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Chapitre 7. La formulation des problèmes d’environnement et parenté avec le risque

7.2. Environnement et politiques publiques

Depuis les années 1960, les organisations internationales ont joué un rôle majeur dans la formulation de la question environnementale en diffusant une conception naturaliste et gestionnaire de l’environnement (Lascoumes, 1994). On pourrait croire que l’on parle ici des origines de la question environnementale, toute emprunte de « naturalisme naïf » (Lascoumes,1994), avant que les sciences sociales ne s’en mêlent. Mais en 2012, lors de la conférence de Rio+20, le secrétaire général de l’ONU affirme: « Nos efforts n’ont pas été à la

mesure des défis qui nous attendent. La nature n’attend pas. Elle ne négocie pas avec les humains.» (cité par Deléage, 2012). L’influence naturaliste se voit également dans la prolifération

du terme écosystème. Inscrit dans la Convention sur la diversité biologique (1992), l’approche écosystémique est aujourd’hui une condition pour le financement de tout projet de conservation de la biodiversité et de développement durable (Castro et Ollivier, 2012).C’est donc de nature dont il s’agit aujourd’hui encore. Dans les discours qui circulent dans l’espace public et dans les politiques publiques, l’environnement c’est le milieu naturel, un milieu qui est perturbé par l’espèce humaine, qu’il faut protéger et gérer pour éviter la « catastrophe » (Dupuy, 2002).

Environnement et économie

Les questions d’environnement ont émergé dans l’espace public mondial dans les années 1960, marqué par l’ouvrage Silent Spring de Rachel Carson (1962) qui a eu impact considérable sur « la prise de conscience » du problème environnemental et la montée des mouvements sociaux. En 1968, l’UNESCO, la FAO et l’OMS organisent une grande réunion internationale sur l’usage et la conservation de la biosphère. La question environnementale a réellement pris de l’ampleur au milieu des années 1970, avec la conjonction de grandes réunions internationales, d’accidents technologiques majeurs et du premier choc pétrolier, qui ont posé la problématique dans des termes à la fois naturalistes et sociaux, non exempts de propos malthusianistes. Ainsi, le rapport du Club de Rome45 a démontré que la croissance de la population et de l’économie dégradent l’écosystème de la planète ce qui provoque l’épuisement des ressources. C’est dans cette mouvance que la Conférence des Nations unies sur l'environnement de Stockholm (1972) créée le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’environnement) et consacre la nécessité de « préserver l'environnement », après de difficiles négociations entre les pays du Tiers Monde et les pays riches (Kiss et Sicault, 1972). En posant l’économie en opposition avec l’environnement, la formulation des problèmes remettait en cause le modèle de développement (Rudolf, 2013). Le rapport Brundtland (1987) a construit un tout autre discours en apportant une solution : le

développement durable. Selon l’énoncé consacré, le développement durable « répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs », par un

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134 « développement économiquement efficace, socialement équitable et écologiquement

soutenable ». L’injonction générale au développement durable a transformé la gestion du monde,

tout en opérant un nouveau cadrage du questionnement scientifique (Kalaora et Vlassoupoulos, 2013). Le développement durable fait l’objet d’un consensus en même temps que de multiples critiques et controverses, tant dans le champ scientifique que dans le monde social (Martin, 2002 ; Felli, 2008 ; Rist, 2001).

À la différence des critiques du développement que l’on pouvait observer dans les années 1970- 80 (Agerri, 2005), le discours des organisations internationales met aujourd’hui l’accent sur les aspects positifs pour l’économie du traitement de la question environnementale (Lacroix et Zacai, 2010)46. En effet, le développement durable contribue à ouvrir le champ de l’économie marchande à des objets du monde social et naturel qui étaient restées hors de ce champ, montrant ainsi « l’incroyable aptitude du capitalisme à se révolutionner » (Rudolf, 2013). Les objets du monde social et naturel soumis à la logique marchande ne cessent de s’étendre (les marchés de droits à polluer, le marché du vivant…). La « croissance verte » et les « technologies alternatives » ouvrent autant de nouvelles perspectives au développement, tout en maintenant la « croissance ».

