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L'espace affectif et relationnel : la maison menacée par le délitement familial

A) La mise en scène des repas : l'espace filmique comme expression d'une situation domestique Dans une communauté familiale vivant sous un même toit, les différents repas de la journée rythment généralement la vie de famille et mettent en avant de nombreux aspects de celle-ci. Au- delà de son rôle matériel – subvenir aux besoins naturels de chacun –, le repas peut presque être perçu comme un rite, au sens où il est un passage obligé du quotidien. Il est aussi éminemment « social » au sein de la famille puisque, réunissant habituellement tous les membres de la famille en un même moment et un même endroit – autour de la table – il permet communication, discussion, partage et échange, qui, selon la nature de ceux-ci, sont bien souvent significatifs de la santé du cocon familial. Étant donnée qu'il réunit, dans la majorité des cas, la totalité de la communauté familiale qui vit dans la même maison, il est un lieu idéal où le lien inter-familial s'exprime. Avec ou sans invité, il peut être le lieu de tout type de discussion et communication, moment d'humour ou de chamailleries, évocation de souvenirs, discussion politique ou culturelle, récit sur la journée de l'un, dialogue sur les soucis d'un autre... Il exprimera aussi bien les dissensions que la cohésion. C'est souvent au moment des repas que les disputes éclatent par exemple. Plusieurs facteurs, comme le type de nourriture, le type de règles à table, la disposition des membres de la famille, l'horaire, le mobilier, l'ambiance et les échanges, sont déjà de bons indicateurs pour comprendre la dynamique familiale. Les repas sont significatifs d'une éthique de vie familiale : toutes les familles ne prennent pas des repas en commun, toutes les familles ne sont pas disposées autour d'une table et toutes les familles ne conçoivent pas le repas de la même manière. Ce sont toutes ces différences et ces évolutions éventuelles des repas, d'une famille à l'autre ou au sein d'une même famille, qui peuvent nous apprendre sur l'éthique, la solidité et la santé d'une famille.

Au cinéma, les scènes de repas ne manquent pas, comme le souligne l'épisode « Le repas au cinéma » de la série « Arte », Blow-up1. Exploitant le potentiel dramaturgique et perturbateur des

repas, de nombreux films intègrent des scènes de repas et s'en servent précisément pour mettre en avant des relations ou des situations entre les personnages qui partagent la même table. Ainsi, au cinéma, « le repas cristallise les différences de classes », « forge les amitiés », « forme les couples »

1 « Le Repas au cinéma » du web-magasine Blow Up, ARTE, YouTube, 20 décembre 2016: https://www.youtube.com/watch?v=d3xVWjh_vRI.

et est aussi « le moment idéal pour signifier le dysfonctionnement ». De plus, de nombreux repas familiaux au cinéma « cristallisent les tensions ». Au cinéma, la signification des repas est doublée par une mise en scène de l'espace qui traduit le point de vue du réalisateur. Par le traitement spatial des scènes de repas, par leur mise en scène, le choix du cadrage, le montage, la lumière et la disposition des personnages dans l'espace, le dispositif cinématographique donne un certain point de vue qui, le plus souvent, souligne le contenu de cette scène de repas (ce qui s'y déroule, la narration, les discussions). La nourriture, le mobilier, les ustensiles et la disposition des personnages dans les scènes de repas au cinéma relèvent d'un choix. Et c'est pour cela que ces éléments sont tout aussi significatifs que leur mise en scène. Dans le cas d'un repas de famille, tout cet agglomérat de détails significatifs dit quelque chose sur la situation narrative, mais aussi sur la famille en elle-même. Par conséquent, cela nous amènera à défendre le point de vue selon lequel l'espace du repas mis en scène au cinéma, et de façon très nette dans les drames familiaux d'Hirokazu Kore-eda, exprime des situations familiales particulières.

