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2.2. Fonctions de l’espace dans la dramaturgie migrante

2.2.1. Un espace malléable

Les espaces convoqués dans les pièces de théâtre étudiées sont des espaces de la vie quotidienne : un magasin, une maison, une cuisine, etc., et des pays qui existent sur la carte

339 Michel Bonetti, Habiter : le bricolage imaginaire de l’espace, Marseille, Hommes et Perspectives ; Paris,

Desclée de Brouwer, coll. « Re-connaissances », 1994, p. 36.

340 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II : l’école du spectateur, Paris, Belin, coll. « Lettres sup », 1996 [1981], p. 37. 341 Ibid.

mondiale : l’Italie, la Grèce, le Liban et le Chili. Ces espaces sont, à la fois, des lieux d’échanges qui reflètent les interactions sociales et familiales dans le monde, et les lieux d’évènements historiques reconnaissables : la guerre au Liban, la dictature au Chili, etc. Certains espaces de la dramaturgie migrante sont particulièrement mimétiques pour le public québécois du fait qu’ils prennent place dans le paysage québécois – climat froid, ville québécoise, accent québécois, etc. – et que les auteurs s’y réfèrent en utilisant les appellations québécoises : le terme de « dépanneur » remplace ainsi celui d’épicerie, et le terme de « 5-10-15¢ », bien qu’inutilisé aujourd’hui, remplace celui de magasin général.

Toutefois, ces espaces mimétiques sont aussi des espaces malléables. Loin de demeurer une réalité statique, ils sont maniés et transformés par l’auteur, le metteur en scène ou les comédiens sur scène, prenant différentes formes et significations sous les yeux du lecteur/spectateur. Par exemple, dans L’attente, suite à une tentative de suicide, Manuel se trouve dans une chambre d’hôpital ; or la table à laquelle il s’assoit dans sa chambre se transforme en une table de café et ses cheveux deviennent complètement blancs (A, p. 83). Il y a donc, dans une même scène, un saut spatio-temporel ménagé d’habitude entre deux scènes ou tableaux. La fonction de la table est restée la même, mais il y a eu un glissement d’une table d’hôpital à une table de café. Le minimalisme du décor contribue à la malléabilité de l’espace, puisque si la chambre d’hôpital avait été entièrement représentée, avec le lit, les murs blancs, les appareils, le glissement vers l’espace du café n’aurait pas été évident. De même, dans Littoral, le père écrit une lettre à Wilfrid, attablé dans un café (L, p. 51). Il partage avec lui un moment passé avec sa femme sur une plage de leur pays d’origine. En lui racontant ce souvenir, l’espace du café se transforme en plage, où le père et la mère, jeunes, marchent sous la pluie.

La malléabilité de l’espace permet le glissement d’un espace vers un autre, mais aussi la présence simultanée de plusieurs espaces sur scène. En effet, dans l’exemple cité, il y a trois espaces qui coexistent. Le premier est l’espace de la chambre de Wilfrid oùle spectre du père accompagne son fils à l’ouverture de ses lettres. Cet espace du présent accueille des espaces du passé : l’espace du café, où le père a écrit la lettre, et l’espace de la plage qui est l’espace du souvenir raconté dans la lettre. Cette scène est un parfait exemple de la pluralité spatiale à l’œuvre dans la dramaturgie migrante : la scène fait cohabiter plusieurs espaces qui, par ailleurs, s’excluraient, du fait qu’ils appartiennent à différentes temporalités ou géographies. Elle devient donc le lieu d’un montage ou d’un collage d’espaces, s’opposant par là à l’uniformité de la réalité. Un autre exemple qui illustre la pluralité spatiale est celui de la présence simultanée de Wilfrid dans trois espaces différents. La didascalie précise : « Wilfrid est dans deux bureaux et un magasin. Un préposé et un agent des pompes funèbres, un vendeur » (L, p. 33). Il y a donc trois dialogues qui se superposent dans trois espaces différents. Le seul point commun est Wilfrid, mais même sa parole se trouve multipliée : « On m’a dit de venir vous voir. On m’a dit de venir vous voir. J’ai besoin de vous voir » (L, p. 33). Ces espaces et ces dialogues pluriels montrent certes le chaos interne (et externe) qu’expérimente Wilfrid suite au décès de son père, mais ils révèlent aussi la capacité du théâtre à jongler avec plusieurs espaces.

