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Chapitre 1. Antialcorans et catéchismes : une périodisation

5. Discussion sur la périodisation

Nous venons d’effectuer une classification des traités spécialisés pour la conversion des Morisques en deux types, en passant brièvement en revue ces derniers dans l’ordre chronologique de leur publication. Ce faisant, nous avons mis en lumière une périodisation qui, à notre connaissance, n’a jamais été soulignée ou discutée par les historiens. En effet, dans la publication de manuels pour l’évangélisation des Morisques, deux périodes ressortent distinctement. La première est dominée par les traités de

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Luis RESINES (dir.), Catecismo del Sacromonte, op. cit.

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Benjamin EHLER, Between Christians and Moriscos, op. cit., p. 119, 200. Le critère de la langue comme motif de censure a été nuancé par Francisco PONS FUSTER, « El patriarca Juan de Ribera y el Catechismo », op. cit.

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Martín PÉREZ DE AYALA, Catechismo para instrucción de los nuevamente convertidos de moros,

impresso por orden del Patriarcha de Antiochia y Arçobispo de Valencia Don Iuan de Ribera, Valencia,

Pedro Patricio Mey, 1599 ; Ramón ROBRESLLUCH, San Juan de Ribera, op. cit., p. 405‑411 ; Benjamin EHLER, Between Christians and Moriscos, op. cit., p. 119‑125 ; Ricardo GARCÍACARCEL, « Estudio crítico del catecismo Ribera-Ayala », op. cit. ; Francisco PONS FUSTER, « El patriarca Juan de Ribera y el Catechismo », op. cit.

nature polémique. Dans la seconde, en revanche, ces traités cèdent la place à des catéchismes.

La césure se situe dans la décennie de 1550. C’est en 1555 qu’est publié le dernier des antialcorans, celui de Lope de Obregón. D’autres verront le jour plus tard, mais uniquement après l’expulsion des Morisques : ils seront destinés à des missions lointaines ou une discrète conversion des Morisques ayant échappé à l’expulsion. La période de 1555 à 1609, quant à elle, se caractérise par une nette prédominance des catéchismes.

Cette périodisation demeure valide, à quelques altérations près, lorsque nous tenons compte des traités que nous avons écartés de notre corpus principal. Les titres qui s’ajoutent à la première période sont des textes polémiques. En effet, la représentation de l’islam dans le Castillo inexpugnable de la fee réponds aux caractéristiques des traités polémiques. L’approche de l’Islam par Luis Vives n’est guère différente de celle de l’antialcorano de Bernardo Pérez de Chinchón. Certains traités de Raymond Lulle, ceux qui furent édités à Valence à l’instigation de l’humaniste asturien Alonso de Proaza, se rangent également dans ce groupe. Quant à la période catéchétique (1556-1609), nous ajoutons deux traités de catéchèse et un de polémique. Dans les œuvres de Jean Damascène qui furent utilisées par le jésuite Jerónimo de Mur dans les années 1580, c’est l’apologétique qui domine – mais le traité demeure plus proche des textes polémiques que des catéchismes –, car il s’agissait surtout pour le saint de Damas de dire à ses compatriotes ce qu’ils devaient répondre contre les attaques des musulmans sur les matières les plus difficiles146

. Quant à la cartilla de Francisco de Navarra et au guide de Luis de Granada, ils appartiennent tous deux à la grande famille des outils de catéchèse.

La période dominée par les antialcorans n’ignore pas non plus les catéchismes. Nous en avons relevé cinq ou six : la compilation des écrits de Talavera, l’Arte de Pedro de Alcalá, le catéchisme du docteur Villalpando, la doctrine mentionnée par Ramírez de Haro, le catéchisme du synode de Guadix, auxquels on pourrait rajouter les Dialogos

146 John TOLAN, Les Sarrasins, L’islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge, Paris, Flammarion,

Cristianos. Ce nombre est quasiment équivalent à celui des antialcorans produits ou utilisés durant cette époque. Mais deux de ces catéchismes (celui du docteur Villalpando et celle mentionnée par Ramírez de Haro) ont été perdus, peut-être en raison de leur faible diffusion. Par ailleurs, pendant cette période, la longueur moyenne des antialcorans est plus grande que celle des catéchismes.

