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CHAPITRE II : LE « MODELE SUEDOIS » ET L’ETAT-PROVIDENCE

II.2. L’E TAT PROVIDENCE SUEDOIS : UNIVERSEL ET GENEREUX

II.2.1. Vers un Etat-providence social-démocrate

À partir des années 1920, les Sociaux-démocrates – dont le parti n’a vu le jour qu’en 1889 – entrent pour la première fois au gouvernement et s’emparent de la question sociale, celle-ci devenant le pilier central de la politique sociale-démocrate, à tel point que l’histoire de l’Etat-providence et celle du Parti social-démocrate demeurent quasi- indissociables (Esping-Andersen, 1988 ; Korpi, 1983 et 1990).

Deux figures politiques en particulier, Per Albin Hansson et Gustav Möller32, marqueront l’émergence de l’Etat-providence suédois et contribueront à lui donner son caractère distinctif.

Dès le milieu des années 1920, Per Albin Hansson – pas encore Premier Ministre mais déjà très influent au sein du parti social-démocrate - s’écarte d’une analyse en termes de classes sociales, cette approche étant trop restrictive selon lui. La sociale démocratie doit

32 Trois autres personnages clefs de la sociale démocratie de cette époque méritent également d’être cités :

Ernst Wigforss, un des plus grands idéologues du parti et Ministre des finances pendant 17 ans, de 1932 à 1949, et Alva et Gunnar Myrdal, deux éminents sociaux-démocrates qui marqueront fortement la politique familiale et la politique du logement (Olsson, 1993, p.113). Nous reviendrons plus en détail sur les Myrdal dans le chapitre VII concernant les politiques de prise en charge des jeunes enfants en Suède.

au contraire s’adresser à des groupes beaucoup plus larges, voire à tous les citoyens33 (Antman, 1996a ; Esping-Andersen, 1988; Tilton, 1988 ; Stjernø, 2005). Lors d’un discours devant le Parlement en 1928 Per Albin34 va utiliser la métaphore du « foyer du peuple » (Folkhem) pour présenter sa vision de cette société englobante et égalitaire qu’il veut construire, un foyer dans lequel chacun a sa place et dans lequel chacun peut vivre dans la sécurité et le bien-être:

Les fondations d’un foyer sont la solidarité et l’empathie. Dans un bon foyer, il n’y a ni privilégiés ni laissés pour compte, il n’y a ni de chouchous ni d’enfants illégitimes. Nul ne regarde l’autre de haut, personne ne cherche à s’octroyer des avantages au détriment des autres, les forts n’écrasent pas et ne pillent pas les plus faibles. Dans un bon foyer règnent l’égalité, la sollicitude, la coopération, la serviabilité. Appliqués au grand foyer du peuple et des citoyens, ces principes signifient la destruction de toutes les barrières sociales et économiques qui divisent actuellement les citoyens entre privilégiés et laissés pour compte, entre dominants et dépendants, entre riches et pauvres, entre parvenus et appauvris, dépouilleurs et dépouillés. (Per Albin Hansson, 1928, cité dans Tilton 1988:371, notre traduction).

33 Il reprend en cela l’analyse de Hjalmar Branting, fondateur du parti social-démocrate. Deux ans après la

révolution russe, Branting considère avec une forte réprobation les résultats de cette révolution et la mise en place d’une dictature du parti communiste. Branting soutient que le socialisme ne peut aboutir si les autres classes sociales sont subordonnées à la classe ouvrière. Un sentiment de solidarité entre toutes les classes sociales doit être encouragé et développé. Les travailleurs doivent, selon Branting, apprendre à ne pas voir leurs opposants comme des ennemis qui doivent être éliminés par la violence ; l’objectif doit être au contraire de les rallier à la cause socialiste par la persuasion. Ce n’est qu’ainsi que le socialisme véritable peut être créé (Stjernø, 2005, en particulier pp. 113-115).

