• Aucun résultat trouvé

Les discussions sur les correspondances entre assimilation/intégration et culture/religion nous mènent vers un dernier débat de fond concernant la nature de la question morisque, celui de la nación, de l’ethnicité. On sait que Tulio Halperin Donghi mit le premier en exergue le concept de nation morisque dans son titre « un conflicto nacional », en insistant sur le fait qu’il ne le l’entendait pas comme une « nation » dans le sens qu’on donne à ce mot à partir du XIXe siècle, mais simplement comme le fait d’un groupe qui se désignait à l’époque comme « la nación de los cristianos nuevos de moros », c’est-à-dire le collectif ayant une origine commune (sans que cela entraîne une connotation ethnique précise, mais plutôt, ici, religieuse). Youssef El Alaoui a proposé que l’utilisation de nación dans ce contexte était équivalent au concept d’ethnicité72

. Les analyses de Mercedés García-Arenal ont pour sa part mis en évidence une opposition entre les historiens pour qui, comme Bernard Vincent, le fait morisque était un fait ethnique où la religion n’était qu’un élément parmi d’autres, et ceux pour qui, comme Mikel de Epalza, il s’agit d’abord d’un fait religieux qui subordonnait les autres facteurs73

. Dans un ouvrage dirigé par Cardaillac, Epalza a proposé que l’Inquisition était

72

Youssef ELALAOUI, « L’évangélisation des Morisques ou comment effacer les frontières religieuses [en ligne] », Cahiers de la Méditerranée, 16 novembre 2009, vol. 79, no 2009, pp. 1‑22.

73

l’unique institution « qui attaquait directement ce qui était, pour eux, l’essence de leur identité : l’appartenance à une communauté de foi et à une communauté de vie sécurisante. C’est l’une et l’autre que le Saint-Office cherchait à détruire. Or c’était bien là le cœur du « problème morisque »74. Voilà qui nous oblige à interroger la place qu’on

doit accorder à la religion dans la « question morisque » : était-elle le cœur de la question ou un élément parmi plusieurs autres dans la définition des identités des groupes en présence? La question n’est pas simple, puisqu’elle suppose une classification des coutumes servant de marqueurs d’identité selon qu’elles soient « culturelles » ou « religieuses » alors même que nous savons, depuis l’essai de Julio Caro Baroja, que les contemporains répugnaient souvent à établir cette distinction75

.

Il nous semble que l’approche d’Epalza n’est pas satisfaisante. Non parce que nous ne considérons pas la religion comme une dimension essentielle de la question morisque, mais plutôt parce qu’en en faisant le cœur de celle-ci, nous négligerions plusieurs faits. D’abord, l’identité morisque s’était souvent maintenue intacte malgré le fait que la connaissance de l’islam se fut considérablement appauvrie parmi les nouveaux chrétiens76

. Ensuite, en considérant la religion comme le facteur décisif de la question morisque, nous risquerions de négliger le fait que le maintien de l’identité morisque est le produit de rapports de pouvoir. Des rapports de pouvoir intracommunautaires, lorsque les notables s’efforcent d’assurer la cohésion du groupe par le clientélisme, les œuvres de charité et la menace. Des rapports de pouvoir intercommunautaires lorsque les mêmes notables corrompent des fonctionnaires du

74

Louis CARDAILLAC, Les Morisques et l’inquisition, Paris, Publisud, 1990, p. 344.

75 Déjà en 1957, il mettait en garde contre la tentation de se laisser « fascinar, pues, demasiado por

clasificationes y definiciones previamente establecidas ». L’avertissement n’a pas toujours été entendu. Julio CAROBAROJA, Los moriscos del reino de Granada, Ensayo de historia social, Madrid, Alianza Editorial, 2003, p. 117.

76 C’est une conclusion forte à laquelle sont parvenus Halperin Donghi, García-Arenal et Carrasco, entre

autres. Tulio HALPERINDONGHI, Un conflicto nacional, op. cit. ; Mercedes GARCÍA-ARENAL, Inquisición y

moriscos, Los procesos del Tribunal de Cuenca [1978], Madrid, Siglo XXI de España Editores, 1987, 172 p ;

Raphaël CARRASCO, « Le refus d’assimilation des Morisques », in La monarchie catholique et les

Morisques (1520-1620), Montpellier, Université Paul-Valéry - Montpellier III, 2005, pp. 9‑55 ; Raphaël

CARRASCO, « Morisques anciens et nouveaux morisques dans le district inquisitorial de Cuenca », in La

monarchie catholique et les Morisques (1520-1620), Montpellier, Université Paul-Valéry - Montpellier III,

Saint Office ou paient généreusement leurs seigneurs et souverains pour qu’ils les laissent vivre en paix. Ce sont ces rapports de pouvoir qui sont décisifs dans le déroulement des prédications. Ce sont également eux qu’expriment les concepts d’ethnicité et de frontières ethniques proposés, d’abord par Mercedés García-Arenal77,

puis par Youssef El Alaoui.

