquent que plusieurs parents déplorent le manque de temps pour eux et pour leur couple. Il y aurait une intensification du travail et une augmentation du nombre de journées de travail. Une courte analyse des différentes philosophies du travail met en exergue les principaux traits de l’organisation du travail des parents tels que la conception de l’individu rationnel, des rapports humains fragmentés et règlementés (Enriquez, 1997). Les tensions découlant du cumul de rôles sociaux et de la complexification du rôle de parent se répercuteraient sur la santé mentale et physique des travailleurs, ainsi que sur leur performance au travail. Des auteurs se questionnent : est-ce la famille qui empiète sur le travail ou le contraire (Duxbury et al., 2003) ?

De plus, des chercheurs se demandent si, au-delà de devoir adapter la vie de famille à la vie professionnelle en termes de rythme ou d’horaire de travail, elle ne doive pas non plus s’adapter au type de gestion du monde du travail (Almqvist, 2006). La référence aux « compétences » des travailleurs est de plus en plus répandue dans le monde du travail bien qu’il reste difficile de les mesurer ou d’en fixer le seuil. On utilise également le thème des « compétences » non plus que pour le travailleur mais même, comme le renseigne la revue de littérature, pour les parents et l’enfant. La logique de dépassement permanent, l’exigence de succès ainsi que la demande constante d’adaptabilité et de performance semblent également s’appliquer aux parents et aux enfants comme elles s’appliquent aux travailleurs. Différentes stratégies sont alors utilisées pour atteindre ces objectifs telles que la médicalisation.

Au Québec, l’État est un acteur important dans le champ de l’enfance et sa politique familiale est assez explicite. Il y a des guides à ce sujet s’adressant aux parents, aux intervenants œuvrant dans le milieu de la petite enfance, aux

gestionnaires des services sociaux et de santé ainsi qu’à la population en générale. Malgré certaines différences dans ces écrits, par exemple, dans le ton utilisé (de la recommandation à l’injonction, en passant par ce qui est présenté comme des « faits ») ou le public auquel ils sont destinés, certains traits sont récurrents. Ainsi, l’accent est mis souvent sur les parents « à problèmes » ou en situation de vulnérabilité (des auteurs focalisent sur le jeune âge des parents ou leur « extrême pauvreté »), par crainte de la « transmission des problèmes sociaux et de santé intergénérationnelle ». Ces parents pourraient produire des individus considérés comme des « échecs », soit qui n’arriveraient pas à s’intégrer dans la société, comprise ici comme le marché du travail. De ce fait, il est mentionné dans Briller parmi les meilleurs que l’éducation doit être orientée vers la réussite et qu’il importe d’« investir » dans l’avenir des jeunes, afin de répondre aux « exigences nées de la compétition et de l’ouverture des marchés » (Québec, 2004a). Les termes « excellence », « édification », « succès » et « performance » reviennent tout au long de ce document. Il est inscrit qu’il est important d’acquérir et de développer les compétences des jeunes pour assurer leur intégration dans la société. Dans plusieurs écrits étatiques, le marché du travail est conçu comme un élément essentiel de bonheur, un gage d’épanouissement (Québec, 2002; Québec, 2004a; Québec, 2008; INSPQ, 2009). Généralement, les parents sont décrits dans les documents étatiques comme compétents mais ayant besoin d’être « guidés » (Québec, 2008; INSPQ, 2009). L’enfant y est pour sa part également conçu comme « compétent ». De ce fait, une liste des « produits » qu’il devrait avoir développé à tel ou tel âge est détaillée dans le guide Accueillir la petite enfance (Québec, 2007a). Au même moment, il est inscrit dans ce guide qu’il faut miser sur le développement global de l’enfant et ne pas favoriser la course à la performance, même si l’enfant naît avec des capacités surprenantes; il faudrait respecter son rythme (Québec, 2007a). Il s’agit donc d’un double discours qui est promulgué par l’État. D’un côté, il faut respecter le rythme de l’enfant et de l’autre, il faut qu’il acquière un certain nombre de traits à âge donné.

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