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échoue à délivrer un message définitif et laisse le lecteur dans l’incertitude, l’engageant à

chercher à son tour et à observer l’histoire qui se déroule sous ses yeux. Les interventions du

narrateur et du narrataire sont ici peu fréquentes et peuvent donc surprendre. En réalité, elles

donnent encore une fois au roman le statut d’une recherche et lui offrent par conséquent une

certaine crédibilité scientifique. L’observation et le regard sont primordiaux, d’autant plus que

tout le mystère qui entoure le personnage principal du roman relève de son identité sexuelle,

c’est-à-dire de la capacité qu’auront ou non le narrateur et le narrataire à déceler en

mademoiselle de Maupin les caractéristiques physiques qui font d’elle une femme. C’est ainsi

que le narrateur, dissertant sur le sexe du personnage, prévient le lecteur de la difficulté à

résoudre ce mystère pour l’historien biographe :

Le lecteur en pensera ce qu’il voudra ; ce sont de simples conjectures

que nous lui proposons : nous n’en savons pas là-dessus plus que lui,

mais nous espérons en apprendre davantage dans quelque temps, et

nous lui promettons de le tenir fidèlement au courant de nos

découvertes. – Que le lecteur, s’il a la vue moins basse que nous,

enfonce son regard sous la dentelle de cette chemise et décide en

conscience si ce contour est trop ou trop peu saillant ; mais nous

l’avertissons que les rideaux sont tirés, et qu’il règne dans la chambre

un demi-jour peu favorable à ces sortes d’investigations.

225

Le roman se termine d’ailleurs par un manque, par une série d’incertitudes et par une lettre

qui échouera à résoudre pleinement le mystère qui entoure les actions des personnages mis en

scène par l’auteur. Pour autant, c’est cette écriture du manque, cette « perte irréparable pour la

littérature »

226

, qui va permettre au roman de dépasser le statut de la simple fiction pour

revendiquer une scientificité qui tient moins dans les résultats obtenus et dans la vérité du

récit que dans le vraisemblable et dans la narration de la recherche :

Sur la fin de la semaine, le malheureux amant désappointé reçut une

lettre de Théodore, que nous allons transcrire. J’ai bien peur qu’elle ne

satisfasse ni mes lecteurs ni mes lectrices ; mais, en vérité, la lettre

était ainsi et pas autrement, et ce glorieux roman n’aura pas d’autre

conclusion.

227

Les dangers du voyage

225 Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin (1835), Paris, Gallimard, 1973, p. 212-213.

226 Herman Melville, Bartleby le scribe, Paris, Gallimard, 2003, p. 11. C’est à dessein que nous citons cet ouvrage qui, quoiqu’appartenant à une tout autre aire géographique, fournit sans doute l’un des exemples les plus étonnants et les plus recherchés de biographie manquée.

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Ces rencontres, ces dialogues et ces échanges avec l’histoire et avec les personnages

de l’histoire ne donnent toutefois pas tous les droits aux historiens. Conscients de l’utilité

méthodologique de l’anachronisme, ils en comprennent également les dangers et s’attachent à

distinguer ce qui relève de la bonne pratique de l’anachronisme de ce qui relève de l’erreur

méthodologique. Tout anachronisme n’est pas mauvais, mais tout anachronisme n’est pas bon

en soi non plus. L’anachronisme est un outil herméneutique qui propose à l’historien de

voyager à travers l’espace-temps afin d’ouvrir son regard à l’altérité, lorsqu’il se rend du

présent jusqu’au passé, et afin de décentrer son regard par la fréquentation de l’altérité,

lorsqu’il revient du passé jusqu’à son présent. Autrement dit, l’anachronisme est toujours une

invitation au décentrement du regard, et tient ainsi un sens bien plus large que celui qui lui est

donné aujourd’hui. C’est aussi un moyen didactique qui vise à une meilleure appréhension

des réalités passées par les lecteurs : l’histoire essaie toujours, selon Ivan Jablonka, de « dire

juste avec des mots faux »

228

. Lorsque Guizot souhaite expliquer la différence entre l’homme

libre et le leude, il utilise un anachronisme de méthode afin d’être sûr de rendre son récit le

plus transmissible possible :

En sorte que, si l’on veut absolument appliquer l’idée de la noblesse,

qui est l’œuvre du temps, à une époque où le temps n’avait encore rien

reconnu ni garanti, il faut dire que les hommes libres étaient une

noblesse en dissolution, en décadence, et les leudes une noblesse en

progrès.

