• Aucun résultat trouvé

Cette expérience partagée par les lecteurs contemporains du texte forge bien souvent un esprit du temps, au sens hégélien du terme. Le récit historique vise donc parfois moins à transmettre

la vérité sur certains faits que la vérité sur la manière dont une époque concevait certains faits.

On voit déjà ici s’esquisser l’ébauche d’une histoire des mentalités, Balzac et Dumas étudiant

les représentations d’une époque sans juger de la véracité des sentiments de ses personnages.

L’historiographie se dégage ainsi des événements pour penser encore une fois le rapport à

l’histoire non pas comme un rapport aux choses, mais comme la perception des faits. Les

événements n’existent pas en eux-mêmes mais considérés du point de vue d’un esprit humain

qu’il faut reconstituer. L’histoire apparaît moins comme un travail sur les faits que comme un

travail sur les points de vue qu’ont adopté les hommes du passé sur les faits. Avec Les Borgia,

Alexandre Dumas narrativise l’histoire à partir de cette question du point de vue. Les faits

sont contés comme des faits rapportés par d’autres, tandis que la figure de l’historien ne

permet pas d’en assurer la véracité a priori. Ferdinand I

er

apparaît ainsi comme un personnage

dont la naissance illégitime se double d’une naissance « probablement même incestueuse »

548

.

Roderic Lenzuoli, quant à lui, possède une généalogie peu précise que rapporte l’auteur : il

« était né à Valence en Espagne en 1430 ou 1431, et descendait par sa mère d’une famille

issue, à ce que prétendent plusieurs auteurs, de race royale »

549

. Sa descendance n’en est pas

moins précise lorsque Dumas évoque les enfants qu’il a eus avec sa maîtresse, Rosa

Vanozza : « François, César, Lucrèce et Guiffry ; on ignore le nom du cinquième »

550

. Ses

activités, enfin, reposent sur des on-dits rapportés par l’auteur qui n’a pas d’autre source que

le bruit publique pour étayer ses propos : louant une maison dans la rue della Lungara, sur les

bords du Tigre, il y dépose chaque soir son masque ; « Alors, disait-on, quoique personne

n’en pût donner la preuve, il se passait dans cette maison des choses infâmes »

551

. Quant à

547 Alexandre Dumas, Ascanio, op. cit., p. 240.

548 Alexandre Dumas, Les Borgia (1840), Paris, L’Archipel, 2010, p. 69. 549Ibid., p. 75.

550Ibid., p. 76. 551Ibid., p. 79.

175

César Borgia, l’historien se trouve bien incapable de le décrire précisément : « Quant à son

visage, écrit-il, les auteurs même contemporains en ont laissé une description tout à fait

diverse »

552

. La voix de l’historien semble ainsi plier devant la pluralité vocale des

témoignages, tandis que le récit semble gouverné par ceux-ci bien plus que par la maîtrise de

l’auteur. Cette multiplicité des sources et des instances permettant la narration présente une

histoire moins stable et plus difficile à déchiffrer, au prix d’une plus grande fiabilité. Dans La

Reine Margot, explique ainsi Jacques Bony, « Charles IX reste, tout au long du roman,

indéchiffrable, tel qu’il apparaît à celui qui consulte plusieurs historiens »

553

. Toutefois,

l’auteur parvient quelques fois à reprendre le dessus sur son propre récit, profitant du silence

de l’histoire pour proposer un état de la recherche et présenter ses hypothèses. Il reste que

cette ébauche d’une histoire des mentalités, qui donne voix aux personnages contemporains

du fait raconté, rend difficile la mise en forme de l’histoire par le narrateur, perdu au sein

d’une pluralité d’informations qu’il n’est pas aisé d’ordonner et de hiérarchiser afin de rendre

le récit lisible et compréhensible. Le doute s’empare ainsi du lecteur à chaque moment du

récit, tant les informations transmises semblent peu crédibles ou du moins ne sont appuyées

sur aucune source réellement convaincante. L’histoire s’en trouve mystérieuse, suscitant sans

doute ce que cherche à transmettre l’auteur de cette famille qu’est celle des Borgia. À cela

s’ajoute une plus grande immersion du lecteur au sein d’une histoire qui lui apparaît racontée

comme s’il se plongeait dans l’époque, écoutant les bruits publics sur tel ou tel personnage, ce

qui se disait alors, en apprenant sans doute plus sur la société que sur la famille qui se trouve

au centre de la narration. Autrement dit, le lecteur mesure l’écart qui se trouve entre les

données actuelles de la recherche et ce que l’on disait de la famille à l’époque, si bien que Les

Borgia constituent un roman plus historiographique qu’historique. L’histoire est donc

toujours histoire de l’histoire, et elle s’affirme toujours comme une science humaine,

c’est-à-dire comme une science vécue par et pour des êtres humains. C’est ce qui conduit Paule

Petitier à écrire que l’Histoire de France de Michelet n’est pas une somme « mais un

mouvement qui emporte le lecteur dans la fabrique du devenir »

554

. Michelet peut ainsi

raconter un fait de manière indirecte dans son Histoire de France : « On assure que le

misérable Loyseleur vint aussi sur la charrette et lui demande pardon ; les Anglais l’auraient

tué sans le comte de Warwick »

555

. L’utilisation du pronom personnel « on » relativise

l’événement, auquel s’ajoute une phrase au conditionnel qui permet de mettre en doute la

552Ibid., p. 81.

