• Aucun résultat trouvé

a) La question des APA et de l’éthique d’une telle recherche

Conformément aux recommandations du code d’éthique de la Société Internationale d’Ethnobiologie, et « dans l’esprit de Nagoya24 », des formulaires de consentement éclairé (annexe 3) ont été remis à l'ensemble des enquêtés afin de leur présenter et leur expliquer les objectifs de ce projet de recherche et recueillir ou non leur accord signé de participation, en leur demandant expressément si elles consentaient à ce que les usages qu’elles nous indiquaient soient rendus publics de façon anonyme. Chacune des personnes interviewvée a été préalablement informée de la règle d'anonymat qui préside dans ce type de questionnaires. Afin de respecter cette règle, les différentes citations présentes dans ce travail ne mentionneront seulement que le sexe de l’informateur, son âge, son lieu de résidence principal ainsi que son groupe d’appartenance culturelle. De même, en ce qui concerne les communautés autochtones et marronnes, les autorités coutumières ont systématiquement été rencontrées et leur autorisation, formulée oralement, a été requise avant d’interroger les membres de chacune de ces communautés.

En Guyane, les études ethnobotaniques sont particulièrement sous le feu des projecteurs depuis la médiatisation de « l’affaire kwasi ». En effet, en 2016, une équipe de chercheurs de l’IRD a été à l’initiative d’un dépôt de brevet sur une molécule anti-paludique présente dans l’espèce Quassia amara qui est utilisée par plusieurs communautés du nord de l’Amérique du Sud pour ses propriétés fébrifuges (cf. « Encart 8 »). L’association France Libertés a intenté une action auprès de l’office européen des brevets contre l’institut de recherche, avançant qu’aucune retombée n’avait été prévue au profit des communautés traditionnelles et accusant ainsi l’IRD de biopiraterie. Les chercheurs eux, se défendent en

24 La Convention sur la Diversité Biologique (CBD) adoptée en 1992 sous l’égide des Nations Unies (https://www.cbd.int/) oblige les Etats qui en sont signataires à une responsabilité de conservation et de gestion durable de leurs ressources biologiques. Les réglementations nationales visant à respecter le Protocole de Nagoya et donc à protéger l’accès aux ressources génétiques et aux connaissances traditionnelles associées (CTA) sont communément appelées APA (pour Accès aux ressources et Partage des Avantages). En France, elles sont en application depuis le 1er juillet 2017 et l’entrée en vigueur de la Loi sur la Biodiversité, promulguée en 2016.

arguant qu’ils travaillent pour un organisme public dont le but n’est pas de produire un quelconque profit mais de contribuer à l’avancée de la médecine (Bourdy et al., 2017). Quoiqu’il en soit, cette « affaire », très relayée par les milieux politiques guyanais, a largement contribué à stigmatiser l’ensemble de la communauté académique travaillant de plus ou moins loin sur le sujet des plantes médicinales, tant dans les représentations collectives que dans le milieu de la recherche lui-même25.

