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20. Comparaison des cas étudiés

20.3 Evolution des marqueurs

Enfin, pour terminer la comparaison entre 1970 et 2014, il est intéressant de se pencher sur l’évolution des marqueurs mobilisés par les politicien-ne-s lors de ces deux initiatives.

Premièrement, j’aimerais éclairer l’évolution du genre comme marqueur, tenter d’« illuminate

changing roles of gender as a boundary marker » (Fischer, Dahinden, 2016 : 5). Mon analyse montre

que le genre est le marqueur qui a subi la plus forte évolution entre l’initiative Schwarzenbach et l’initiative contre l’immigration de masse. Lors de l’initiative Schwarzenbach, le rôle traditionnel et inégalitaire de genre est attribué subjectivement aux Suisses, connoté positivement, et mobilisé afin de construire la frontière symbolique envers les Italien-ne-s. Un demi-siècle plus tard, les politicien-ne-s attribuent à l’inverse un rôle de genre égalitaire aux Suisses. Le même rôle de genre traditionnel et inégalitaire est maintenant mobilisé pour définir les musulman-e-s, et connoté négativement. Ainsi, en lien avec Fischer et Dahinden (2016), il est possible de dire que :

Perceptions of gender and gender representations have changed over time, shifting from classical representations of gender (…) towards the normative of gender equality. (…) Perceptions of Swiss women shift from classical gender representation to being equal and emancipated (Ibid. : 16-17).

Ainsi, il est vraiment paradoxal de voir qu’en 1970, il était positivement connoté que la femme suisse s’occupe de son foyer, selon une conception inégalitaire des rôles de genre, alors que moins de cinquante ans plus tard, le même rôle de genre inégalitaire, complètement délégitimé dans le discours politique, est subjectivement attribué aux musulmanes, et considéré comme incompatible avec les valeurs de la démocratie libérale suisse ! Ainsi, en moins de cinquante ans, une inversion complète des représentations des rôles de genre du « nous » et du « eux » a eu lieu, si bien que certains politiciens (qui ont pourtant vécu les années 70 !) soulèvent que l’égalité de genre représente maintenant un « pilier » de ce qu’ils appellent la « culture occidentale ». Contrairement aux années 70, le

gendernationalism, cette forme particulière de nationalisme politique représentant l’égalité de genre

comme un impératif normatif (Dahinden, Fischer, Menet, Kristol, 2018) est maintenant très présent dans le disours politique. Cette évolution historique est vraiment frappante.

Concernant l’évolution du marqueur religieux, deux points me paraissent importants. Premièrement, le marqueur religieux est beaucoup moins saillant durant l’initiative Schwarzenbach. Il est utilisé marginalement par certains politiciens de cantons et villages protestants pour marquer la frontière avec l’Italien-ne, mais il n’est pas plus visible que cela dans les discours d’époque. Contrairement à

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l’initiative contre l’immigration de masse, où ce marqueur de la religion est énormément mobilisé par les politicien-ne-s pour marquer la frontière avec les Extra-Européen-ne-s musulman-e-s.

Deuxièmement, tout comme le genre, le marqueur religieux a subi une évolution : en effet, la perception de la différence religieuse a changé avec le temps. Dans les années 70, la religion est mobilisée en faisant une dichotomisation protestant-e-s/catholiques pour marquer une frontière entre Suisses et Italien-ne-s. En 2014, ce marqueur est mobilisé en faisant une dichotomisation chrétien-ne-s/musulman-e-s afin de marquer une frontière entre Suisses et Extra-Européen-ne-s musulman-e-s. La distinction catholique/protestant a complètement disparu des discours :

Walter- C’est très intéressant, il y a eu aucun discours, ou débat protestant/catholique en 14. Parce qu’on est dans un autre régime : on est dans la défense de la chrétienté face à l’Islam. On n'est plus à se combattre entre protestants et catholiques. Parce que comme on est tous les deux passés minoritaires dans la société, on se défend, plus ou moins maintenant, entre nous.

