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Si l’on considère maintenant la question de l’organisation et du moment de l’entrée en Suisse, il apparaît clairement qu’il y a parmi les victimes de l’exploitation du travail des personnes qui se retrouvent engagées dans des rapports de travail ayant un caractère d’exploitation seulement après un long séjour en Suisse. Elles sont entrées précédemment dans le pays, pour des raisons familiales ou relevant du droit d’asile, voire sous l’ancien statut de saisonnier, et ont séjourné depuis en Suisse avec un statut précaire ou non réglé.

La plupart des futures victimes d’exploitation du travail déploient les mêmes stratégies d’immigration que les migrants non autorisés en général. Elles font souvent appel à des passeurs, ce qui d’un point de vue juridique, en cas de lien manquant avec le futur employeur, relève d’une qualification de trafic d’êtres humains et non de traite. Des spécialistes ont également rapporté des cas dans lesquels la victime d’ex-ploitation du travail présente un passeport étranger d’un Etat exempté de visa, manifestement acquis par corruption (par ex. des ressortissants bangladais munis de passeports roumains). Dans d’autres cas, l’en-trée se fait grâce à un visa régulier de touriste. Dans les milieux diplomatiques, il arrive que l’employé arrive en Suisse avec son personnel de maison (cf. chap. 3.2.1). Dans des cas clairs de traite d’êtres hu-mains, l’auteur de l’infraction (ou son complice) organise l’entrée en Suisse en accompagnant la victime pendant le voyage le cas échéant. Dans quelques cas, il a été remarqué que les futurs employeurs prêtaient leur passeport suisse à la victime (contre d’importantes sommes d’argent).

3.3.2 Profils des victimes et des auteurs de l’infraction

La grande majorité des experts interrogés évoque dans le questionnaire des victimes d’exploitation du travail séjournant en Suisse sans séjour soit réglé (sans-papiers) au moment où le cas a été découvert

68 Formulation de la question: «Les conditions de travail (revenu, temps de travail…) ne correspondent pas à l’annonce.» 69 Formulation de la question: «Le type d’emploi ne correspond à l’annonce.»

(82%)70. Suivent en deuxième position les personnes titulaires d’une autorisation de travail de courte durée avec un permis L (37%)71. Viennent ensuite les personnes titulaires d’une autorisation de séjour B (21%), les personnes admises à titre provisoire avec un permis F (20%), les requérants d’asile titulaires d’un permis N (19%), et les détenteurs d’une carte de légitimation diplomatique (8%). La part de personnes titulaires d’une autorisation d’établissement C et de ressortissants suisses est quasiment nulle (environ 2% chacune). Il apparaît clairement que plus le statut de séjour est instable, plus le risque d’exploitation du travail est élevé. Le statut incertain du séjour est déterminant pour la situation de contrainte de la victime et restreint ses possibilités d’action.

Illustration 3: Statut de séjour des personnes victimes d’exploitation du travail (en % des répondants)

Source: questionnaire, échantillon global, plusieurs réponses possibles, nombre total de répondants = 101.

70 Formulation de la question: «Quelle était l’autorisation de séjour des travailleurs/ses concerné(e)s en cas de besoin (plusieurs réponses possibles)?». Les pourcentages mentionnés par la suite se rapportent au nombre total de répondants.

71 Il y a lieu de considérer que nombre de spécialistes ont inclus les danseuses de cabaret, ce qui n’est pas dans l’optique de la présente étude. 0 10 20 30 40 50 60 70 80 90

Il est évident que des personnes disposant d’une capacité d’action et de réflexion restreinte sont plus su-jettes à dépendre d’employeurs les exploitant. Pour cette raison, il est fréquent de trouver des mineurs et des personnes souffrant d’un handicap physique ou mental parmi les victimes. L’analyse des dossiers ainsi que les entretiens réalisés mentionnent plusieurs cas de victimes souffrant d’un léger handicap (3 cas) ou mineures (3 cas, économie domestique et mendicité, cf. Exemple de cas 2). Dans le questionnaire, il a surtout été renvoyé aux activités illégales (mendicité, vol) et de manière isolée à l’économie domestique et à l’hôtellerie et la restauration en ce qui concerne les victimes mineures. Dans l’ensemble, l’exploitation du travail de mineurs et la traite d’enfants semblent être des phénomènes marginaux en Suisse, comme le conclut d’ailleurs une étude de l’UNICEF à ce sujet (Holzwarth et King 2007: 7 ff.).