553 Jacques Bony, introduction à Alexandre Dumas, La reine Margot, op. cit., p. 40. 554 Paule Petitier, introduction à Jules Michelet, Histoire de France, t. 2, op. cit., p. V. 555 Jules Michelet, Histoire de France, t. 5, op. cit., p. 128.

176

véracité de ce qui est conté. Mais c’est parce que l’important n’est pas tant le fait en lui-même

que l’époque qui croyait en l’existence de ce même fait, ce pourquoi l’historien ne cache pas

son doute et ajoute en note qu’il s’agit probablement là d’une tradition populaire :

Ceci, au reste, n’est qu’un on-dit (Audivit dici…), une circonstance

dramatique dont la tradition populaire a peut-être orné gratuitement le

récit.

556

L’erreur est donc un outil parmi d’autres pour l’historien, qui ne fait pas profession de se

restreindre au réel et à la vérité, tant l’histoire des hommes est parsemée de mensonges,

d’erreurs, de légendes et d’approximations. L’historien se fait donc souvent le porte-parole

des hommes du passé et de leurs réflexions. Le récit polyphonique de l’histoire mêle les voix

mais également les discours, si bien que l’identification du narrateur reste parfois hésitante :

est-ce l’historien qui parle, ou les hommes du passé qui viennent de prendre la parole pour

témoigner ou pour faire état de leurs doutes et de leurs sentiments ? De telles phrases où

semble surgir une voix qui n’est plus celle du narrateur mais qui pour autant ne s’annonce pas

sont fréquentes : « Il y eût deux évêques tués, écrit Michelet dans l’Histoire de France, deux

des prélats qui avaient gouverné avant Suffolk ou avec lui. Tués par qui ? On ne le sut trop.

Par leurs gens, par la populace, le mob des ports ? À qui s’en prendre ? »

557

. Plus explicite est

l’anecdote de l’assassinat de Jean-sans-Peur par les Armagnacs, où différents récits de

différentes sources se mêlent sans que l’on sache lequel est le plus fiable :

L’altercation qui eut lieu est diversement rapportée. Selon l’historien

ordinairement le mieux informé, les gens du dauphin lui auraient dit

durement : « Approchez donc enfin, monseigneur, vous avez bien

tardé ! » À quoi il aurait répondu que « c’était le dauphin qui tardait à

agir, que ses lenteurs et sa négligence avaient fait bien du mal dans le

royaume ». Selon un autre récit, il aurait dit qu’on ne pouvait traiter

qu’en présence du roi, que le dauphin devait y venir.

558

Le récit monologique devient récit dialogique, les voix se mêlent, se mesurent, s’affrontent et

se confrontent pour traduire l’incertitude. Si bien que le procédé narratif formel mime

l’ampleur des questions et des interrogations qui s’enchaînent sans trouver de réponse,

conduisant le lecteur à la perplexité. Michelet ne cesse ainsi de fondre en son discours celui

des autres historiens et d’inclure ainsi en son sein l’incertitude et la légende, comme si

l’histoire ne pouvait s’écrire qu’en mêlant la réalité des faits à leur interprétation au cours du

556Ibid.

557Ibid., p. 218-219.

558 La description de différentes versions se poursuit encore et occupe plusieurs lignes. Jules Michelet, Histoire de France, t. 4, op. cit., p. 255.

177

temps : « Le comte de Champagne, écrit-il par exemple dans son Histoire de France, amant

de la reine (telle est du moins la tradition), fut accusé d’avoir empoisonné Louis »

559

. La

parenthèse rompt le récit tout en accentuant l’incertitude du lecteur et du narrateur face à la

véracité de ce qui est rapporté. Cette rupture est celle d’une autre voix qui parle, celle de la

tradition, et qui accompagne l’écriture de l’histoire micheletienne. Le récit de la bataille

d’Azincourt mime ainsi la confusion de la bataille par la confusion des discours et des

incertitudes :

C’est peut-être à ce moment que dix-huit gentilshommes français

seraient venus fondre sur le roi d’Angleterre. Ils avaient fait vœu,

dit-on, de mourir ou de lui abattre sa couronne ; un d’eux en détacha un

fleuron ; tous y périrent. Cet on dit ne suffit pas aux historiens ; ils

l’ornent encore, ils en font une scène homérique où le roi combat sur

le corps de son frère blessé, comme Achille sur celui de Patrocle. Puis,

c’est le duc d’Alençon, commandant de l’armée française, qui tue le

duc d’York et fend la couronne du roi. Bientôt entouré, il se rend ;

Henri lui tend la main ; mais déjà il était tué.

560

Autre manque dans l’écriture micheletienne : celle de la parole et de la voix, qui ne permet

Documents relatifs