Cette évolution au niveau religieux fait de nouveau penser à un shifting (Wimmer, 2008a ; b ; Zolberg, Woon, 1999) des frontières. La ligne de démarcation entre protestant-e-s et catholiques est relocalisée, et ces deux catégories sont groupées dans une nouvelle catégorie : les chrétien-ne-s, qui sont opposé-e-s à l’Islam.

Le marqueur de la classe sociale- qui renvoie à la position inégalitaire occupée dans le système productif- et la hiérarchisation plus générale entre un « nous » de statut supérieur et un « eux » de statut subalterne, ont perdu de l’importance entre l’initiative Schwarzenbach et l’initiative contre l’immigration de masse. Alors que durant l’initiative Schwarzenbach, la classe sociale était importante pour marquer la frontière entre la communauté nationale imaginée suisse et les Italien-ne-s, cet élément a presque disparu lors de l’initiative contre l’immigration de masse. En effet, les politicien-ne-s relèvent que lepoliticien-ne-s immigré-e-politicien-ne-s ont en 2014 toutepoliticien-ne-s politicien-ne-sortepoliticien-ne-s de qualificationpoliticien-ne-s, depoliticien-ne-s plupoliticien-ne-s qualifiéepoliticien-ne-s au moinpoliticien-ne-s qualifiées, et qu’il n’y a donc plus vraiment de distinction entre un « nous » suisse et un « eux » étranger par rapport à la position occupée dans le système de production économique. De plus, en 2014 les personnes étrangères ne sont plus perçues comme ayant un statut hiérarchiquement subalterne aux Suisses, ou comme étant à leur service, comme à l’époque Schwarzenbach : l’aspect post-colonial a donc également disparu.

La « culture » apparaît comme un marqueur saillant mobilisé par les politicien-ne-s lors des deux initiatives. En effet, les politicien-ne-s marquent chaque fois la frontière entre un « nous » et un « eux » avec l’idée que nous sommes culturellement différents. Il s’agit toujours d’une vision herdérienne (Wimmer, 2009) ou de sens commun de cette culture. Ce marqueur de la culture est mobilisé durant l’initiative Schwarzenbach pour marquer la frontière avec les Italien-ne-s, et durant l’initiative contre l’immigration de masse pour marquer la frontière envers les Extra-Européen-ne-s musulman-e-s. Il

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subit une légère évolution. En effet, la différence de culture renvoie à l’époque Schwarzenbach à un style de vie, ou une culture locale/nationale qui serait différente entre Suisses et Italien-ne-s. Durant l’initiative contre l’immigration de masse, il s’agit plus d’opposer une « culture occidentale », qui serait dérivée du christianisme, à une « culture islamique ». Là de nouveau, il est possible d’observer une sorte de shifting de la frontière (Wimmer, 2008a ; b ; Zolberg, Woon, 1999) : la ligne de démarcation entre personnes de culture italienne versus suisse est relocalisée. Une nouvelle catégorie se forme : les personnes de « culture occidentale », que les politicien-ne-s opposent à celles de « culture islamique ».

Enfin, pour conclure, il est intéressant de remarquer que la « race », au sens d’une construction de la différence qui se baserait sur des différences physiques, visibles (Dahinden, 2017a) comme la couleur de peau, n’a pas vraiment été mobilisée par les politicien-ne-s lors de ces deux initiatives. Il est possible cependant de penser que dans leurs représentations, la whiteness est implicite, et que plusieurs identifient « the ‘Swiss’ subject with ‘white Europeanness’ » (Michel, 2015 : 413).

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Conclusion

Pour conclure, je vais tout d’abord résumer les résultats de mon analyse, en revenant à mes questions de recherche. Une fois cela fait, je considérerai les limites de ce travail, ainsi que les perspectives ouvertes pour des recherches futures.