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Tout au long du travail de terrain, de nombreux échantillons de plantes ont été collectés en présence des personnes interrogées ou par elles-mêmes. Je me suis rendu dans des jardins et des abattis, dans différents milieux (forêts, savanes, bord de fleuve…) ou dans des zones rudérales afin de cueillir en compagnie d’informateurs un certain nombre d’espèces médicinales qui avaient été mentionnées au préalable par eux au cours des entretiens. Parfois, par effet d’opportunité, des espèces qui n’avaient pas été citées (des plantes auxquelles les personnes n’avaient tout simplement pas pensé au cours de l’entrevue) et qui étaient rencontrées lors de la sortie de collecte ont également été ramassées pour identification.

La collecte d’herbiers est une condition méthodologique indispensable à la réalisation d’une étude ethnobotanique dans la mesure ou seule leur identification permet a posteriori de neutraliser l’imprécision des noms vernaculaires qui souvent peut mener le chercheur à la confusion voire à l’erreur d’identification. Il arrive en effet assez souvent qu’un même taxon vernaculaire puisse recouper de nombreuses espèces distinctes du point de vue de la botanique linnéenne (Heinrich et al., 2009), ce qui peut parfois amener les chercheurs à sur-estimer ou sous-estimer58 le nombre d’espèces utilisées dans une flore médicinale donnée (Díaz-Reviriego et al., 2016). Il peut s’agir d’espèces se ressemblant ou ayant une analogie fonctionnelle, ce qui dans certains systèmes classificatoires est suffisant pour justifier leur appartenance à un taxon unique (chez les Ndjuka, par exemple, l’ethno-taxon filili désigne couramment deux espèces du même genre, Euphorbia hirta et Euphorbia thymifolia, et sume uwii est le nom unique donné à des plantes aussi différentes que les Lippia spp., Ocimum spp. ou Mentha spp., qui ont la particularité d’être toutes utilisées comme aromates en cuisine pour leurs qualités organoleptiques). Autre exemple montrant à quel point les dénominations populaires peuvent induire en erreur : Polyscias stutellaria est appelé boldo par les Créoles antillais, tandis que cette appellation est utilisée par les Créoles guyanais pour désigner deux Lamiacées du même genre, Plectranthus grandis et Plectranthus neochilus tandis que les Brésiliens nomment à la fois de cette façon une espèce originaire du sud de l’Amérique et dont les feuilles sont vendues séchées dans les herboristeries – Peumus boldus – et une espèce cultivée en provenance d’Afrique – Vernonia condensata (illustration 1). Une fois

58 Ce que Cavalcanti et Albuquerque ont appelé la « diversité cachée » - « hidden diversity » (2013).

cela dit, on comprend plus aisément que mentionner les noms latins des espèces mentionnées a le mérite de mettre tout le monde d’accord sur l’identité de ces espèces. C’est la raison pour laquelle tout au long de ce travail seront indiqués les taxons linnéens des plantes citées afin d’éviter au lecteur toute confusion. Bien sûr, comme dans tout travail ethnobotanique, malgré toute la rigueur du protocole d’identification mis en place (voir plus loin), nous ne sommes jamais totalement à l’abri de certaines erreurs. Lorsque le doute sur l’identité de l’espèce est trop important, nous nous contenterons dans la mesure du possible d’indiquer son genre botanique suivi de la mention « sp. » pour une espèce indeterminée et « spp. » pour dire que plusieurs espèces sont considérées (ex. : Ocimum spp.) et les espèces n’ayant vraiment pas pu être identifiées seront marquées comme « Indet » suivies d’un numéro (ex. : Indet 12).