a) La signification culturelle du repas dans le cinéma japonais

Dans une certaine veine du cinéma japonais, les repas ont pris une grande ampleur : dès le début du Second âge d'or du cinéma japonais, période qui débute par la découverte occidentale de Rashômon au festival de Venise en 1950, les scènes de repas se multiplient, et en particulier dans les films s'apparentant au genre du gendai-geiki, qui mettent en scène le quotidien des années 1950. Par exemple, dans ses films, Yasujirô Ozu, éminent représentant du gendai-geiki, met souvent la mise en scène de repas au service de l'expression de ses motifs thématiques : le délitement du système familial ainsi que le fossé entre les générations d'avant-guerre et d'après-guerre (les exemples sont nombreux, mais nous citerons principalement Voyage à Tokyo et Fin d'automne). De même, Mikio Naruse dans un film se nommant justement, Le Repas (« Meshi ») raconte l'histoire d'un couple qui tombe dans la morne quotidienneté, traduite par les scènes de repas. Il n'est pas anodin que Mikio Naruse ait appelé le film ainsi, le repas étant le tableau du quotidien le plus évocateur d'une situation relationnelle. Dans la lignée historique du gendai-geiki, quelques réalisateurs japonais contemporains qui mettent en scène de manière non spectaculaire le quotidien des familles et qui sont souvent reconnus dans les festivals internationaux, mettent sur le devant de la scène, selon des degrés différents, la cuisine, la nourriture et le repas. Par exemple, le film de Noami Kawase Les délices de Tokyo, qui raconte l'histoire d'une boutique de dorayakis, une spécialité japonaise, consacre beaucoup de plans à la nourriture et à la préparation de ces fameux dorayakis. Cependant

Hirokazu Kore-Eda, tout en s'inscrivant dans cette tendance, s'en démarque au sens où, la nourriture prend une telle importance dans certains de ses drames familiaux, que nous sommes presque amenés à penser que la nourriture est toute aussi centrale que les personnages de ces histoires. Lorsque Akira, le grand frère de la fratrie de Nobody Knows, cuisine seul, les gros plans se focalisent sur le personnage, mais aussi sur ce qu'il prépare (des pommes de terre lavées en gros plan, un bouillon qui mijote dans une marmite, Akira en train de couper des oignons en plan rapproché). Still Walking commence par une scène de préparation de repas, par une mère et sa fille. La nourriture et la continuité des gestes qui transforment ces aliments – des légumes essentiellement – en plat, sont souvent filmés en gros plans. Au-delà de la valeur de transmission des savoirs culinaires de mère en fille et de leur potentialité à engendrer des discussions, ces préparations de repas et les choix de mise en scène (les nombreux gros plans sur les aliments notamment), traduisent un réel intérêt pour la cuisine, voire une valeur affective. En effet, dans le « making-of » de Still Walking1 – que Kore-Eda a réalisé en hommage à sa mère décédée deux ans auparavant – nous voyons toute la minutie avec laquelle Kore-Eda cherche le son souhaité des grains de maïs secoués dans une corbeille en osier. « Kore-Eda Hirokazu, enfant adorait les tempuras de maïs », « Ce sont les tempuras que lui faisait sa mère » nous apprend la commentatrice du « making-of » en voix off.

Mais au-delà de la valeur affective que porte Hirokazu Kore-Eda à la cuisine japonaise, Roland Barthes dans L'empire des signes, nous montre que la cuisine et les aliments au Japon ne sont pas perçus de la même manière qu'en Occident, qu'il y a un réel écart culturel sur le plan de la nourriture. Roland Barthes compare le plateau de repas japonais à un tableau éphémère, destiné cependant à être modifié par le consommateur, comme « une sorte de travail ou de jeu » : « Le plateau de repas semble un tableau des plus délicats : c'est un cadre qui contient sur fond sombre des objets variés (bols, boîtes, soucoupes, baguettes, menus tas d'aliments, un peu de gingembre gris, quelques brins de légumes oranges, un fond de sauce brune), et comme ces récipients et ces morceaux de nourriture sont exigus et ténus, mais nombreux, on dirait que ces plateaux accomplissent la définition de la peinture, qui, au dire de Piero della Francesca, « n'est qu'une démonstration de surfaces et de corps devenant toujours plus petits ou plus grands suivant leur terme. » »2.Au Japon, il y a une attention particulière à l'égard de la nourriture que l'on perçoit dans

la manière de filmer la transformation des aliments chez Kore-Eda. L'importance de la nourriture au Japon explique donc en partie cette omniprésence de la cuisine dans les drames familiaux de Kore- Eda. Dans ses films, la nourriture est très présente à travers la préparation des repas, les repas eux-

1 « Making-of » de Still Walking, Bonus DVD, Pyramide, 2008.

mêmes et le « grignotage ». Elle donne une idée assez précise des situations individuelles et familiales. Dans les chroniques familiales de Kore-Eda, on distingue plusieurs types de repas : les repas qui illustrent une certaine situation relationnelle et les repas qui génèrent une nouvelle situation.

