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Les études sur les consommations d’alcool sont restées très longtemps marquées de conceptions héritées du regard avant tout moral porté sur l’alcoolisme au XIXe siècle dans

des pays industriels préoccupés de leur "hygiène sociale". Le modèle binaire qui va de la

tempérance à l'excès glisse du plan individuel à un plan social. Emerge un trait pathologique –

l'alcoolisme – et in fine une catégorie de l'altérité. L'alcoologie scientifique est initialement

biologique et médicale. Dans les années 1970 les Alcohol Studies américaines ouvrent bien

une brèche, mais c'est le désormais historique Constructive Drinking édité par M. Douglas en

1987 qui fait date pour les sciences sociales. Alors que les héritages des tous

premiers temps restaient lourds, marquant une opposition entre un "mauvais" et un "bon"

boire, l'un synonyme d'anomie et de pathologie, l'autre de convivialité et d'hygiénisme,

l'ouvrage décale le regard jusqu'à présent ethnocentré qui définissait une "maladie de

l'alcool"

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. Ces études viennent également rompre avec un autre type de regard, culturaliste

lui, qui est venu parfois supplanter le premier, en particulier dans les études anglo-saxones

jusque dans les années 1980. L'instauration d'une nouvelle dichotomie boissons

"traditionnelles" / boissons "modernes" s'est développée sur une analyse du boire sous l'angle

du lien social. L'idéalisation des premières, investies de fonctions intégratives allait de pair

avec la diabolisation des secondes, coupables d'acculturation

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. Autre conception

unidimensionnelle récurrente en situation "d'étrangeté", celle d'une alcoolisation ramenée à

une action rituelle dans le contexte d'une pensée mythique.

Boire. C'est boire de l'alcool toujours. C'est boire beaucoup (trop) aussi. Mais

au-delà ? V. Nahoum-Grappe qualifie le boire de "verbe dont l’emploi économise une série de

précisions, celle de son contenu privilégié, comme celle de sa mesure."

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Mais ce qui

apparaît comme une limite essentielle pourrait s'avérer être une chance, laissant la place à la

diversité de pratiques fluctuantes. La difficulté de la conception de l'excès subsiste, mais nos

objectifs sont ici de mettre en évidence les règles sociales qui légitiment la consommation

d'alcool, de faire émerger les systèmes de conduite et de valeur. Le champ de la norme,

mêlant représentations et pratiques, est encore une fois notre objet.

L'alcoolisme fait partie de nos représentations de peuples autochtones déculturés.

L'économie de traite, les promesses des cadeaux et d'eau de feu contre des peaux, des terres,

puis, la réclusion dans des réserves d'hommes définitivement tombés dans l'ivrognerie, voilà

notre image de l'Indien. L'alcool est une dépravation. Il appartient au monde des étrangers,

des colons européens.

325 Sur cette question de l'évolution des regards portés sur l'alcool, voir L. OBADIA, 2006a; FAVRE-VASSAS, 1989; M. DOUGLAS (ed.) 1987.

326 E. JOLLY, 2006.

327 V. NAHOUM-GRAPPE, La culture de l’ivresse. Essai de phénoménologie historique, 1991, p. 12. citée par L. OBADIA, 2006a.

Mais l'alcool fait bien partie chez les Chenchu d'une culture intime

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. Elle tend même

finalement à devenir, dans certaines circonstance, le signe d'une identité partagée, reconnue,

acceptée. Comme les Bhagat décrits par Busquet et Delacampagne qui, ayant renoncé à

l'alcool et à manger de la viande nient être Bhils

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, les Chenchu qui refusent les libations sont

suspects. Les tensions très sensibles à ce propos durant le mariage de Bujjiaih, voir infra, sont

assez claires. C'est que le partage, le don d'alcool apparaît bien comme un moment essentiel

de la vie sociale. L'alcool crée du lien. De là à affirmer qu'il n'est pas aussi, une pratique

récréative… L'influence de la conversion est considérable. On peut même dire qu'être

chrétienc'est avant tout ne pas boire

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. Le contrôle social des voisins, convertis eux aussi, est

alors extrêmement fort et l'on peut parler de l'émergence de nouveaux tabous, comme Joël

Bonnemaison a pu le repérer chez les Adventistes du Vanuatu. La séduction est forte pour les

villageois, d'autant que l'Eglise est riche : les dispensaires, les écoles (dans une moindre

mesure) participent aussi de l'attrait de l'abstinence

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.

L'identité créée par l'alcool est aussi, surtout, sensible dans le regard des autres. Là

c'est une autre facette de l'alcool qui est mise en avant par des témoins qui stigmatisent

volontiers la tribu. L'alcool quotidien, celui qui fait des Chenchu des bons à rien. La paresse :

on gagne rapidement (et facilement grâce aux journées payées à prix d'or pour des travaux

d'intérêt général) de quoi faire des agapes et s'enivrer après avoir remboursé quelques dettes

pour mieux en faire de nouvelles. Voilà le discours qui émerge parfois, jamais toutefois en

présence des principaux intéressés. On reconnaît aussi que les individus qui sortent de ce

schéma peuvent être aussi particulièrement estimés comme bons chefs de famille. Sont-ils,

parce qu'ils échapperaient à leur destin de Chenchu, plus estimables ?

Pourtant, et en dehors même de la place cérémonielle de l'alcool, ce rapport

apparemment nécessaire entre boisson et conduites asociales n'est pas du tout avéré. Bien au

contraire. L'ivresse est admise : si elle n'est pas valorisée, elle fait partie d'une normalité à

quelques conditions près. L'ivresse, où l'on se s'appartient plus, n'est pas un surgissement d'un

état de nature, elle aussi est codée.

328 Notons, plus largement, qu'en 1952 alors que l'heure était encore à la recherche de traits commun à tous les tribaux, le rapport de la commission sur les SC et ST avait listé "l'attrait pour l'alcool et pour la danse" comme l'une des huit caractéristiques des populations tribales. Référence dans R.C. HEREDIA & R. SRIVASTAVA, 1994, p. 12.

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G. BUSQUET & CH. DELACAMPAGNE, 1981.

330 De nombreux auteurs, dont ANTZE, 1987, ont noté le parallèle fort qu'il existe entre la rhétorique développée par les anciens buveurs dans le cadre des groupes de parole des Alcooliques Anonymes et le langage de la conversion religieuse, en cours chez les chrétiens charismatiques. La cure de désintoxication est conduite sur le mode d'un éveil spirituel.

L'échelle des quantités, comme celle de la fréquence doit être maîtrisée si l'on veut