Sur ce sujet, on pourra lire la passionnante analyse de Steinar Stjernø sur l’histoire du concept de solidarité en Europe : Stjernø, Steinar (2005), Solidarity in Europe. The History of an idea, Cambridge University Press, Cambridge.

Voir également : Berman, Sheri (2006), The Primacy of Politics. Social Democracy and the Making of

Europe’s Twentieth Century, Cambridge University Press.

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Per Albin Hansson, ce « père de la Suède», sera communément appelé de son prénom par les Suédois et aujourd’hui encore, il reste dans les mémoires et dans les livres comme simplement « Per Albin ».

Cette métaphore du « foyer du peuple » deviendra rapidement synonyme de cet Etat- providence universel qui s’occupe de ses citoyens « du berceau à la tombe », et a également fonctionné comme un symbole unificateur de la nation suédoise. Nous verrons que la crise et les réformes des années 1990 ont été perçues comme une remise en cause voire une destruction de ce « foyer », l’Etat-providence ne semblant en effet plus en mesure, ou même prêt, à s’occuper de ses citoyens « du berceau à la tombe ».

Gustav Möller va lui aussi militer pour une redistribution des ressources. S’inspirant de ce qui se faisait au Danemark, il présente un programme d’assurances sociales qui se distingue à la fois du système bismarckien et du système sélectif de protection sociale : la protection sociale ne doit pas se limiter aux ouvriers mais couvrir toute la population et doit fonctionner sur la base de critères clairement définis et non selon un examen des ressources stigmatisant. Ce système d’assurances sociales doit permettre aux citoyens de ne pas avoir à dépendre de l’assistance aux pauvres, jugée inutilement stigmatisante, l’objectif de Möller étant de rendre ce système d’assistance obsolète (Antman, 1996a ; Korpi, 1990 ; Rothstein, 1998, en particulier pp.174-180). Pour Möller, l’éradication totale de la pauvreté devient l’objectif premier.

L’idée défendue par Per Albin Hansson et Gustav Möller est celle d’un droit à la protection contre certains risques sociaux, risques qui peuvent toucher tout un chacun et qui doivent donc être pris en charge par la société. Cette vision renverse totalement la logique assistancielle et transforme en profondeur les rapports entre Etat et société: les citoyens ne reçoivent pas un soutien et une aide de l’Etat parce que l’Etat est bon ou charitable mais parce qu’il s’agit d’un droit du citoyen.

Les programmes d’assurance mis en place vont ainsi se développer selon le principe d’une « assurance du peuple » qui inclut toute la population dans un même système d’assurance publique unique, ne différenciant pas les personnes selon leur occupation professionnelle ou leur niveau de revenu. L’idée que les prestations devaient être octroyées de façon universelle, sur la base de la citoyenneté et non sous forme de charité, est devenu un principe fondamental. Dans un premier temps, ce système d’assurance

n’offrira que des prestations forfaitaires identiques pour tous. Après 1945, ces prestations forfaitaires seront complétées par des prestations supplémentaires liées au revenu antérieur, ces prestations étant elles aussi gérées au sein du même système d’assurance publique unique.

La mise en place de ces prestations supplémentaires poursuit un double objectif : il s’agit d’une part de satisfaire les besoins et exigences des classes moyennes pour éviter que les personnes les plus aisées ne quittent le système universel existant et mettent en place leur(s) propre(s) système(s) d’assurance (privée). Il s’agit d’autre part d’évincer le secteur privé de façon à garantir un même accès et une même qualité de prestations à toute la population. Une même logique présidera au développement des services sociaux. Une telle stratégie implique néanmoins pour l’Etat d’être en mesure de satisfaire des attentes toujours plus élevées. Nous verrons qu’une partie de la crise de légitimité à laquelle vont être confrontés l’Etat-providence et, de fait, les sociaux-démocrates dans les années 1990 viendra notamment de la difficulté pour les pouvoirs publics de continuer à augmenter, voire à maintenir, des standards très élevés.

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