Pourtant, des questions fondamentales restent ouvertes et montrent les limites évidentes voire parfois l’absurdité de tels raccourcis : sachant que les plantes et leurs usages respectifs circulent de main en main depuis toujours (Quassia amara justement en est, nous le verrons plus loin – cf. « Encart 8 » – un bon exemple…), comment pourrait-on justifier aujourd’hui de son appropriation « traditionnelle » exclusive par une ou quelques communautés culturelles ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’un « usage traditionnel » justement, sachant que les pratiques culturelles ne sont figées ni dans le temps ni dans l’espace ? Enfin et surtout, la catégorisation dichotomique des populations en « autochtones » ou « non autochtones » se voit confrontée à des problèmes de définition majeurs : pourquoi un jeune urbain d’origine saamaka (ou pahikwene ou ndjuka ou kali’na…), ne parlant plus la langue de ses parents, ne s’identifiant pas forcément à cette identité culturelle spécifique et ne tirant plus ses ressources du milieu naturel, devrait-il être catégorisé comme tel alors qu’il partage les mêmes valeurs le même quotidien que d’autres citadins d’origines différentes ? Pourquoi d’ailleurs, les savoirs et pratiques des « autochtones » devraient-elles être mieux protégées que ceux des migrants haïtiens, des Créoles guyanais ou habitants du Vercors ? Enfin, non seulement ce manque d’équité de traitement peut être dénoncé entre les différentes communautés de Guyane, mais il existe également au sein même des communautés « autochtones » transfrontalières : ainsi, un Ndjuka habitant Saint-laurent du Maroni est juridiquement considéré comme « autochtone » en France alors que ses proches résidant en face, à Albina, n’ayant pas la nationalité française, ne le sont pas… Dans un avenir proche, se dirigera t-on, pour des raisons de facilité administrative, vers une ethnobiologie se focalisant quasi-exclusivement sur les populations non autochtones, ou alors, plutôt que de se crisper autour de savoirs communautaires idéalisés, ne devrait-on pas plutôt réaffirmer avant tout la notion de « bien commun » ?

25 On peut d’ailleurs affirmer que l’ethnobotanique – et, sans doute encore plus, l’ethno- pharmacologie – sont devenues ce que l’épistémologie nomme aujourd’hui des « sciences controversées » (Nisbet et al., 2003).

Je dois dire néanmoins que la grande majorité des personnes rencontrées a su faire la part des choses à ce sujet et s’est au contraire montrée plutôt favorable à l’égard de ce travail26 (seules 3 personnes sur 212 ont refusé de répondre au questionnaire), comprenant bien qu’un tel inventaire ethnobotanique participait pleinement à la valorisation et à la préservation – voire à la patrimonialisation – de connaissances considérées comme étant menacées (Heinrich et al., 2009). Plusieurs personnes ont par ailleurs indiqué utiliser de la documentation ethnobotanique afin d’enrichir leurs propres connaissances, considérant en quelque sorte la discipline ethnobiologique comme une courroie – académique, certes – de transmission alternative. En outre, il est important de souligner que de telles études pourraient également permettre, a posteriori, d’authentifier l’appartenance culturelle (souvent partagée) de savoirs mentionnés par des groupes culturels clairement identifiés dans ce travail comme en étant les porteurs.

b) Questionnaires et consentement des personnes interrogées

L’entretien de type ethnographique reste un moyen privilégié et efficace d'avoir accès aux savoirs et savoir-faire, aux témoignages et aux représentations des individus qui constituent le socle humain de notre étude. Comme l'écrit Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995, p. 56), « l'observation participante ne permet pas d'accéder à de nombreuses informations pourtant nécessaires à la recherche : il faut pour cela recourir au savoir ou au souvenir des acteurs locaux ». Une grille d'entretien (annexe 4) a donc été élaborée afin de suivre un fil conducteur cohérent lors des échanges sur le terrain avec les personnes rencontrées. Il s’agit d’une grille d’entretien semi-directif, comprenant par conséquent un certain nombre de questions fermées (données personnelles, listing de plantes connues...) et d'autres plus ouvertes invitant les personnes interrogées à s'exprimer plus librement sur la question (recettes, anecdotes, avis…). Les entretiens recueillis, numérotés et anonymes, se présentent selon la structure suivante, en trois grandes thématiques :

1) Données personnelles

Cette première partie vise à fournir un certain nombre d'indices nous permettant d’identifier nos interlocuteurs et de les positionner dans un profil socio-culturel particulier (âge, genre, lieu de naissance, groupe culturel d'appartenance déclaré, langue(s) de

26 Pour l’anecdote, lors d’un séjour de tourisme à Saül, un habitant d’origine Saint-Lucienne avec qui je discutais de ma thèse s’indigna de ne pas pouvoir répondre à mes questions, s’insurgeant du fait que nous ne pouvions pas en discuter librement parce que je n’avais pas eu les autorisations nécessaires pour mener mon enquête dans l’enceinte du Parc Amazonien.

première socialisation, niveau scolaire, situation familiale, profession et croyance religieuse)27. Toutes ces données biographiques constituent également de précieuses variables à prendre en compte lors du traitement quantitatif postérieur aux enquêtes.

