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Avant de nous lancer dans la présentation des résultats de nos entretiens, nous avons cru nécessaire d’aborder, en dehors de notre objectif de recherche, notre expérience en tant que jeune chercheuse conduisant des entretiens pour la première fois auprès de demandeuses d’asile et de réfugiées. Nous ne le cacherons pas : si nous avons trouvé les échanges lors de nos entretiens extrêmement intéressants, il n’en demeure pas moins que leur conduite vint avec un bagage émotionnel particulièrement lourd. Nous avions conscience que nos participantes ont vécu des situations traumatisantes. Notre guide d’entretien a été conçu de manière à éviter à nos participantes d’avoir à se remémorer des évènements qui pourraient les traumatiser à nouveau. Une distinction semblait claire dans notre esprit entre nos questions, qui portaient davantage sur des aspects techniques de notre recherche, ainsi que les expériences les ayant sans doute marquées à vie. Il s’est avéré qu’une telle distinction n’existe tout simplement pas pour la grande majorité de nos participantes. La plupart d’entre elles ont insisté à partager certaines expériences traumatisantes, d’une façon telle que plusieurs d’entre elles répondirent à des questions qui nous semblaient claires et simples, par la description des horreurs liées au voyage par bateau, ou encore par des détails des abus qu’elles ont vécu en détention. Si certaines d’entre elles ont fait volontairement part de ces expériences dans l’espoir de dénoncer les conditions des centres de détention extra-territoriaux et domestiques, d’autres ont simplement cherché à partager leur histoire afin de mieux se faire connaitre. Une participante a même partagé les cauchemars qu’elle continue d’avoir par rapport à sa migration maritime.

I was on the water for forty hours, unlike eleven days. I go through this experience in my dreams, I am there once again. It happens to me two or three times a month. Even last night, maybe perhaps because I was thinking about this [interview]. I was kind of remembering the dream, the only thing that I can remember is holding on to my child, and my husband woke me up. I woke up with the sense that my throat was completely obstructed, maybe because of the pressure that I was feeling but it happens to me all the time despite, hmm you might think of the duration [on the boat], but this is something that you carry with you forever (Participante n°14).

Le fait d’avoir soigneusement tenté d’éviter de poser des questions difficiles n’a donc pas empêché nos participantes de se remémorer ces expériences. La réalité est que pour l’intégralité de nos participantes, tant pour celles marquées par la détention que par l’instabilité et le caractère temporaire de leur statut en raison des visas de protection temporaire, le traumatisme continue de composer une partie intégrale de leur quotidien. Il semble que le fait de participer à des entretiens en tant que demandeuses d’asile et réfugiées fût en conséquence traumatisant pour elles. La participante 15, qui a été retiré des données collectées lors de cette recherche, a éclaté en larmes et s’est retirée du groupe au tout début de l’entretien. Ainsi, en faisant réfléchir nos participantes quant à leur migration vers l’Australie, nous avons exposé des blessures qui n’avaient pas encore complètement cicatrisé, et qui ne cicatriseront peut-être jamais véritablement. Il était en conséquence sans doute inévitable que nos participantes partagent en leurs expériences traumatiques.

Nous avons donc, en lien avec nos entretiens, été exposées à plusieurs récits traumatiques. À la suite de ces entretiens, nous avons subi ce qui est connu par les personnes travaillant auprès des survivants et survivantes de traumatisme tel que des symptômes de traumatisme vicariant. Le traumatisme vicariant est définit comme « the

painful and disruptive psychological effects of trauma-based work. Symptoms can include strong emotional reactions, intrusive images and the disruption of believes about the self, others and the world » (Barrington et Shakespeare-Finch, 2013, p. 90). Nous ne pouvons donc prétendre que cette recherche n’a aucun caractère émotionnel,

puisque nous avons largement été touchée par les récits auxquels nous avons été exposée. Des images de ces récits continuent de nous venir à l’esprit, et nous sommes profondément troublées par le rôle que nous avons joué dans la resurface de ces souvenirs traumatiques pour nos participantes. Nous avons conscience que cela représente un biais. Toutefois, nous n’avons en aucune occasion, prétendu incarner la chercheuse détachée en quête d’objectivité scientifique. Au contraire, nous estimons que l’émotion, dans le cadre de cette recherche, est un outil nécessaire non seulement à la compréhension de la réalité vécue par nos participantes, mais également pour l’exploration de pistes pouvant inspirer des politiques humaines reconnaissant le droit d’asile. En s’appuyant sur l’apport de la sociologie de l’émotion et des études de genre, Holland (2007) soutient que l’émotion, en recherche, est importante pour la production du savoir et que le chercheur ou la chercheuse en sciences sociales gagne à la mobiliser au service de la compréhension, de l’analyse et de l’interprétation. Dans la même veine, Jaggar (1989), suggère que l’émotion ne devrait pas être réprimée de manière à répondre à une dualité raison-émotion :

[…] rather than repressing emotion in epistemology, it is necessary to rethink

the relation between knowledge and emotion and construct conceptual models that demonstrate the mutually constitutive rather than oppositional relation between reason and emotions. Far from precluding the possibility of reliable knowledge, emotion as well as value must be shown as necessary to such knowledge. (Jaggar, 1989, p. 156-157 cité dans Holland, 2007, p. 197).

L’émotion nous a permis de mieux saisir comment nos participantes interprètent les messages du gouvernement australien à travers le traumatisme. Toutefois, si le traumatisme constitue une lentille au travers de laquelle nos participantes perçoivent et interagissent avec les politiques d’asile, il ne constitue toutefois pas l’unique prisme de vue. En effet, réduire nos participantes à des individus traumatisés reviendrait à les étiqueter en tant que victimes en position d’impuissance. Or, les femmes que nous avons rencontrées font preuve d’agentivité, et sont capables d’interpréter les messages du gouvernement australien à travers un schème d’émotions variées, allant de la

frustration au rire. Nous invitons nos lecteur et lectrices, pour la lecture de nos résultats et notre analyse, à garder à l’esprit l’agentivité ainsi que la force nécessaire à la reconstruction d’un quotidien dont font preuve nos participantes.