• Aucun résultat trouvé

1.4. L’exil comme décentrement

1.4.2. Clivage identitaire

1.4.2.3. Dédoublement conflictuel

Le dédoublement visible des personnages, fractionnés en différentes instances scéniques, est lui aussi un signe manifeste de clivage. Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis définissent le clivage comme une division du moi où les deux parties resteront « côte à côte sans s’influencer réciproquement214». Or, dans notre corpus, les différentes parties du moi de l’exilé,

matérialisées sur scène, entrent en interaction, souvent sous forme de conflits. C’est d’ailleurs cette interaction qui permettra, chez certains personnages, le dépassement éventuel du clivage. Ainsi, dans la pièce Seuls,outre son dédoublement scénique,le conflit interne de Harwan est apparent dans la brutalité que celui-ci manifeste envers lui-même, ou dans la violence qu’une de ses ombres manifeste envers elle-même ou envers lui. D’abord, l’ombre de Harwan se défenestre (S, p. 129) ; ensuite, le double de Harwan se dirige vers lui d’une façon menaçante avec ce qui semble être un couteau (S, p. 138) et, enfin, Harwan s’ouvre les commissures des lèvres (S, p. 169), se crève les yeux (S, p. 171) et s’éventre (S, p. 171). Cette violence et cette mort symbolique du personnage reflètent son tumulte intérieur et son déchirement identitaire.

Dans Littoral aussi, le clivage de Wilfrid est signifié non seulement par la présence des doubles, mais aussi par la relation conflictuelle qu’il entretient avec eux. Ainsi, bien que Wilfrid fasse parfois appel au chevalier, à plusieurs reprises, il le rejette violemment : « ta gueule » (L, p. 16), « Mais lâchez-moi » (L, p. 22), « va chier, ta gueule […], mais ferme ta gueule » (L, p. 100) ; il le ridiculise en remettant en question son utilité : « Je le trouve pas fort, fort, moi le rêve » (L, p. 86), « À quoi tu sers si t’es pas capable de changer le monde » (L, p. 87), et, constatant son impuissance, finit même par souhaiter son inexistence : « si tu n’avais pas existé,

214 Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de

je serais plus heureux aujourd’hui » (L, p. 100). En effet, Wilfrid considérait la présence du chevalier comme la promesse d’un monde meilleur. Guiromelan substitue le monde réel de Wilfrid, un monde de vulgarité, peuplé de peepshows et de baise, par un monde pur, hautement moral et presque sacré. La scène de la morgue montre la confrontation du monde idyllique et du monde réel, lorsqu’aux réponses pratiques du thanatologue sur l’enterrement du père s’opposent les réponses poétiques du chevalier :

WILFRID. Qu’est-ce qui arrive avec le corps de mon père ?

LE CHEVALIER. Là-bas, quelque part, existe un lieu magnifique de lumière pour recevoir le corps de ton père.

LE THANATOLOGUE. Ça dépend de vos moyens.

LE CHEVALIER. Un lieu encore inconnu, qui n’existe que pour recevoir le corps de ton père.

LE THANATOLOGUE. Si vous voulez qu’il soit incinéré sans être exposé, ce n’est pas très cher, assez économique, mais sinon vous pouvez l’exposer, puis soit l’enterrer, soit l’incinérer avec ou sans office, avec ou sans fleurs, avec une petite voiture, ou une grande voiture, deux grandes voitures, trois grandes voitures, ça dépend de vos moyens, de vos croyances (L, p. 30).

La confrontation manichéenne de ces deux mondes ne tardera pas à devenir conflictuelle, et Wilfrid à se révolter contre un double qui plie sous le poids de la réalité. Ce conflit pourra dégénérer de la violence verbale jusqu’à la violence physique : « Le chevalier tue Wilfrid » (L, p. 29 et p. 100).