L’argumentation de l’économie de l’environnement, curieusement paradoxale, est fondée sur l’idée que c’est en donnant une valeur d’échange aux « éléments de l’environnement » et en leur appliquant les principes du marché qu’on pourra préserver leur valeur d’usage. C’est ainsi que l’on peut interpréter la multiplication des recherches portant sur les évaluations monétaires des « biens naturels non marchands » (Milanesi, 2010) ou les analyses en termes de coûts-avantages (Henry et al. 2015). L’adhésion généralisée à cette position économiciste se traduit par des principes du type pollueur-payeur qui sont une manière de « limiter voire d’éviter les régulations

environnementales qui iraient à l’encontre du marché » (Felli, 2014). De la même façon, les

« services écosystémiques », en se fondant sur l’utilité et la valeur des « services rendus » par les « biens environnementaux » considérés comme des « actifs naturels » (Salles, 2010), montrent l’ampleur de la diffusion des principes économiques néolibéraux dans la pensée actuelle. On assiste à l’adoption d’un programme de « modernisation écologique » qui, basée sur le pragmatisme, c'est-à-dire l’acceptation d’une économie de marché en concurrence, entend « réconcilier l’économie et l’écologie » (Rudolf, 2013).

La critique du développement durable (Theys et Emilianoff, 2001), articulée sur celle du développement (Rist 2001), repose sur les contradictions entre les idéaux du développement durable et les principes de l’économie néolibérale, l’écart entre les politiques locales et les effets réels (Felli, 2014), l’incohérence entre le penser globalement et l’agir localement. L’idée initiale de développement durable, « vision évangélique » du monde (Theys et Emilianoff, 2001), est prise dans des contradictions entre les logiques de marché et de court terme d’un côté, et les logiques de long terme et de solidarité de l’autre (Pestre, 2011). Le « développement » pour être « durable » doit se faire sous la double contrainte du développement économique néolibéral et de la protection de l'environnement planétaire.

L’invention et l’imposition du développement durable contribue à redéfinir les rapports Nord-Sud (ou plutôt pays riches-pays pauvres) en apportant une forme de légitimation du développement inégal (Martin, 2002 ; Rist, 2001). Selon les pays du Nord, la question de l’environnement se pose au niveau planétaire, mais les grands espaces « vierges » ou tout au moins relativement préservés et les ressources se situent dans les zones du Sud, ainsi que de nombreuses ressources naturelles. La préservation de l’environnement devient alors un outil de pression voire l’expression de

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Tous les aspects de recherche pour dynamiser la « croissance verte » sont d’ailleurs mentionnés dans le document d’Allenvi pour la stratégie nationale de la recherche.

135 nouvelles formes de domination des pays riches (conditions de la coopération, financement des bailleurs de fonds, nouvel argument concurrentiel, technologies « vertes ») qui tentent d’imposer aux pays du Sud un développement plus « respectueux de l’environnement » (Kisset Sicault, 1972). La question posée par l’environnement en termes de dégradation et de consommation des ressources naturelles remet explicitement en cause les conditions du développement des pays pauvres : le développement du Sud ne peut plus s’effectuer sur le modèle du développement occidental, il doit être « durable ». En argumentant de sa viabilité dans le temps, l’idée du développement durable ne masque plus l’impossibilité décrétée d’un développement égal et juste dans l’espace (Demaze, 2009). Cette forme d’injustice suscite de fortes contestations dans les pays du Sud (Dahan, 2013 ; Felli, 2016).En même temps l’environnement est potentiellement un atout, une carte géopolitique pour les pays du Sud, par le contrôle de nombreuses ressources naturelles et biologiques, un enjeu susceptible de négociation, encore que les termes de la transaction s’inscrivent dans un rapport inégal47.

Le développement durable permet de « faire tenir ensemble » les logiques antagoniques du développement et de la préservation de l’environnement. On peut donc se demander s’il ne s’agit pas là comme le dit Latouche d’une « mystification conceptuelle », dans la mesure où le développement durable consiste tout au plus à « adjoindre un volet social ou une composante

écologique à la croissance économique » et nous promet un « développement pour l’éternité »

alors qu’il est le « pillage sans retenue de la nature, l’occidentalisation du monde et

l’uniformisation planétaire » (Latouche,2001).

Le local, la décentralisation et la participation

Le développement durable est porteur d’une « nouvelle gouvernance » qui répond à l’aspiration à une démocratie plus participative et conduit à l’implication accrue des acteurs du monde social (collectivités locales, secteur privé, population) dans les choix collectifs (Theys, 2002).Dans le même temps, le développement durable entre en résonnance avec des processus politiques et économiques, en particulier l’individualisation, la décentralisation, la privatisation, et la participation qui convergent vers un redéploiement néolibéral de l’Etat (Felli, 2014).En effet, le

développement économiquement efficace dont il est question dans la définition du

développement durable est en cohérence avec la promotion de l’innovation, la compétitivité, la croissance verte. Il renvoie à l’idée de l’efficacité supérieure du secteur privé et du marché, d’où l’institutionnalisation et la promotion des partenariats publics-privés au sommet mondial de Johannesburg en 2002, et le développement de nouveaux marchés.