Illustration 1 : quatre boldo présents en Guyane ; de gauche à droite et de haut en bas : Plectranthus neochilus, Plectranthus grandis, Polyscias scutellaria et Vernonia condensata. En ce qui concerne la méthodologie de réalisation de ces herbiers tropicaux, je me suis appuyé sur les guides réalisés par Alexiades (1996), Cremers et Hoff (1990) et Oldeman

(1968). Les plantes collectées ont été prélevées à l'aide d'un sécateur59 puis placées à plat entre des feuilles de papier-journal (illustration 2) en prenant soin de faire ressortir lorsque cela est possible leurs aspects les plus spécifiques (faces inférieures et supérieures des feuilles, fleurs épanouies, fruits, graines, bourgeons et feuilles adultes…)60. Un numéro d'herbier est ensuite annoté systématiquement sur chaque planche d'herbier puis consigné dans un carnet avec la date et l'heure, le lieu de récolte, le nom vernaculaire et l'usage déclarés par l'informateur, ainsi qu'une première description botanique sommaire (comprenant tous les renseignements labiles susceptibles d'aider à la future identification de l'espèce : présence d’exsudats, taille, odeur, couleur des jeunes feuilles, structure du tronc, habitat, type biologique, etc.). Par la suite, une fois l’identification formellement établie, les échantillons sont placés sur une grande feuille cartonnée et une étiquette d’herbier est constituée comprenant tous les éléments cités plus haut sur un format standardisé. Ils pourront alors être intégrés à l’herbier IRD de Cayenne (CAY) où les familles et les espèces sont classées par ordre alphabétique.

En ce qui concerne la méthodologie de conservation, les collectes pouvant être rapidement acheminées vers l'étuve de l'Herbier ont simplement été mises à plat entre des feuilles de journal puis mises sous presse61 avant séchage. Les échantillons devant attendre plusieurs jours avant d’atteindre l'Herbier (notamment celles provenant d’Ouanary et d’Apatou) ont été imbibés d'alcool pur dilué à moitié avec de l'eau afin d'être préservés des éventuelles prédations d'insectes et de la moisissure liée à la forte humidité ambiante. Les planches d’herbiers sont ensuite pressées à l’aide d’un étau fait de planches en bois serrées par des sangles et placées durant au moins trois jours dans une étuve (T° avoisinant 50°C) à usage botanique. Par mesure de précaution, lorsque les plantes ne peuvent être acheminées directement à l’étuve, elles sont d’abord placées durant une semaine dans un congélateur puis séchées à l’étuve afin de détruire les éventuels germes qui pourraient survivre à la congélation.

59 Parfois, pour collecter des branches difficiles d’accès de grands arbres, les botanistes peuvent également faire appel à d’autres techniques plus atypiques, non-utilisées durant cette étude : tirer les branches au fusil ou grimper dans les cimes.

60 Les difficultés de détermination augmentent fortement en ce qui concerne les échantillons dits « stériles » qui ne présentent que des feuilles et des branches.

61 Il s’agit d’une presse artisanale et portative, constituée de deux planches de contre-plaqué et de sangles.

Illustration 2 : mise en herbiers par l’auteur de spécimens fraîchement collectés. M. Rapinski. Mis à part une minorité d’espèces inaccessibles (certaines espèces forestières relativement rares auxquelles je n’ai malheureusement pas eu accès, des végétaux importés qui n’existent pas en Guyane, des plantes ou morceaux de plantes rentrant dans la composition de certains remèdes et dont la détermination est rendue caduque après transformation et qui n’ont pas pu être trouvées fraîches, des espèces très connues dont la détermination en herbier ne semblait pas nécessaire), la majorité des plantes citées ont pu être échantillonnées au moins une fois et mises en herbier. Souvent, plusieurs échantillons ont été prélevés lorsque différentes appellations vernaculaires d'une même espèce rendaient nécessaire plusieurs collectes (ex. : la Phytolaccacée Petiveria alliacea a été échantillonné sous les taxons vernaculaires suivants : douvan-douvan en créole guyanais, avé en créole haïtien et anamu en portugais du Brésil). Aucune espèce ne sera mentionnée plus loin sans avoir été soit identifiée à l’Herbier de Cayenne par des spécialistes soit formellement identifiée par les informateurs de terrain en leur montrant une photo ayant été elle-même précisément identifiée par un botaniste (Thomas et al., 2007).