Enfin, Wilfrid entre en conflit avec le spectre de son père. Il s’adresse à lui durement : « Tu vas faire le mort. C’est à dire tu vas te taire et me lâcher un peu » (L, p. 66), et son père de rétorquer : « Tu n’es pas gentil, Wilfrid » (L, p. 66). Si, d’un côté, Wilfrid désire honorer son père en lui donnant une sépulture décente, de l’autre, il manifeste en effet souvent le désir de

s’en débarrasser 215 : « [J]e suis tenté de le balancer dans la première poubelle venue » (L, p. 85), « On va creuser un trou, ici, juste ici, et c’est tout. On va déposer le cadavre et c’est fini. Puis je vais retourner chez moi » (L, p. 109), « Tu parles tout seul, papa, je ne t’écoute même pas. Et remercie-les ! Encore un peu, et je me débarrassais de toi ni vu ni connu ! » (L, p. 113). L’ambivalence de Wilfrid envers le chevalier et le spectre du père souligne le tiraillement identitaire du personnage. Wilfrid se rebelle contre un chevalier imaginaire qui l’a souvent supporté psychologiquement, mais qui ne l’a jamais sauvé réellement et qui, à l’âge adulte, devient davantage un fardeau qu’un soutien, passant donc de la case d’Adjuvant à celle d’Opposant. Il se rebelle aussi contre un père absent durant toute sa vie, mais qui se manifeste post-mortem pour l’obliger à faire face à la réalité et aux responsabilités de la vie adulte. La présence de ces doubles trouble donc davantage Wilfrid qu’elle ne le rassure.

Qui plus est, la proximité de Wilfrid avec le monde imaginaire et le monde des morts remet en question son existence même. Comme le dit le réalisateur imaginaire : « Wilfrid, je n’existe pas, je le sais bien, mais est-ce que tu sais de façon certaine si tu existes toi-même ? » (L, p. 16). De même, le spectre de Thomas dérange les certitudes du fils qui s’écrie : « c’est peut-être toi le vivant et tu viens de perdre un fils, ton fils est mort, il est mort ! » (L, p. 50). Ce doute existentiel ébranle l’identité de Wilfrid qui constate à plusieurs reprises : « Je ne sais plus qui je suis » (L, p. 23), « Je ne sais même plus qui je suis » (L, p. 32), perdu qu’il est entre ses différentes instances, comme le souligne cet extrait où il oscille, parfois au sein d’une même phrase, entre acteur et chevalier :

Le chevalier […] se bat, mais comment se battre contre un mur, je suis un acteur célèbre et je suis en train de jouer dans un film […] … C’est l’un des acteurs les plus talentueux des vingt dernières années, on n’en revient carrément pas de son talent…

le chevalier Guiromelan… est prisonnier, il ne sait pas comment s’en sortir… son roi se meurt (L, p. 48).

Ces dédoublements perturbent donc le personnage d’autant plus qu’ils lui font miroiter sa possible néantisation. Cette proximité entre l’image du double et celle de la mort a été soulignée par Clément Rosset. Dans son ouvrage Le réel et son double : essai sur l’illusion, Rosset lie la figure du double à la structure de l’illusion. Selon l’auteur, le refus du réel peut prendre différentes formes : suicide, refoulement, échappatoire dans l’alcool ou la drogue, mais aussi l’illusion216. Cette dernière ne consiste pas à ne pas voir la réalité, mais plutôt à la décentrer en la dédoublant. Ainsi, l’être crée un double de la réalité dans l’espoir d’échapper à cette dernière ; cependant, il finit par reconnaître dans la figure du double le réel même qu’il croyait éviter. C’est pour cela que la figure du double, analysée par Otto Rank comme étant « une assurance contre la destruction du moi, un “énergique démenti à la puissance de la mort”, […] change et, d’une assurance de survie, devient un étrangement inquiétant signe avant- coureur de la mort217». Étant donné que le double est en fait le réel, alors l’être se trouve privé de réalité et menacé de mort, actualisant ce qu’il appréhendait en premier lieu. Cependant, Rosset nuance la thèse de Rank puisque, selon lui, ce que l’être craint ce n’est pas autant sa mort que sa non-réalité :

[C]e qui angoisse le sujet, beaucoup plus que sa prochaine mort, est d’abord sa non- réalité, sa non-existence. Ce serait un moindre mal de mourir si l’on pouvait tenir pour assuré qu’on a du moins vécu ; or c’est de cette vie même, si périssable qu’elle puisse être par ailleurs, dont vient à douter le sujet dans le dédoublement de personnalité218.

216 Clément Rosset, Le réel et son double : essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1993 [1976],

p. 8-11.

217 Cité par Sigmund Freud, Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1933, p. 186. 218 Clément Rosset, Le réel et son double : essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1993 [1976],

Or, dans le corpus étudié, cette angoisse du personnage devant sa possible non-réalité se trouve accentuée par le sentiment de présence-absence lié à sa condition d’exilé.