La pièce Addolorata comporte aussi des scènes de pluralité spatiale. La didascalie introductive indique la présence d’Addolorata à deux âges différents – une jeune fiancée et une femme mariée depuis dix ans – ainsi que la présence de Johnny, joué, lui, par un seul comédien. Ces trois personnages se retrouvent parfois ensemble, comme dans la cinquième scène où se superposent deux dialogues de couple, le dialogue de Johnny et de sa fiancée, et celui de Johnny et de sa femme, qui ont lieu dans deux espaces différents, celui de la maison du père

d’Addolorata et celui de la maison de son mari. Ainsi, on retrouve sur une même scène trois personnages, présents dans deux espaces différents, Johnny étant l’axe qui lie les deux dialogues et les deux espaces – Johnny « ne bougera que sa tête selon la provenance des voix » (Ad, p. 37).

Deux types de pluralité spatiale sont particulièrement présents dans le corpus étudié : celui qui fait coexister l’espace du narrateur et l’espace de l’histoire narrée, et celui qui fait coexister les espaces du présent et du passé. Dans l’exemple cité ci-dessus, extrait de Littoral, l’espace du narrateur – le café dans lequel écrit le père – et l’espace de l’histoire narrée – la plage sur laquelle se promènent le père et la mère – sont présents sur la même scène, réelle ou virtuelle. De même, la scène de la naissance de Wilfrid (L, p. 61) figure deux espaces : celui de la narration du père et celui de la naissance de Wilfrid. Ainsi, dans plusieurs scènes des pièces de notre corpus, le personnage qui raconte un évènement passé voit son récit se matérialiser. Dans Forêts, Edmond relate à Loup les évènements qui se sont déroulés, par le passé, dans la forêt : les personnages de l’histoire, à savoir Edmond jeune et Odette, apparaissent sur scène, coexistant ainsi avec l’espace du narrateur Edmond et de son interlocutrice Loup. De même, dans L’attente, Matilda raconte l’arrivée de ses parents à Montréal, ce qui matérialise Manuel et Rosa et l’espace de l’aéroport ; elle est d’ailleurs présente dans plusieurs scènes de la pièce (A, p. 11, 18, 30, 41, 45, 46, 53, 57, 61 et 84) en tant que narratrice-témoin. Ainsi, on retrouve souvent sur une même scène le personnage narrateur, le personnage narrataire et les personnages de l’histoire racontée. Ceux-ci sont matérialisés aux yeux des autres personnages ainsi que des lecteurs/spectateurs. Wilfrid, parlant de son père, dit au juge : « L’homme avec le chapeau, ça, c’est mon père » (L, p. 25) ; de même, dans L’attente, Matilda, en racontant l’histoire de ses parents, les désigne : « Elle, c’est Rosa, ma mère » (A, p. 11). Les pronoms démonstratifs « ça » et « ce » indiquent que les personnages du récit peuvent être désignés et qu’ils sont, en

conséquence, réellement présents sur scène et ne sont pas uniquement de l’ordre du mémoriel. Enfin, bien que ce soit généralement la narration qui actualise les scènes du passé, dans Incendies, c’est le silence qui suscite les flash-back, l’écoute du silence de la mère, enregistré sur cassette, engendrant la matérialisation des scènes passées. Ainsi, il y a deux espaces sur scène : celui de l’écoute du silence – la mémoire refoulée ou tue de la mère – et celui du souvenir – l’histoire de la mère, matérialisée sur scène.

La coexistence de l’espace du narrateur et de celui de l’histoire narrée, ainsi que celle des espaces du présent et du passé, soulignent la double appartenance de l’exilé. Cependant, pour que les espaces du passé (liés au pays d’origine) puissent être projetés dans les espaces du présent (liés au pays d’accueil), ils ont dû, dans un premier temps, devenir des données intérieures :

L’expérience spatiale, expérience de l’extériorité, […] se voit intérioris[ée]par l’exil, maîtris[ée] par sa sensibilité, totalement humanis[ée] et subjectivis[ée]. Les décors de l’extérieur deviennent des dimensions de l’intérieur343.

L’exil qui éloigne le personnage de son espace originel l’oblige à intérioriser les espaces de son enfance afin de les préserver. Or, au théâtre, ces espaces ne restent pas de l’ordre de l’intériorité, puisqu’ils se projettent sur scène. Il y a donc deux mouvements qui caractérisent l’espace dans la dramaturgie migrante : le premier est l’intériorisation des « décors de l’extérieur344», le second

est l’extériorisation de l’espace intérieur sur une scène malléable et plurielle. Ce double mouvement d’intériorisation et d’extériorisation explique que les espaces de la dramaturgie migrante sont souvent de l’ordre de l’intime.Celui-ci se manifeste sous plusieurs aspects : la

343 Shmuel Trigano, Le temps de l’exil, Paris, Payot et Rivages, coll. « Rivages Poche/Petite bibliothèque », 2001,

p. 22.

scène devient le lieu imaginaire de la théâtralisation du souvenir et du retour du refoulé, mais aussi du corps et de ses blessures.

