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La rue est un espace social extrêmement actif, où chacun trouve une place, même fugitive, à la différence d'une ville du Cap où la rue est un lieu de précarité et d'urgence, qui

autorise le transit mais non les sociabilités

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.

On rencontre ses voisines sur les pas de portes, les voisins, eux, se retrouvent le matin

ailleurs. Il est quelques points de ralliement très identifiables, où l’on rejoint toujours un peu

les mêmes : petit cercles d'habitués qui se retrouvent sans s'être donné le mot. A chaque

moment son lieu, aussi. Détricotant la proposition de M. de Certeau d'examiner "les activités

rythmées par des espaces et des relations"

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, on pourrait bien voir émerger en effet des

espaces rythmés par des activités et des relations. C'est une scansion de l'espace villageois qui

se révèle, des lieux invisibles qui sont activés, toujours temporairement.

Calme, le village encore nimbé de nuit. Silencieux, trois, quatre hommes rassemblés,

fesses sur les talons. Emmitouflées, silhouettes engagées dans ces mystérieux conciliabules

muets, tous les matins recommencés. Le lieu s'évapore, comme la rosée sous les premiers

rayons du soleil.

Appuyés contre un tronc d'arbre, une pierre, un mur. Debout aussi. On trompe la faim

par quelques bribes de conversations. Il ne sert à rien de s'agiter : les bêtes ont été soignées et

nourries ; on sait à quoi et pour qui on va s'employer aujourd'hui. On s'informe mollement,

l'oeil à l'affût du moindre signe indiquant que le repas est prêt. Pas besoin de sonner la cloche

ou de rameuter les troupes : le chef de famille quitte ses compagnons sans qu'on l'ait appelé.

Chique de tabac coincée contre la joue, on interpelle les uns et les autres : "Oncle que

fais-tu aujourd'hui ?", "Grande sœur, qu'ont donné les dernières pluies dans tes champs ?"…

Les uns partent au travail quand d'autres s'arrêtent quelques minutes à regarder passer le

monde. L'ombre de la maison derrière laquelle on se tient est d'une agréable fraîcheur. Tous

prennent leur élan avant de se lancer dans la journée. A 11h ils seront partis.

La rue est aussi, peut-être surtout, un espace de conflit. La rue, espace commun,

devient alors pour un temps, un espace public.

321 M. HOUSSAY-HOLZSCHUCH, 1999.

Les ravages du bétail dans les champs sont un motif récurrent d'algarades. C'est aussi

dans la rue que l'on rend compte des frasques de la nuit lorsque, l’alcool aidant, on a nui aux

intérêts du voisin en s’attaquant par exemple à quelques-unes de ses chèvres.

Une bête échappe à la surveillance de son gardien et mange les pousses de mil du

champ d’un voisin, les récriminations fusent alors dans la rue. On se prend à partie et un petit

groupe se forme, attiré par les éclats de voix. Les voisins assemblés en une communauté

villageoise, la rue devient alors espace public, témoin de la mauvaise foi de l’un et du bien

fondé des réclamations de l'autre. On espère que quelqu’un interviendra pour faire valoir la

jurisprudence. Pourtant, les spectateurs ne s'interposent souvent que lorsqu’on en vient aux

mains. De simples témoins, les badauds se changent en acteurs. Le ton monte, on tombe

lungi* et chemise, on va éventuellement chercher une massue : il s’agit d’impressionner. Mais

les belligérants seront séparés avant que les choses ne s’enveniment vraiment. Rien

d’irréparable n’adviendra, rien qui ne puisse ensuite se régler contre espèces sonnantes et

trébuchantes ou devant un verre.