b) Des repas illustratifs d'une situation familiale

Les repas illustratifs peuvent dépeindre diverses situations. Dans I wish, nos vœux secrets, qui raconte la douloureuse séparation géographique de deux frères, causée par le divorce de leurs parents, nous comprenons rapidement qu'il y a une nette différence éthique entre les deux frères. L'environnement et l’éthique de vie de Koichi, qui habite avec sa mère à Kagoshima près d'un volcan, contrastent fortement avec ceux de son frère, Ryunosuke, qui vit avec son père à Fukuoka, un peu en retrait de la ville. La différence est certes marquée par l'architecture des maisons, mais est également perceptible et évidente dans les scènes de repas. Alors que les repas de Koichi, servis par sa mère sur une table occidentale, sont très rythmés, aseptisés et disciplinés, Ryunosuke prend ses repas à son rythme, le plus souvent, seul et dans des endroits variables, car dépendant de la vie d'artiste-musicien mouvementée, précaire et dérythmée du père. Dans le foyer de Ryunosuke, l'absence de repas pris en commun avec le père et l'autonomie dont fait preuve le garçon dans la préparation de ses propres repas entrent en résonance avec son mode de vie. Dans une séquence au début du film, le montage alterne entre le retour sur scène du père, entouré de ses musiciens et de son public, et Ryunosuke, qui mange seul dans les loges. Le son de la scène circule jusqu'à lui pour souligner sa solitude et pointe le prix de la vie d'artiste du père sur son fils, qui a une éthique de vie opposée à celle de son frère.

Alors que les repas quotidiens des deux frères soulignent leur différence de mode de vie et d'éducation, un souvenir de repas du point de vue de Ryunosuke va illustrer la dégradation de l'ancienne vie de famille à quatre, qui a conduit au divorce des parents. Le flashback, insupportable pour le petit garçon, va le conforter dans l'idée que la situation actuelle, bien que difficile, est plus vivable que les anciennes disputes quotidiennes des parents à l'heure des repas. Comme l'a clairement analysé Marilou Soller dans son mémoire Home drama : Réflexion sur la représentation de la famille à travers l’œuvre de Kore-Eda Hirokazu: « La caméra encadre les quatre personnes formant cette cellule familiale. Au fur et à mesure de la scène, ces personnages bien rangés bousculent l'homogénéité du cadrage, au cours d'une dispute conjugale qui dégénère. Les parents se battent bord cadre, Koichi tentant de les séparer, pendant que Ryunosuke s'éloigne du conflit pour

se réfugier à l'avant-plan. Dans l'espace cinématographique, Ryunosuke s'échappe en changeant de niveau de plan, car il « ne peut pas supporter ça » »1.

De la même manière, les repas de Nobody Knows rendent compte d'une évolution de la situation familiale. Cependant, à la différence du flashback de I wish, nos vœux secrets, la dégradation de la cellule familiale se déroule sous les yeux du spectateur. Étant donné que le récit de Nobody Knows se déroule sur plusieurs mois, l'accent est mis sur l'évolution de leur situation. Nous percevons le passage des saisons sur le corps des personnages (la transpiration l'été) et par la lumière extérieure. Nous comprenons la dégradation inexorable de la condition de la fratrie abandonnée, non seulement à travers la dégradation matérielle de l'appartement (nous y reviendrons dans le point suivant), mais aussi à travers l'évolution des repas, qui ne trompent pas quant à la situation familiale en question.

Le premier repas auquel nous assistons est aussi le premier repas de la mère et de ses quatre jeunes enfants dans leur nouvel appartement. Ce repas est le seul du film pris au complet autour de la table et donne une image organisée et complice de la famille. Le premier plan, un plan moyen fixe, limité par le surcadrage des murs, montre une des rares images du film qui réunit tous les membres de la famille (la majorité des plans sur les personnages étant des gros plans) (image 1). La communauté familiale joyeuse et réunie à table autour) d'une soupe aux nouilles faite maison présente une apparente cohésion. Lorsque nous « entrons » dans la dynamique relationnelle des personnages, par l'intermédiaire de plans rapprochés séparant successivement chaque membre de la famille, et que nous remettons en perspective cette scène de repas par rapport à tout le film, nous percevons le fort contraste de ce premier repas avec les suivants. Rappelant à chacun de ses enfants les règles liberticides de la maison (en l'occurrence conserver l'existence des trois cadets secrète, donc faire le moins de bruit et ne pas sortir), la mère, lors de ce premier repas, est encore présentée comme une figure d'autorité. La succession de plans rapprochés commence par montrer celle-ci comme pilier de la famille et de la conversation : elle a le monopole de la parole, elle gère les interventions de ses enfants, qui sont, la plupart du temps, filmés en position d'auditeur. Lors de ce repas, les deux aînés, surtout Akira, plus détaché que sa sœur, resteront silencieux, sans doute conscients que leur mère ne fait que jouer un rôle. De plus, alors que ses frère et sœurs sont filmés en légère plongée ou à hauteur d'yeux et que sa mère est filmée à hauteur d'yeux, Akira est filmé en légère contre-plongée lorsque sa mère lui rappelle son rôle, ce qui met en exergue la perte du pouvoir parental de sa mère de son point de vue. Il ne lui adresse pas un mot lorsqu'elle lui parle : le lien entre lui et sa mère est déjà vacillant ; il n'y a ni communication oculaire ni communication