2) Les usages et les pratiques connus

Il s'agit ici d'amener les personnes interrogées à lister les remèdes à base de plantes médicinales qu’ils connaissent et/ou qu’ils ont l’habitude d’utiliser pour se soigner ou pour soigner les personnes de leur entourage. Quand utilisent-ils des plantes médicinales, quelles plantes exactement, sous quelle forme et pour soigner quoi ? Voilà les questions de fond qui nous guident dans cette partie afin de pouvoir découvrir par la suite les plantes dont l'usage revient le plus souvent chez les informateurs, ainsi que les formes de préparation privilégiées et les maladies les plus communément citées comme étant traitées par la phytothérapie sur le littoral guyanais. Les interlocuteurs sont invités à citer de façon libre et spontanée le plus grand nombre de plantes médicinales - en tous cas, qu'ils considèrent comme telles – qu'ils connaissent, indépendamment du fait qu'ils les utilisent ou pas. La question de la transmission est centrale dans cette partie : pour chaque plante citée, il est demandé aux usagers de renseigner l’origine culturelle, le genre et le lien avec la personne transmettrice de ce savoir particulier.

3) Regards et représentations

Dans cette partie plus libre, les informateurs sont invités à donner leur point de vue, leur regard, sur le soin par les plantes. Leurs représentations des pharmacopées sont ici questionnées. Quelle(s) opinion(s) en ont les habitants de Guyane ? Quels sont, selon eux, les populations ayant les meilleures connaissances en la matière ? Comment hiérarchisent-ils le recours à ces pratiques avec l'accès à la biomédecine ?

Une prise de notes sur carnet sur feuilles libres a également été effectuée, lorsque la masse d'informations était excessivement importante pour être retranscrite par le simple remplissage des questionnaires imprimés. Quelques enregistrements sonores ont également été réalisés, avec l'aimable autorisation des personnes, puis retranscrits ultérieurement sur ordinateur.

c) S’imprégner du terrain : entretiens et observation participante

On ne peut pas faire d’ethnologie sans faire d’ethnographie, sans cette phase initiale qui consiste à se rendre sur le terrain d’enquête et se donner le temps de rencontrer les

27 Un même individu pouvant bien sûr s’inscrire dans plusieurs identités, il a parfois fallu faire un choix arbitraire en fonction des réponses qui étaient apportées (lieu de naissance, nationalité, langues de première socialisaiton, sentiment d’appartenance…).

personnes, d’échanger le plus longuement possible avec elles, de comprendre « de l’intérieur » (Malinowski, 1922) leurs modes de vie et de fonctionnement social. Avec respect, patience et une curiosité savamment mesurée. Être physiquement présent dans la situation « étudiée » permet en effet au chercheur, à la fois de mieux considérer un ensemble de faits et de pratiques pour en rendre compte ultérieurement, mais également de s’extraire d’un certain nombre de préconceptions dont il est parfois porteur et dont il ne pourrait se détacher avec un simple regard extérieur. De plus, par l’observation directe, l’ethnologue entretient un va et vient constant entre ses propres hypothèses, celles énoncées par la littérature et les données réelles observées, de façon à pouvoir construire une discussion riche et constante. Pour reprendre Bachelard (1938 ; p. 93), « l’observation est du règne des plusieurs fois », c’est la régularité de l’observation qui donne son caractère scientifique à la description et à l’interprétation d’un phénomène social. Enfin, ce « regard distant » (Levi-Strauss, 1983) permet surtout de rendre compréhensible, intelligible à d’autres, une situation socialement et culturellement spécifique.