Ce dernier a proposé l’emploi des termes « d’ethnicisation », « d’ethnicité » et de « frontières ethniques » pour analyser les effets des politiques d’évangélisation des Morisques78

. C’est à la sociologue Jacqueline Costa-Lascoux qu’il emprunte le premier concept, qui désigne « une explication ethnique des problèmes sociaux ayant comme résultat l'essentialisation de la différence avec une opposition nous/les autres fortement teintée d'ethnocentrisme »79

. Une explication « ethnique » renvoie aux groupes d’appartenance auxquels s’identifient les acteurs. Remarquons ici la genèse très polémique du concept « d’ethnicisation »: Costa-Lascoux l’utilise pour dénoncer le processus à l’œuvre dans les banlieues françaises80

. Cet usage est représentatif de l’emploi de ce terme dans la sociologie française ou dans le discours public de l’Hexagone. Préférer « ethnicisation » à « ethnicité »81

, selon Hélène Bertheleu, est une spécificité française façonnée par la polémique entre les tenants du modèle d’intégration « communautariste » (ou « anglo-saxon ») et ceux du modèle « républicain » (ou « français »)82

. Pour Bertheleu, les Français tendent, à tort, à associer le concept « d’ethnicité » – ou – à un essentialisme qui reproduirait les mécanismes

77 Mercedés GARCÍA-ARENAL, « El problema morisco », op. cit. ; Mercedes GARCÍA-ARENAL, Conversions

islamiques: identités religieuses en islam méditerranéen - Islamic conversions: religious identitifes in Mediterranean Islam, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 7‑8.

78

Youssef ELALAOUI, « L’évangélisation des morisques », op. cit.

79

Ibid., p. 3.

80 Jacqueline COSTA-LASCOUX, « L’ethnicisation du lien social dans les banlieues françaises », Revue

européenne des migrations internationales, 2001, vol. 17, no 2, pp. 123‑138.

81

« Ethnicité », c’est-à-dire un concept forgé « pour décrire, dans une approche dynamique et constructiviste, les situations sociales marquées par des relations interethniques […] permettant d’explorer les dimensions objectives et subjectives des relations entre les groupes ethniques ». Hélène BERTHELEU, « Sens et usages de « l’ethnicisation ». Le regard majoritaire sur les rapports sociaux ethniques. », Revue européenne des migrations internationales, 2007, vol. 23, no 2, p. 2.

Plus généralement, la notion d’ethnicité renvoie à l’identification des groupes entre eux.

82

coloniaux. Employer « ethnicisation » pour désigner le processus de désignation des groupes est alors une manière de nier les sentiments d’appartenance à ces groupes, considérés comme des phénomènes anormaux ou pathologiques. C’est le cas de l’article de Costa-Lascoux traite d’ethnicisation dans la société française contemporaine comme la production de divisions ethniques depuis la société dominante. « L’ethnicisation du lien social » tendrait alors à rompre la logique du modèle républicain d’intégration et à entraver la bonne intégration des minorités françaises en les enfermant dans une identité essentialisée, c’est-à-dire une identité dont ils ne pourraient s’échapper83

.

Le recours aux travaux théoriques de Danielle Juteau permet de comprendre en quoi cette vision de l’ethnicisation est insatisfaisante84

. Juteau explique que la sociologie française s’est nourrie d’influences idéologiques issues de la rationalité des Lumières et des courants marxistes, deux traditions intellectuelles qui ont en commun un universalisme radical. Ce trait discrédite d’emblée l’ethnicité, qui ne pouvait être conçue, au mieux, que comme une donnée dépourvue de pertinence. Plus généralement, elle était un archaïsme, une superstition, ou une idéologie bourgeoise vouée à justifier la domination d’une classe sur une autre. En fait, ces courants théoriques, qu’ils soient modernistes ou marxistes, partageaient un biais assimilationniste85

.

Ce détour par la littérature sociologique nous aide à comprendre avec quels concepts nous jouons. En conjuguant les notions d’ethnicisation – la production d’ethnicité par l’extérieur – et les notions d’ethnicité et de frontières ethniques selon

83

On notera que c’est un excellent exemple de la manière dont les enjeux du présent influencent l’analyse du passé. En utilisant la définition de l’ethnicisation par Costa-Lascoux, El Alaoui transpose à l’Espagne du XVIe siècle un concept forgé pour la France du XXIe siècle. Pour en faire un usage utile, il faudra par conséquent veiller à dépouiller le concept d’ethnicisation des préoccupations républicaines de Costa-Lascoux.

84 L’essentiel des articles de cette chercheuse sur la théorisation de l’ethnicité ont été regroupés dans le

recueil Danielle JUTEAU, L’ethnicité et ses frontières, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1999, 229 p. L’article décisif remonte à 1983 : Danielle JUTEAU-LEE, « La production de l’ethnicité ou la part réelle de l’idéal », Sociologie et sociétés, 1983, vol. 15, no 2, pp. 39‑54.