La combinaison d’une nouvelle gouvernance qui repose sur le local et la participation, et du traitement de la question environnementale qui se fait dans un cadre néolibéral, produit des effets contradictoires en faisant disparaitre les cadres de solidarités nécessaires à l’objectif de la préservation de l’environnement comme un problème qui se joue à l’échelle de la planète (Soulet, 2005). En effet, la reconfiguration de la gouvernance s’accompagne d’une diminution des compétences techniques et des capacités d’agir de l’Etat, au fur et à mesure que des champs entiers du monde social sortent de la sphère d’action des pouvoirs publics (Castel, 2009). Ce processus soustrait à l’Etat une grande partie de ses ressources, de ses moyens d’action et de ses connaissances, tant pour les politiques sociales, économique, sanitaires ou environnementales que pour la prévention des risques et la gestion des situations de crises (Bourcart, 2015). Cette

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Voir l’échec de l’initiative Yasuni en Equateur : en 2012, le président équatorien Rafael Correa demande 3,6 milliards de dollars aux plus gros consommateurs de pétrole par une taxation du pétrole à la source, en échange de la non-exploitation de 20% de ses réserves pétrolières et du non-rejet dans l'atmosphère de 400 millions de tonnes de CO2 (Damian, 2013).

136 perte de centralité de l’Etat tend à renvoyer la responsabilité de prévenir et de traiter les problèmes environnementaux sur les individus dans leurs rôles d’usager-citoyen-consommateur (Salles, 2009) et sur les collectivités locales. C’est ce même processus que l’on retrouve dans les politiques qui visent à développer la résilience et font porter la gestion des risques et des crises sur les individus (Bourcart, 2015 ; Quenault, 2015).

La décentralisation défendue à l’origine dans une perspective d’avancée démocratique, est venue encourager la compétition entre territoires. Dans ce contexte, le développement durable mis en œuvre à l’échelle locale tend à augmenter les inégalités sociales et environnementales et met en place des modalités de gestion à l’échelle locale qui, objectivement, tendent à rendre durable un développement qui ne l’est pas. Concrètement en effet, si la dégradation de l’environnement se pose à l’échelle de la planète, agir localement sur les « problèmes environnementaux » locaux conduit à externaliser les problèmes sur les territoires voisins (Theys et Emilianoff, 2001 ;Felli, 2014). La localisation des activités polluantes dans les régions ou collectivités les plus pauvres met en évidence le fait que la gestion des risques environnementaux s’opère par leur déplacement en fonction de rapports de domination. Dans ces conditions, les politiques environnementales elles- mêmes, produisent inégalités et injustices qui s’ajoutent à la vulnérabilité des territoires (Theys et Emilianoff, 2001 ; Emilianoff, 2008 ; Felli, 2016).

Les antagonismes que montrent les dimensions politiques et géopolitiques de l’environnement et des risques, font la démonstration de la « répartition des risques » (Beck 2001), qui se résout par des rapports de domination. Les négociations internationales sur le changement climatique mettent le doigt sur la question du développement et des rapports Nord-Sud, et sur les intérêts contradictoires et les conflits qui se jouent entre différents espaces, sociétés et groupes sociaux (Dahan, 2013).Ainsi, les délocalisations industrielles, en déplaçant les zones de pollution, sont des modalités indiscutables d’externalisation des risques. Localement, l’adaptation au changement climatique repose sur des transformations marginales de systèmes de production locaux et d’aménagement techniques conditionnées par la « faisabilité économique » (qui inclut à la fois la disponibilité des ressources financières et le respect des règles du marché), largement dépolitisées (Reghezza et Ruffat, 2015).D’autre part cela revient à agir sur les problèmes en bout de chaîne sans remonter aux causes fondamentales de la « dégradation de l’environnement » qui, de toute façon, échappent à la maîtrise du local dans la mesure où elles reposent principalement sur les modes de production et de consommation définis par le modèle de développement (Rudolf, 2013).

Bizarrement, cette nouvelle gouvernance est conduite dans une forme de dépolitisation (Rudolf, 2013) et de désengagement politique (Emilianoff, 2004) dans le sens où il s’agit de mettre en œuvre une modernisation écologique qui fait « miroiter un dépassement de la crise écologique sans rupture » c’est-à-dire qui ne remet pas en cause les rapports de productions et neutralise les rapports sociaux (Rudolf, 2013). Au nom de la bonne gouvernance et du pragmatisme, la décentralisation et la participation permettent de rabattre la gestion du monde sur le local, et de la renvoyer à la responsabilité des individus (Quenault, 2015 ; Salles, 2009). La naturalisation des problèmes d’environnement au sens de leur réduction à des aspects physiques, techniques ou de gestion à l’échelle locale (Reghezza-Zitt et Rufat, 2015) permet d’arrêter les remontées de causalités à ce qui est considéré comme « gérable » dans le cadre du développement durable, c'est-à-dire localement et dans le cadre de l’économie néolibérale.