L’observation participante sur le terrain demande ainsi une attention particulière afin de pouvoir voir et entendre ce que ne permettrait pas une présence trop légère. Un véritable travail de patience et d’écoute. Rien ne devra échapper à l’ethnobotaniste qui devra être en mesure de consigner dans son carnet de terrain, de façon la plus exhaustive que possible, ce qu’il voit et vit au quotidien. L’ambiance, la temporalité, la gestuelle et la ritualité qui accompagnent chacune des préparations devront être soigneusement documentées. Il devra prêter l’oreille attentivement pour pouvoir entendre, saisir et noter les différents taxons vernaculaires et modes de classification émiques utilisés par les populations concernées. Il devra mettre la main à la pâte : préparer et goûter la décoction sédative ou le tonique amer, préparer le bain du bébé ou l’huile camphrée, se rendre au jardin, à l’abattis ou en forêt pour trouver et cueillir les plantes dont se servent les personnes interrogées, participer aux différentes tâches qui accompagnent le plus souvent ces sorties (chasse, défrichage, mise en culture, récolte…). C’est la réussite de cette démarche globale en amont qui permettra ensuite au chercheur, au moment de l’analyse des données recueillies sur le terrain, d’approcher plus finement les mécanismes symboliques, les schèmes explicatifs qui interviennent et donnent du sens aux maladies et aux façons de les soigner, et est une condition essentielle à l’élaboration d’une étude ethnobotanique compréhensive.

Enfin, prendre le temps d’écouter attentivement ce que les personnes ont à nous dire, même lorsqu’en apparence on s’éloigne du sujet, s’intéresser à leurs parcours de vie, parler du beau et du mauvais temps, est une condition nécessaire, voire indispensable à un terrain réussi. D’ailleurs, au sein de certains groupes, à l’instar des Saamaka (Price, 2010), la transmission se fait sur un mode très long et très progressif : les jeunes en quête

de savoir doivent se soumettre à un processus complexe de transmission basée sur l’écoute respectueuse et la patience. C’est en quelque sorte aussi par-là que doit passer l’ethnobotaniste, donner de sa personne pour recevoir en retour la connaissance. C’est à ce prix qu’il recevra les informations qu’il cherche. Et avec la promesse aussi de sa part de retours réguliers une fois la relation scellée.

Pour illustrer ce dernier point, il me semble important de raconter ici ma rencontre avec une dame (nous l’appellerons madame J.) que l’on m’avait conseillée à maintes reprises d’aller voir, en me précisant qu’il s’agissait d’une « spécialiste des plantes médicinales ». Je fus alors très surpris en allant la voir la première fois lorsqu’elle me dit assez sèchement qu’elle ne connaissait aucune plante (« anyen ! », « rien ») et me fis comprendre que je n’étais pas forcément le bienvenu chez elle pour l’interroger sur ces questions. Cependant, alors que j’étais sur le point de franchir le portail de son domicile pour m’en aller, elle me lança :

- « Rouvin la simenn prochenn si to lé [Reviens la semaine prochaine si tu veux]. » Ce que je fis. Lors de cette deuxième entrevue, elle m’emmena tout d’abord visiter son petit jardin créole, fort bien fourni et soigné, et commença à tester peu à peu mes propres connaissances en me demandant le nom et l’utilité de quelques simples qui courraient à ses pieds, sans me donner pour sa part aucune indication.

- « A kisa sa ? To konnet vinéren ? Sa yé ka fè ké barb chat ? [C’est quoi ça ? Tu connais le vinéren ? Que fait-on avec le barb chat ?]. »

Après cette visite et cet échange sous forme de test de connaissances dans ma direction, Mme J a peu à peu commencé à me livrer ses connaissances (nous nous sommes vus à de nombreuses reprises) jusqu’à devenir d’ailleurs ma principale informatrice durant le terrain28.

28 Qu’il a même fallu retirer de l’échantillon pour le traitement statistique sur RStudio, tant elle constituait un biais statistique par ses nombreuses citations apportées à l’ensemble.

Documents relatifs