Soulignons cependant que trois – c'est-à-dire la moitié - des catéchismes publiés entre 1492 et 1555, furent publiés dans la période marquée par la conversion générale de Grenade (1492-1507). Au cours de ces quinze années, aucun nouvel antialcoran ne fut rédigé, et un seul fut publié, la Reprobación del Alcorán – il est vrai, selon deux éditions, l’une latine, l’autre castillane147

. Il faut donc distinguer une sous-période s’étendant de 1492 à 1507148

, qui correspond aux dates de l’épiscopat de Talavera à Grenade. Une fois retranchés les textes de cette période, nous nous trouvons, de 1507 à 1560, avec un total de 5 textes polémiques pour deux catéchismes, en comptant l’hypothétique catéchisme perdu de Ramírez de Haro. Par la suite, jusqu’en 1609, toutes les nouvelles publications sont des catéchismes, dont un seul (le catéchisme dit « Ayala- Ribera », de 1599) comporte une section vouée à une polémique systématisée. Il y a donc une éclipse des antialcorans entre 1555 et 1609, dont l’une des causes probables est la censure inquisitoriale149

.

Suite à cette éclipse, le moment de l’expulsion des Morisques voit ressurgir tout d’un coup les thèmes de la polémique antimusulmane tels que présentés par les antialcorans. Mais l’objectif de ces publications a changé. Ces textes ne s’adressaient plus à des clercs chargés de l’évangélisation des morisques, mais à un public cultivé de vieux chrétiens, celui qui avait été choqué par le spectacle misérable de l’expulsion. Devant la réaction de ce public, il était nécessaire de justifier une mesure si cruelle par

147 Sur l’édition de la Reprobación del Alcorán et de sa version latine, Cándida FERREROHERNÁNDEZ, « De

la Improbatio Alcorani a la Reprobación del Alcorán », op. cit.

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A contrario, si nous avions inclus dans notre cadre d’analyse les traités publiés avant la prise de Grenade, le nombre de textes polémiques aurait été gonflé de nombreuses contributions, comme celles de Juan de Torquemada, Juan de Segovia, Pedro de la Cavallería, Alonso de Espina, etc… Ana ECHEVARRÍA, The Fortress of Faith, op. cit.

149 Nous reviendrons sur cette question au septième chapitre. Pons Fuster a émis des doutes sur

l’efficacité de la censure pour l’antialcorano de Bernardo Pérez de Chinchón. Francisco PONSFUSTER, « El patriarca Juan de Ribera y el Catechismo », op. cit., p. 194.

la mise en œuvre méticuleuse d’une diabolisation des victimes. Bleda, Aznar Cardona, Fonseca, Guadalajara y Xavier récupérèrent ainsi les motifs qui rendaient la religion musulmane odieuse, croisés avec différentes argumentations tendant à démontrer que les Morisques s’accrochaient obstinément à cette même religion150. De tous, c’est Aznar

Cardona qui publia le traité le plus proche des arguments antialcoraniques.

Encore peut-on signaler d’autres traités de polémique anti-musulmane qui furent postérieurs à l’expulsion. Une section du fameux manuel du carme déchaux Tomás de Jesus, le De Procuranda Salute omnium Gentium, Chismaticorum, Hereticorum, Iudaeorum, Sarracenorum, caeterorum; Infidelium151

, publié après l’expulsion des Morisques (1613), consacrée à la conversion des musulmans, est essentiellement une compilation des traités polémiques rédigés depuis le Moyen Âge, dont il fournit les références. D’autres semblent avoir été consacrés à des missions outre-mer, en Iran, ou à la conversion des esclaves musulmans d’Espagne, comme le fut le manuel de conversion du jésuite Tirso González de Santalla, qui s’inspirait principalement des apports de Joan Andrés et Lope de Obregón152

. Examiner en détail cette littérature nous écarterait de notre propos, il ne s’agit ici que de prendre acte de l’existence d’une production polémique postérieure à l’expulsion.