229

C’est aussi un outil de fiction qui permet la meilleure représentation d’une période entière au

sein d’un récit le plus court possible, c’est-à-dire le plus intelligible possible. À la manière

dont les historiens inventent des catégories comme celle de Moyen Âge ou de Renaissance

pour représenter une réalité complexe, donnant ainsi à un minimum de lettres (un mot) la

charge sémantique de toute une période, les écrivains du début du XIX

e

siècle chercheront à

allier des ambitions a priori inconciliables : la vulgarisation, le souci du détail, l’intelligibilité

et la transmissibilité de ce qui est écrit. Dans Le Chevalier de Maison-Rouge, Alexandre

Dumas utilise ainsi une fiction de méthode pour rendre compte d’une réalité le plus

fidèlement possible. Essayant de rendre compte de la Terreur, il concentre son récit sur

quelques jours seulement de 1793, et condense dans ces quelques jours des éléments qui

appartiennent bien à la Terreur mais qui n’ont pourtant pas coexisté au même moment : le

culte calendaire, l’obligation du tutoiement, la carte de civisme, le culte de la Raison et de

228 Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Éditions du Seuil, 2014, p. 206. (désormais : L’histoire est une littérature contemporaine)

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l’Être Suprême, etc. Ce procédé anachronique offre pourtant une vision intelligible et réelle de

ce à quoi a pu ressembler la Terreur en 1793. Comme l’écrit Ivan Jablonka, « l’anachronisme

maîtrisé traduit une réalité pour les lecteurs d’aujourd’hui »

230

. Le sous-titre de l’œuvre,

« Épisode de 93 », s’éclaire ainsi dans cette perspective : il s’agit de ne parler que d’un

moment de cette période, tout en contenant dans ce moment l’ensemble de l’histoire de cette

période, qui elle-même est comprise comme un moment d’une histoire qui la dépasse. À

nouveau les temps se chevauchent dans cet ouvrage : quoiqu’il n’y ait pas ici de voyage, les

temps communiquent par le biais de personnages représentant différentes époques en lutte.

L’échange entre ces personnages produit d’ailleurs non seulement un processus de

communication mais également de contamination entre les époques. Le républicain Lorin,

s’adressant à Geneviève Dixmer pour lui reprocher son langage, voit ainsi le sien se

transformer au contact de la jeune femme : « D’abord, vous dites monsieur, ce qui est une

grande faute, entends-tu, citoyenne. Allons, voilà que je dis vous, moi »

231

. À la manière de

Balzac dans Les Chouans, l’œuvre porte d’ailleurs sur la rencontre de deux personnages

antithétiques, le républicain Maurice Lindey, qui pourrait représenter à lui tout seul la

Révolution en marche

232

, et la royaliste Geneviève Dixmer. Les deux personnages vont

tomber amoureux et finir tragiquement, comme le marquis de Montauran et Marie de

Verneuil, signant ainsi l’accord des deux auteurs sur l’impossibilité tragique de réconcilier les

époques après la Révolution française. On peut considérer Les Chouans, ainsi que Le

Chevalier de Maison-Rouge, comme des œuvres qui tentent d’offrir une réponse à cette

impossibilité apparente, qui par l’écriture mêlent les temps et usent de l’anachronisme pour

donner une forme littéraire à la réconciliation qui constituera toute l’entreprise du siècle.

L’anachronisme considéré aujourd’hui par les historiens comme le « péché des péchés »

233

,

pour reprendre une expression de Lucien Febvre, est celui qui consiste non pas à décentrer

son regard mais à l’abstraire de toutes autres considérations que celles du présent et de

l’auteur. Cette même opération qui vise à ne considérer l’exotisme des temps passés qu’à

travers le regard qu’est celui du contemporain, et qui supprime ainsi toute la polyphonie

spécifique à l’historiographie, est tout autant critiquée par les auteurs de la première moitié du

XIX

e

siècle. Ainsi Stendhal, lorsqu’il défend Napoléon dans la Vie de Napoléon :

230 Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine, op. cit., p. 205.

231 Alexandre Dumas, Le Chevalier de Maison-Rouge (1846), Paris, Gallimard, 2005, p. 57.

232 « Maurice avait assisté à la prise de la Bastille, écrit le narrateur ; il avait été de l’expédition de Versailles, il avait combattu comme un lion au 10 août ». Ibid., p. 79.

233 Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1968, p. 15.

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La nation se montra parfaitement indifférente quand le premier consul

lui ôta la liberté de la presse et la liberté individuelle. Aujourd’hui,

elle souffre profondément de leur absence. Pour être juste, elle ne doit

pas sentir avec sa susceptibilité d’aujourd’hui les événements

d’alors.

234

Mais aussi Guizot qui, après avoir utilisé l’anachronisme comme un outil de transmission, le

récuse lorsqu’il s’agit de n’y voir qu’un moyen de ramener le passé aux considérations

exclusives du temps présent :

C’est une grave erreur que de juger une institution, une influence,

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