85

Fredrik Barth, qui les décrit comme des interactions sociales définissant les identités86

, El Alaoui se livre à un amalgame entre une théorie et sa critique. Le reconnaître n’empêche pas de retenir le questionnement généré par l’usage de ce concept. D’après El Alaoui, l’objectif de l’ensemble des mécanismes d’évangélisation des Morisques consistait à faire « disparaître les frontières ethniques ». Cependant, le dispositif même d’évangélisation des Morisques ethnicisait le processus, en produisant des marqueurs ethniques qui avaient pour résultat de reproduire les frontières entre les communautés par un traitement différencié. La question peut donc être posée concernant les principaux mécanismes d’assimilation – l’encadrement séculier, le réseau paroissial, le dispositif de répression et les campagnes d’évangélisation – contribuèrent-ils à reproduire les distinctions entre communautés?87

Que la vision barthienne de l’ethnicité et de ses frontières puisse s’appliquer au Moyen Âge espagnol, on s’en convaincra facilement. Sans employer les mots « d’ethnie », ou « d’ethnicité », différents médiévistes ont mis au jours des dynamiques d’interaction La « frontière ethnique » ou « frontière intérieure » sont des notions analytiques qui ont déjà été employées concernant l’Aragon médiéval. David Nirenberg a mis en valeur la surveillance de ces frontières par les communautés en présence, tant au plan des conversions que sur celui du symbolique88

. Les grands prédicateurs religieux, comme Francisco Eiximenis et Vicente Ferrer, ont contribué par leurs prêches à renforcer de telles frontières entre les communautés, cherchant à favoriser les conversions, mais aussi à séparer les chrétiens des infidèles afin d’éviter toute altération

86 Philippe POUTIGNAT, Jocelyne STREIFF-FENART et Fredrik BARTH, Théories de l’ethnicité. Suivi de « Les

groupes ethniques et leurs frontières », Paris, Presses Universitaires de France, 2008, 270 p.

87

La question a été posée par Rafael Benítez Sánchez-Blanco et Juan Francisco Pardo, qui considèrent toutes les mesures d’identification des Morisques comme un facteur renforçant leur identité. Rafael BENÍTEZ SÁNCHEZ-BLANCO et Juan Francisco PARDO, « Obstacles à l’intégration des Morisques du royaume de Valence, Discrimination légale et résistance morisque », Cahiers de la Méditerranée, 2009, no 79, pp. 171‑194.

88

David NIRENBERG, Violence et minorités au Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, 351 p.

de la foi des premiers89

. Il conviendrait alors de comprendre ce que sont devenues ces frontières ethniques à l’époque moderne.

Il n’entre pas dans notre projet de faire l’inventaire de l’ensemble des marqueurs symboliques qui érigent, au XVIe siècle, une frontière entre Morisques et vieux chrétiens, mais il nous apparaît nécessaire de souligner que c’est précisément à ce niveau que se joue la délicate tâche du prédicateur, chargé alternativement d’effacer les frontières ou, au contraire, de jouer les garde-frontières. Le converti franchit une frontière entre les communautés, il se retrouve donc l’objet des jeux de pouvoirs qui permettent le maintien de la frontière. Ces jeux de pouvoirs ne profitent pas à tous de manière égale. Pour les plus riches d’entre les Morisques, la communauté est l’entité qui leur permet d’avoir un statut social valorisant, plutôt que d’être un citoyen de seconde classe sans espoir d’ascension sociale. Ils mettront donc en œuvre tous leurs moyens pour préserver l’identité de la communauté et maintenir leur statut. Pour de puissants vieux chrétiens, en particulier les seigneurs de Morisques, l’existence de la communauté morisque crée une population à exploiter. Ils n’ont donc pas intérêt à les voir disparaître90

. Ce qui nous intéresse ici, c’est que ces rapports de pouvoir qui maintiennent les frontières ethniques affectent nécessairement les méthodes des prédicateurs. Dans un contexte où de vastes processus bousculent les rapports de force à nous les niveaux de la société, des plus hautes sphères du pouvoir aux plus humbles communautés, les méthodes de prédication aux Morisques se retrouveront affectées différemment selon l’évolution de la situation. Nous nous proposons de découvrir comment.

89

María Teresa FERRERMALLOL, « Frontera, convivencia y proselitismo entre cristianos y moros en los textos de Francesc Eiximenis y de San Vicente Ferrer », in Soto Rábanos, José María (dir.) Pensamiento

mediaval hispano: homenaje a Horacio Santiago-Otero, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones

Científicas, 1998, vol.2, pp. 1579‑1600.

90

Raphaël CARRASCO, « Le refus d’assimilation des morisques », op. cit. ; Raphaël CARRASCO, « Les morisques levantins à la croisée des pouvoirs », in La monarchie catholique et les Morisques (1520-1620), Montpellier, Université Paul-Valéry - Montpellier III, 2005, pp. 148‑168.