La coupure de 1555 comporte un autre élément à ne pas négliger. Il s’agit d’un changement dans les stratégies linguistiques employées par les auteurs des traités examinés. Jusqu’à Lope de Obregón, ceux-ci n’hésitaient pas à employer directement l’arabe dans leurs traités. Après ce dernier, un seul traité emploie cette langue, la Doctrina de Martín Pérez, publiée en 1566.

Si l’usage de l’écriture arabe disparaît quasiment dans la deuxième période (le seul cas étant la Doctrina christiana en lengua arabiga de Martín Pérez de Ayala), en

150 Sur l’apologie de l’expulsion, nous renvoyons à Miguel Angel BUNES IBARRA, Los moriscos en el

pensamiento historico, op. cit., p. 31‑56 ; Francisco J. MORENO et Santiago TALAVERA, « Estudio

introductorio », in Juan Ripol y la expulsión de los moriscos de España, Zaragoza, Institución « Fernando el Católico », 2008, pp. 13‑48.

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Imprimé à Anvers en 1613. L’exemplaire consulté est celui de la Biblioteca Nacional de Madrid, cote 3/77744.

152 Emanuele COLOMBO, Convertire i musulmani, L’esperienza di un gesuita spagnolo del Seicento, Milan,

revanche dans la seconde, les auteurs se montrent un peu plus tentés par le latin, bien que l’usage en demeure réduit. Il était peu utilisé pour les traités que nous avons examinés pour la première période. Seuls deux d’entre eux étaient écrits en langue latine, la Improbatio Alcorani et les sermons de Martín García. Encore faut-il signaler que la première fut écrite au XIIIe siècle et que sa publication au début du XVIe siècle s’est accompagnée de celle d’une traduction castillane, alors que les sermons de l’archidiacre de Diacona ne furent traduits en latin qu’au moment de l’édition, pour en faciliter la diffusion dans l’ensemble de l’Europe. Nous ignorons si ceux qui furent prêchés aux mudéjares le furent en arabe153

. En revanche, Martín Pérez de Ayala avait commencé la rédaction de son catéchisme polémique en latin, langue que privilégia également Pedro Guerra de Lorca et à laquelle les censeurs de l’Inquisition souhaiteront revenir lors de l’édition finale du catéchisme Ayala-Ribera. C’est Philippe III qui en commanda la traduction à Juan de Ribera, puis ce dernier qui insista pour qu’il soit publié en castillan154

. Dans ces deux cas, le choix de la langue latine traduisait la volonté de restreindre le lectorat au clergé. De cette manière, ces ouvrages traitant de l’islam risquaient moins de tomber sous le coup de la censure inquisitoriale. Au contraire, si Juan de Ribera souhaitait que l’ouvrage soit en castillan, c’était pour en faciliter la lecture par le bas clergé.

Ce chapitre était destiné à exposer le corpus, ses principales caractéristiques et sa chronologie. La périodisation que nous avons établie servira de repère tout au long de notre thèse. L’objectif des deux prochains chapitres sera d’illustrer les caractéristiques des textes étudiés, leurs styles, leur unité profonde au-delà des multiples divergences qui marquent la diversité d’horizons de leurs auteurs. Au prochain chapitre, nous ferons donc un portrait-robot, si l’on peut dire, des antialcorans, en exposant leur contenu, les principes qui structurent leur argumentation et le ton général qui domine le genre. Dans le troisième chapitre, nous ferons de même pour les

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Nous pourrions ajouter que la polémique anti-musulmane de Luis Vives fut écrite en latin, mais adressée à Rome. Comme nous l’avons déjà dit, elle ne fut sans doute pas utilisée pour évangéliser les Morisques.

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catéchismes spécialisés pour les Morisques, en marquant la différence avec les antialcorans.