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FRANÇOIS GRASSET

CHAPITRE QUATRE : DIFFUSION ET RÉCEPTION DE LA REPÚBLICA LITERARIA

4.3. Etude du texte de François Grasset

Dans cette partie plus informative, nous proposons une rapide étude de l’édition de François Grasset en terme de publication. Nous nous pencherons ensuite sur des questions liées à la traduction française. Il s’agira donc ici de livrer un regard critique sur le travail du libraire, et de comprendre certains de ses choix.

a-Une édition problématique

Si l’édition du texte semble être le fruit d’un projet commun, elle n’échappe cependant pas à des difficultés liées aux choix opérés par Grasset. En effet, le destin du texte de 1770 est, semble-t- il, plutôt chaotique. Nos analyses s’appuieront en partie sur la page de titre que nous intégrons en annexe213. En effet, deux éléments peuvent attirer notre attention. Le premier, mis en évidence par la

base de donnée Fleuron214 , concerne le lieu de publication du texte. Si la couverture, qui mentionne

« À Lausanne, chez François Grasset, libraire » peut sembler tout à fait claire, elle est en réalité trompeuse. En effet, le texte n’a pas été imprimé en Suisse mais à Lyon, chez Aimé Delaroche215.

Cette impression en France soulève deux possibilités : ou bien Grasset a, pour une raison inconnue, tardé à publier sa traduction, ou bien il s’agit là d’une contrefaçon et nous n’avons pas l’original216.

Dans tous les cas, la traduction du texte est tardive, Mayans y Ciscar le fait d’ailleurs remarquer en 1765 :

213 Annexes, p. 190.

214 Fleuron est une base de donnée de la bibliothèque cantonale de Lausanne, dirigée par Sylvio Corsini, et consacrée

aux imprimeurs suisses. Voir https://db-prod-bcul.unil.ch/ornements/scripts/index.html, page consultée le 29/03/2018.

215 Le matériel typographique utilisé est celui de Delaroche. Voir la base de données d’ornements d’imprimerie

maguelone.enssib.fr, page consultée le 29/03/2018.

Vous m’avez dit que vous feriez traduire et imprimer en français la República Literaria de Don Diego de Saavedra, comme je l’avais demandé, avec ma préface et mon discours de louange ; et si cette œuvre a vu le jour, je ne l’ai pas vue217.

Finalement, nous savons peu de choses sur les modalités réelles de l’édition du texte. Le caractère subversif de l’œuvre et de tout le corpus de Grasset rend difficile l’acquisition de certitudes à propos d’une littérature officieuse.

b-Critique traductologique

Maintenant que nous avons quelque peu défriché le contexte d’édition et les questions liées à l’édition, nous pouvons procéder à une étude traductologique qui mettra en lumière les choix opérés par Grasset dans la traduction de l’espagnol. Comprendre la manière dont le texte est traduit en français nous renseignera alors non seulement sur le positionnement de Grasset dans la tradition traductologique, mais aussi sur la lecture de l’œuvre faite par notre libraire.

Si la traduction est une négociation218, alors il semble que François Grasset se place parfois

comme un mauvais négociateur. En effet, le texte français est marqué par plusieurs défauts liés à des pertes ou des maladresses de traduction qui témoignent d’une incapacité à faire passer l’œuvre d’une langue à l’autre. Prenons d’abord l’exemple des suppressions, rapidement aperçues dans le paratexte :

La traduction [du discours de Mayans] en aurait été peu intéressante pour les lecteurs français, défigurée par la bigarrure de fréquentes citations espagnoles, ou insipide et quelquefois inintelligible par l’impossibilité de faire passer ces citations dans notre langue sans les dépouiller de tout ce qu’elles ont de beau et de piquant219.

Ce premier passage, même s’il ne concerne pas directement l’œuvre de Saavedra Fajardo, nous livre déjà le portrait d’un traducteur dont l’horizon de traduction n’est pas de proposer un équivalent de la langue espagnole au lecteur français. Confronté à l’intraduisibilité, ou plutôt à la perte supposée de l’intérêt du texte par le passage dans une autre langue, Grasset refuse ici toute négociation. De la même manière, lorsque Fernand de Herrera présente un parnasse poétique des auteurs hispaniques,

217 Lettre de Mayans à Grasset, datée du 09/05/1765. « me dijo Vm. que haría traducir i mandaría imprimir en francés la República Literaria de Dn. Diego de Saavedra, según yo la mandé i con mi Prefación i Oración en alabanza suya; y si esta obra ha salido a luz, yo no la he visto ».

218 Umberto Eco, Dire presque la même chose, Grasset, Paris, 2007. 219 Note de Grasset, p. 42.

107 le libraire lausannois affirme ne pas pouvoir traduire totalement le jeu de mot sur le nom de Lope de Vega :

Lope de Vega es una illustra vega de Parnaso220.

Voyons plutôt la note traductologique insérée sous forme de manchette par le traducteur :

Vega en espagnol signifie une plaine221.

Cet aveu d’intraduisibilité est nuancé par un choix de traduction qui, sans permettre de comprendre en l’absence de note la teneur du jeu de mot, laisse tout de même entendre qu’il existe :

Lope de Vega est comme son nom le porte, une riche plaine du Parnasse222 .