Ainsi, le rabattement sur le local de la gestion de l’environnement a pour effet leur déconnexion des grandes problématiques sociales et politiques (Quenault, 2015 ; Djament et al., 2012), tout en permettant des améliorations à la fois dans le champ politique de la gouvernance locale et sur l’environnement-cadre de vie local.

137 En effet, la mobilisation autour du développement durable est à l’origine d’une multitude d’initiatives locales et de nouvelles pratiques, faisant intervenir de nouveaux acteurs pour l’amélioration du cadre de vie et la préservation de l’environnement. Les territoires, et la ville en particulier, deviennent des lieux d’expérimentations de « bonnes pratiques » emblématiques du développement durable (notamment à travers les Agendas 2148), qui constituent des espaces de négociations ouverts à la société civile sur des objets auparavant confisqués par leur dimension technique (Theys, 2002). On voit poindre ici le rôle de l’espace public de délibération et l’apparition de nouvelles arènes de négociation dans la définition des contours donnés à la question environnementale (Latour, 1997).

Cependant, la participation constitue aussi un alibi, une forme de légitimation des politiques publiques (Theys, 2002 ; Kalaora et Vlassopoulos 2013). La ville durable fait l’objet de recherches empiriques sur la bonne gouvernance et les nouvelles arènes publiques, mais aussi sur les conditions de l’acceptabilité des politiques publiques (Theys et Emilianoff, 2001).De plus, le développement durable mis en œuvre localement repose sur la valorisation des particularismes locaux pour assurer la viabilité à long terme du développement de chaque territoire. Ainsi, la « ville durable », exprimée en termes de ville compacte, ville mixte, ville économe, ville citoyenne,

smart city, ville résiliente, devient un argument marketing de compétition économique entre

territoires, contradictoire avec l’idée de solidarité planétaire que porte la question environnementale (Theys et Emilianoff, 2001).

Sans nier l’ampleur de la contestation sociale dont est porteuse la société civile, celle-ci semble trouver son compte en se limitant à des mouvements locaux et territorialisés qui ne remettent pas en cause les modes de production et de consommation, et se substituent à la dénonciation globale du système de production (Emilianoff, 2008 ; Rudolf, 2013).

Derrière le slogan « penser globalement agir localement », il y a donc une forme d’imposture, un mythe (Theys et Emilianoff, 2001 ; Rist, 2001 ; Pestre, 2011). Le pragmatisme de l’agir localement permet à la fois de se passer de la critique du modèle économique (Rudolf, 2013) et de délocaliser les problèmes d’environnement (Pestre, 2011). Cet adage suppose un lien linéaire et univoque entre action locale et effet global, en contradiction avec l’hypercomplexité et les interdépendances planétaires des problèmes environnementaux.

La décentralisation et la participation permettent donc de faire du développement durable une stratégie assumée localement, qui d’un côté renouvelle la démocratie, et en même temps prescrit un nouveau registre de comportements « citoyens », « respectueux de l’environnement », non exempts d’injonctions morales qui fondent une nouvelle éthique basée sur la responsabilisation, et l’individualisation des problèmes et des solutions (Salles, 2009).

La position du chercheur

Le développement durable a ceci de paradoxal qu’il est à la fois porteur de transformation sociale et d’ouverture démocratique à l’échelle locale, et l’instrument de la reproduction de l’ordre social et de rapports de domination à l’échelle planétaire. Le regard porté sur les « innovations locales » tend à rendre invisible la reproduction du modèle économique mondial. Réciproquement, la lecture de la permanence de la trajectoire du système peut rendre invisible les réelles transformations sociales qu’il apporte.

Face à ces contradictions, le questionnement scientifique peut adopter deux postures. La première est de décrypter comment le développement durable est un discours qui permet de

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Agenda 21 : liste d’actions pour mettre en œuvre le développement durable, adoptée lors de la conférence de Rio en 1992.

138 manipuler la réalité pour faire croire qu’il rend durable le modèle de croissance économique néolibéral (Felli, 2014). Ce positionnement critique est cependant un discours général qui suppose de dépasser le niveau local et la question environnementale, et risque de ne pas trouver de sortie opérationnelle.

Une seconde position est de considérer que le développement durable contribue concrètement à la transformation du monde. Car la mise en œuvre du développement durable et de ses “ bonnes pratiques ”, certes limitées et contingentes, permet cependant d’améliorer localement la « qualité de l’environnement » et les conditions de vie des habitants. C’est donner raison à l’idée selon laquelle « la validité d’une politique environnementale repose principalement sur une

légitimité pragmatique, c’est-à-dire à sur sa capacité à produire des effets tangibles » (Lascoumes,

1994).