La théâtralisation du souvenir est surtout présente dans les pièces de Mouawad et dans Una Donna de Micone. Dans cette dernière, les scènes se partagent entre celles où la narratrice de 39 ans fait le récit de sa vie intime et celles où ses souvenirs se théâtralisent, donnant place à Annunziata à 19 ans et à 29 ans. De même, dans la trilogie de Mouawad, l’effort des enfants à éclairer le passé de leurs parents crée sur scène un double espace : celui du présent de la quête et celui des intimes souvenirs actualisés sur scène.

Quant au retour du refoulé, il est surtout présent dans Littoral et dans L’attente. Dans la première pièce, le spectre du père vient accompagner Wilfrid dans sa quête identitaire et le pousse à voyager dans son pays natal afin de redécouvrir une part oubliée de lui-même. Dans la deuxième, Tania se manifeste à plusieurs reprises dans la pièce et ses apparitions torturent son frère, coupable de l’avoir dénoncée aux autorités chiliennes et d’avoir causé sa mort.

L’imaginaire se répand aussi sur la scène de la dramaturgie migrante. Les deux pièces les plus représentatives de cette manifestation sont Littoral et Jeux de patience. Dans Littoral, l’imaginaire de Wilfrid se théâtralise sur scène par le biais du chevalier et du réalisateur, deux personnages issus de l’enfance du personnage principal et qui l’aident à affronter les difficultés de la vie adulte. Dans Jeux de patience, Samira représente le monde imaginaire de l’écrivaine M/K. L’espace de Samira se superpose donc à l’espace de la réalité, qui est celui de M/K et de la Mère. Cette dernière ne voit d’ailleurs pas Samira, tout comme l’entourage de Wilfrid ne voit pas le chevalier et le réalisateur.

Finalement, l’intimité du corps se spatialise sur scène. Dans Littoral, Wilfrid présente sa tête comme un lieu. Parlant de son père, il dit : « peut-être qu’il trouvait que ma tête était

suffisamment encombrée, avec toutes ces ombres qui me suivent sans jamais me lâcher » (L, p. 24). Ces ombres insistantes sont le chevalier, le réalisateur et son équipe ; leur théâtralisation signifierait donc que c’est la « tête » de Wilfrid qui se déploie sur scène. De même, dans Seuls, le coma de Harwan se spatialise, devenant un territoire que le personnage arpente (S, p. 166). Le lecteur/spectateur assiste à plusieurs scènes où Harwan travaille, se promène, parle au téléphone, voyage en Russie, pour découvrir à la fin de la pièce que le personnage était plongé dans un coma : toute la pièce est donc la spatialisation de son activité cérébrale. Aussi, le retour de Harwan à son identité d’origine est théâtralisé physiquement par sa violente mort symbolique : il s’éventre, se crève les yeux (S, p. 171), et par sa renaissance : il se savonne longuement, il a les mains propres et l’esprit clair, il peint longtemps (S, p. 177).

Sur la scène de la dramaturgie migrante se déploie donc la scène de l’intime : les souvenirs, les blessures, les peurs, les rêves, l’imaginaire. Tous ces espaces de l’intime se superposent à l’espace du réel et du présent, formant un tout où se rencontrent, comme l’explique Sarrazac, le subjectif et l’objectif345. Malléables et pluriels, les espaces de la dramaturgie migrante ne sont donc pas une simple réplique du réel. Ils s’inscrivent dans l’esthétique contemporaine de l’espace au théâtre : tout en gardant un degré de mimétisme et d’iconicité avec le monde, ils sont un espace libre et ouvert dont la polysémie révèle « un certain rapport créatif des hommes aux choses346». Toutefois, dans la dramaturgie migrante, l’espace n’est pas uniquement une ressource scénique apte à figurer l’intimité des personnages. Il apparaît comme un des enjeux essentiels des pièces du corpus étudié : il ne constitue pas

345 Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres intimes : essai, Arles, Actes Sud, coll. « Le temps du théâtre », 1989, p. 71. 346 Ibid., p. 149.

simplement une représentation du conflit identitaire des exilés, mais en est, bien souvent, la cause principale.