Autre conflit, autres pratiques. Patrela Chenu Penta, le 20 octobre 2003. Une

institutrice d’Amrabad arrive au village par le premier bus du matin pour se plaindre de la

fugue d’une jeune fille enfuie la veille. Elle n’est pas la bienvenue. Inconnue, son statut n’est

pas établi à son arrivée. Elle n’appartient ni au cercle de la famille, ni à celui des créditeurs

venus réclamer leur dû, ni encore à celui des gardiens de troupeau de passage. Il convient

d’improviser. Des deux côtés, même si le vocabulaire employé est très différent, on emploie

des formules de politesses identiques et le vouvoiement est de rigueur

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. Après une dizaine

de minutes d’échanges particulièrement tendus, un lit de cordes est installé au milieu de la

rue. L’enseignante doit être traitée avec un minimum d’égards. Notons que ce n’est pas la

famille de la jeune fugueuse qui prend en charge l’opération. Le père feint même de s’occuper

de tout autre chose, en l’occurrence du soin de ses chèvres; écoutant tout il lui arrive même de

répondre. Une dizaine de personnes se sont rassemblées là, essentiellement des femmes. Les

échanges d’abord acerbes se font plus calmes, et après vingt minutes on convient d’une

marche à suivre : il s’agit pour les parents et la jeune fille d'accompagner l’institutrice à

Amrabad pour régler le différend in situ. Alors que les parents se préparent pour partir, le

statut de l’enseignante change considérablement. Les rapports ne sont plus ceux d’une

institutrice inconnue et de villageois fautifs mais d’une femme, jeune mère, de passage dans

un village où on lui offre l’hospitalité, à minima cependant. Le lit est déplacé à l’ombre d’un

appentis. Il entre dans un autre type d’espace.

3.3.3. Un lieu : la kirana.

A Uppununthala, la kirana* de Sultan est un lieu très particulier. La petite échoppe est

très prospère et fait office de "tea shop". On peut s’y arrêter, s’y asseoir : c’est un vrai salon

où l’on cause, où l’on se pose pour écouter, à la fois très facile d’accès – l’achat n’y est pas

une obligation, et un peu protégé des regards de la rue.

Le patron de la boutique est un personnage fort du village. Sans ostentation, ce petit

homme aux lungi* aux motifs sombres et aux chemisettes impeccables mène discrètement

mais très efficacement son affaire. Détaillons. Ouverte depuis deux ans à peine (en 2000) la

boutique a su se constituer une clientèle importante alors que la concurrence est rude dans le

village

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. Son chiffre d'affaire quotidien varie entre 50 et 300 Rs. Les différences

saisonnières sont considérables. La kirana fait des affaires lorsque l’argent circule, pendant la

période de vente des récoltes en particulier, c’est-à-dire entre décembre et février ; mais aussi

mars et mai, mois de transactions sur la terre où l’on se met d’accord sur les achats, ventes, et

contrats de mise en tenure. Mai et juin marquent la morte saison : l’argent a été dépensé et le

peu qui reste est déboursé très parcimonieusement. Avec les pluies et la reprise des travaux de

manœuvre dans les champs, les affaires reprennent et les bénéfices hebdomadaires peuvent

alors atteindre 200 Rs.

On vend de tout dans la boutique : gâteaux secs, sucreries, tabac, poudres à mâcher

bien sûr, et encore savons, ampoules, piles, stylos… une petite échoppe de village comme tant

d’autres en somme, mais on y écoule aussi de l’alcool (production maison), ou tout ce qui

peut servir à sa fabrication… On achète aussi. L’approvisionnement de la boutique se fait

quasi quotidiennement à Amrabad, mais les habitants du village y contribuent également.

Ainsi les légumes vendus dans la boutique sont souvent achetés à des producteurs locaux.

L’achat se conclut à un prix au kilo inférieur de 1 à 2 Rs au prix du marché. Mais pour de

petites quantités – inférieures à 10 Kg, les producteurs y trouvent leur compte et Sultan a tout

à y gagner, d’autant que l'argent de la vente est souvent immédiatement dépensé dans les

produits de la boutique… Pour le ricin, Sultan se mue en intermédiaire. En période de récolte,

324 En 2002 il y avait trois autres épiceries dans le village, toutes trois ouvertes de longue date. En 2003, une famille fraîchement immigrée s'est lancée dans la concurrence, en ouvrant une autre boutique.

notre commerçant achète ainsi chaque semaine une cinquantaine de kilos de graines, qu’il