verbale). La scène se clôt sur un plan moyen englobant la famille à table afin de souligner cette cohésion familiale qui présente néanmoins déjà des failles subtilement mises en scène par l'immersion dans la dynamique relationnelle.

Tout le reste du film consistera effectivement à retourner cette image de la mère responsable et estimée de ses enfants et à nous montrer l'envers du décor de cette scène de repas familial. Le lendemain matin, nous comprenons déjà que la mère présentée lors de ce premier repas ne correspond pas à celle du quotidien. Avant de partir au travail, elle demande en effet au reflet de son fils aîné dans le miroir – ce qui souligne l'absence de communication directe entre les deux – : « Quel est le menu ce soir ? », ce à quoi Akira répond sobrement : « Peut-être un curry. ». La mère répond alors d'une voix enfantine : « Un curry ? J'en veux ! Garde-moi en ! ». Ce court échange, illustratif de tout le film et renversant l'image traditionnelle – et patriarcale – de la mère qui prend soin de son foyer et de ses enfants, nous montre que la situation semble être inversée entre Akira, sérieux et responsable des tâches ménagères, et sa mère, enfantine et souvent absente.

La première scène de repas fait écho à deux autres scènes de repas, tant dans sa composition que dans son contenu. Les deux repas se déroulent en l'absence de la mère : le premier fait suite au départ définitif de la mère et le second succède à l'appel d'Akira, qui apprend que sa mère a quitté l'hôtel qu'elle lui avait indiqué. Lors des deux repas, Akira se présente comme le nouveau pilier du noyau familial. Durant le premier repas, Akira, qui a préparé un plat-maison, préserve l'esprit enfantin de son frère et de ses sœurs en menant une conversation sur des croyances enfantines tels que le père Noël ou les martiens. La conversation commence en voix off, légèrement avant les deux plans du repas et finit légèrement après ceux-ci : avant, nous voyons Akira qui regarde la forme des billets dans l'enveloppe envoyée par sa mère à travers les rayons du soleil couchant, et après nous voyons un plan sur l'extérieur pluvieux et gris puis sur Kyoko, la grande sœur, seule, prostrée sur le

piano miniature, dans une lumière grisâtre. Cela confirme que ce repas était avant tout une parenthèse poétique permettant un bref retour dans une enfance insouciante. Lors du second repas, malgré la bonne entente des frères et sœurs, nous constatons déjà un changement éthique, sans doute lié au manque de ressources : les nouilles instantanées ont remplacé les plats préparés par Akira. Akira fait toujours figure de pilier du noyau familial, lançant la dégustation (« Alors on y va »), demandant si c'est bon en regardant chacun de ses frère et sœurs avec attention. Les plans sont semblables à la première scène de repas en présence de la mère : une succession de plans rapprochés sur les personnages en interaction, et un plan de demi-ensemble qui clôture la scène. Mais le dernier plan de demi-ensemble met aussi l'accent sur l'absence de la mère par la désertion de sa chaise ; malgré l'absence de la mère, Shigeru, le petit frère, conserve sa place en bout de table, laissant la chaise de la mère vide, par habitude ou par espoir (image 2). Plus tard, lorsque l'argent manque, Akira se réveille par les bruits de mastication de son frère qui, visiblement affamé, mâche un bout de papier.

Alors que le lien d'Akira avec son frère et ses sœurs s'est détérioré une nouvelle fois vers la fin du film, nous assistons à une dernière scène de repas qui contraste fortement avec toutes les autres scènes de repas. L'électricité étant coupée, la lumière grise et morne a remplacé celle chaude et tombante des repas précédents. Les déchets et le verre renversé ont succédé à la table bien rangée, les murs se sont salis en arrière-plan, les autocollants se sont accumulés puis cornés, les conversations légères ont laissé place au silence et les cheveux des protagonistes ont poussé.

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