Parfois, la recherche des plantes citée a pu s’apparenter à une véritable « enquête policière » durant laquelle il a fallu interroger de nombreux informateurs, suivre diverses pistes et se rendre en différents lieux, avant de pouvoir retrouver l’espèce « suspectée »

d’être derrière tel ou tel nom vernaculaire. Deux exemples significatifs peuvent être choisis afin d’illustrer cette difficulté.

Tout d’abord, Banara guianensis qui fut mentionnée sous trois taxons vernaculaires distincts par les Créoles de la région de Saint-Georges de l’Oyapock (ti fey, mavévé sikiryé et mavévé gran bwa) et qu’il a été relativement difficile à trouver puisqu’il s’agit d’un arbuste de forêt secondaire assez discret et qui a finalement pu être collecté, après plusieurs recherches ciblées infructueuses, en tombant dessus un peu par hasard lors d’une visite d’abattis (le spécimen se trouvait dans une forêt secondaire en bordure de l’abattis) aux abords du village de Blondin situé sur les rives du fleuve Oyapock. C’est Madame Emilie Elfort, doyenne et cheffe du village62, qui l’a vu et me l’a montré sachant que je recherchais cette espèce.

L’autre exemple marquant fut ce qu’il convient certainement d’appeler le « mystère duludulu ». En effet, si les tronçons de cette grande liane de forêt sont régulièrement prélevés dans les sous-bois de l’ouest par les chasseurs ndjuka qui s’en servent pour préparer des boissons toniques réputées, les feuilles elles, qui poussent63 en canopée ont rarement été aperçues et sont très difficilement atteignables du sol. Difficile donc, pour ne pas dire impossible, de faire un herbier de cette espèce pourtant si importante dans la pharmacopée locale mais doublement difficile à échantillonner : d’une part il fallait se rendre en forêt mature et d’autre part il fallait pouvoir atteindre les parties aériennes perchées à plusieurs dizaines de mètres de haut ! Et, cerise sur le gâteau, aucune étude ethnobotanique en français ne mentionnait encore l’identité linnéenne du duludulu, augmentant davantage chez moi le désir d’identification de cette espèce mystérieuse. Après plusieurs séjours infructueux en forêt, dans les régions d’Apatou et de Mana, en compagnie d’informateurs-chasseurs (nous trouvions à chaque fois la liane mais sans aucun moyen de faire descendre les branches supérieures, même en tirant à la force de plusieurs hommes…), c’est un chasseur ndjuka du village de Santi Pasi, avec qui j’avais déjà eu l’occasion de me rendre en forêt, qui a finalement eu l’opportunité d’en trouver sur un chablis et de m’en ramener. Cependant, le mystère demeure toujours puisqu’après m’être précipité à Mana pour en produire une part d’herbier, j’ai dû par la suite me rendre à l’évidence qu’il ne correspondait à priori pas à la seule identification botanique présente dans la littérature scientifique (Hoffman, 2017 ; van Andel et Ruysschaert, 2014) concernant duludulu, identifié comme étant une Bignoniacée : Tanaecium bilabatium

62 Madame Elfort est la descendante d’une lignée de Saamaka qui s’étaient installés dans la région au siècle dernier, comme piroguiers. Elle continue, avec d’autres, à perpétuer un certain nombre des croyances et de coutumes héritées de ses ancêtres Marrons.

63 On en trouve d’ailleurs à la vente sur les marchés de Saint-Laurent de Maroni ou d’Albina et sont facilement reconnaissables à leurs faisceaux ligneux disposés en croix.

(Sprague) L.G. Lohman. Selon les botanistes de Cayenne, mon spécimen, dont la pilosité très serrée de la face inférieure des feuilles leur donne un aspect argenté caractéristique (illustration 3) se révèlerait plutôt être une Malpighiacée du genre Stigmaphyllon, ce qui sous-entend peut-être l’hypothèse du regroupement de plusieurs espèces distinctes réunies sous le même ethnonyme duludulu…

Illustration 3 : échantillon scanné de parties aériennes de supposé duludulu (ndk) rapporté par un chasseur ndjuka.

2. La détermination botanique à l'Herbier de Cayenne

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