En ajoutant « comme son nom le porte (sic.) », absent de l’original, Grasset signale le jeu onomastique sans toutefois l’expliciter au sein même du texte. Cet aveu d’intraduisibilité pourrait faire pencher le texte de Grasset vers une forme de traduction approximation223. Or, au-delà de ces pertes signalées

par le traducteur, certaines suppressions semblent injustifiées ; tel est le cas de la traduction des «

Empresas Políticas » en « maximes politiques ». Faut-il comprendre que Grasset ne connaît pas les Empresas et ne perçoit pas ici la référence explicite au titre, ou bien s’agit-il d’un choix de traduction

conscient qui, pour s’adapter au lecteur français, efface la référence au texte espagnol ? Quand on sait que les Empresas ont été traduites, on peut légitimement penser que Grasset aurait pu donner leur titre français plutôt que de passer par une périphrase un peu trop générale. Dans sa négociation, notre libraire de génie a parfois perdu plus qu’il n’a gagné.

Or, parler de la République Littéraire uniquement en termes de pertes nous conduirait à occulter toute une démarche de traduction qui s’inscrit dans une tradition encore prégnante au XVIIIe.

Il s’agit des Belles Infidèles224, ces traductions qui, pour plaire au public, sont largement remaniées :

de la langue source à la langue cible, il ne reste parfois plus que le fond, et bien peu de forme. Or, si l’on peut reconnaître à François Grasset une certaine littéralité — qui est toutefois

220 p. 221. 221 p. 42. 222 p. 42.

223 Efim Etkind, Un art en crise. Essai de poétique de la traduction poétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982. 224 Georges Mounin, Les Belles Infidèles, Paris, Cahiers du Sud, 1955.

dommageable lorsque l’on est confronté à des structures grammaticales maladroites quand elles sont transférées de l’espagnol au français — il n’en demeure pas moins qu’il cède parfois à la tentation d’orner le texte de Saavedra Fajardo d’ajouts injustifiés. Prenons l’exemple de la description des bâtiments à l’intérieur de la ville dans la version originale :

[…] entramos en lo poblado y culto de la ciudad, la cual, reconocida por dentro no correspondía a la hermosura exterior, porque en muchas cosas era aparente y fingida225.

Voyons la traduction française :

[…] nous entrâmes dans le quartier le plus peuplé de la ville. Je reconnus alors que la beauté de ses édifices vus de près, était bien en dessous de ce qu’elle paraissait de loin. La plupart ne consistaient qu’en façades magnifiques, semblables à des décorations de théâtre, beaux dehors, et rien dedans226.

Si l’on excepte la tendance inflationniste ou augmentative de la traduction française — c’est souvent le cas lorsque l’espagnol est la langue source, et le français la langue cible, ce dernier étant plus ample — François Grasset peut toutefois être tenu responsable d’ajouts. L’intensif « bien en- dessous » surtraduit quelque peu le « no correspondía », accentuant ainsi le motif du desengaño, et l’on passe alors d’un système d’intériorité et d’extériorité (« por dentro » / « exterior ») à un système de proximité et de distance (« de près » / « de loin »). Le paradigme de l’intériorité et de l’extériorité est rejeté en fin de phrase (« beaux dehors, et rien dedans ») et apparaît alors comme un doublon. De la même manière, la mention des « façades magnifiques, semblables à des décorations de théâtre » n’est pas justifié par le texte. Il s’agit d’un ajout qui s’appuie sur l’interprétation de François Grasset : pour ce dernier, le passage se concentre sur le motif de la désillusion baroque. Ainsi, plutôt que de conserver la forme de l’espagnol, le traducteur procède à une réfection à la fois syntaxique et sémantique : l’invariant prioritaire qui définit la négociation avec le texte source est alors le message baroque sous-jacent. Il s’agirait alors, selon la typologie d’Etkind, d’une traduction interprétation somme toute courante au XVIIIe siècle.

Ainsi, si Grasset pèche parfois par défaut ou par excès, sa traduction reste globalement fidèle en raison de la clarté de la langue de Saavedra Fajardo. Quelques imprécisions ou traductions malheureuses peuvent être liées au statut même du texte et de son difficile établissement.

109 Traduction information227, la République Littéraire est prise entre deux feux : il lui faut à la fois faire

découvrir les enjeux du texte de Saavedra Fajardo avec toute la clarté dont ce dernier fait preuve, et relever le défi de la première traduction, qui selon Meschonnic, est une « traduction introduction » qui doit plaire au public cible228.

Conclusion : une déception française

Phénomène de mode, ou vrai chef-d’œuvre, la República Literaria a tout du succès : nombreuses rééditions en Espagne, diffusion européenne, traductions et retraductions dans différents pays. La collaboration de Mayans et de Grasset s’inscrit alors dans un mouvement plus général, et peut espérer une bonne réception au vu des enjeux du texte et du contexte politique, historique et culturel. Mais en l’absence de réédition et d’une diffusion retentissante en France, il semblerait que cette tentative de « coup littéraire », qui avait tout pour réussir, ait finalement peu d’impact dans le monde francophone, alors que l’Angleterre et l’Allemagne lui réservent un meilleur accueil. Si la traduction de Grasset est globalement dans le goût de l’époque, on peut imaginer qu’elle n’a pas aidé à la diffusion du texte : notre libraire n’est en effet pas réellement auteur lui-même, et manque ainsi quelquefois d’élégance. En fin de compte, la diminution, puis l’arrêt des rééditions en Europe pose question : comment une satire contre-encyclopédique pouvait- elle percer dans un monde littéraire et philosophique marqué par le goût des encyclopédies et autres ouvrages savants ? Au XVIIIe, l’ère

n’est plus au soupçon : Grasset et sa traduction arrivent peut- être à contretemps.

227 Toujours selon Etkind, elle cherche surtout à rendre compte du sens du texte le plus simplement possible, il s’agit

d’une traduction « sémantique ».

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