Pour ce qui est de l’âge, de l’origine et surtout du sexe, le profil des victimes dépend fortement du secteur visé (cf. chap. 3.2). Contrairement à ce qui est le cas pour l’exploitation sexuelle, qui ne concerne presque que des femmes (Moret et al. 2007: 56 ff.), on trouve beaucoup d’hommes victimes d’exploitation du travail – notamment dans la construction, l’agriculture, l’hôtellerie et la restauration ainsi que les secteurs illégaux. L’âge moyen est plus élevé pour la TEH-T que pour la TEH-S, bien qu’en ce qui concerne les secteurs irréguliers (mendicité, vol, etc.), des mineurs soient souvent concernés, ce qui abaisse la moyenne d’âge. Les personnes exploitées pour leur force de travail viennent très majoritairement de pays désavan-tagés économiquement, et ce, du monde entier.

Nous disposons de peu d’informations sur le profil général des auteurs de telles infractions. Il est toutefois possible de relever que les auteurs ont souvent un passé de migrants, mais qu’ils bénéficient presque tou-jours d’un séjour en Suisse réglé, voire possèdent la nationalité suisse. Dans ces cas, le pays ou la région d’origine de la victime et de l’auteur de l’infraction concordent la plupart du temps. Les spécialistes rap-pellent que dans de nombreux cas, ce sont souvent aussi des Suisses de souche qui commettent ce genre d’infraction. Ce profil se rencontre surtout dans le secteur de l’économie domestique et l’agriculture. Selon les dires des spécialistes interrogés, le partenaire suisse d’un couple binational joue un rôle aussi détermi-nant dans le recrutement d’un employé de maison que le partenaire qui n’est pas suisse. L’origine sociale des délinquants semble aussi variée que la provenance géographique. Les auteurs peuvent être des per-sonnes vivant elles-mêmes dans une situation précaire ou être nanties, voire très nanties. Manifestement, une position socioéconomique établie de l’employeur ne constitue nullement une garantie pour bénéficier de rapports de travail justes et légaux.

3.3.3 La situation d’exploitation: une prison ouverte

Les caractéristiques des situations d’exploitation en Europe sont décrites dans diverses études (Cyrus et al. 2010b ; FRA 2015 ; Guichon et Van den Anker 2006), mais ne sont pour l’heure clairement définies ni d’un point de vue juridique, ni sous l’angle sociologique. Un des objectifs de la présente étude était de déterminer quelles sont les caractéristiques des situations d’exploitation du travail pouvant être observées en Suisse et à quelle fréquence elles surviennent. Remarquons maintenant que les situations d’exploitation ressemblent, du moins en surface, à du travail au noir, ce qui conduit souvent à des quiproquos entre les deux phénomènes, qui peuvent se recouper: les rapports de travail ne sont le plus souvent pas formalisés par le biais d’un contrat écrit, l’employeur ne s’acquitte pas des cotisations d’assurance sociale et l’em-ployé ne dispose d’aucune couverture d’assurance contre l’accident, la maladie ou d’autres risques. Con-crètement, il y a superposition du travail au noir et de l’exploitation du travail lorsque les rapports de travail ayant un caractère d’exploitation sont illicites du point de vue du droit des étrangers et/ou ne sont

pas déclarés en termes d’assurance sociale ou d’impôts72. Au-delà de cet enseignement trivial, l’évaluation des questionnaires nous fournit des informations détaillées sur la survenance de plusieurs caractéristiques typiques73.

Tableau 5: Caractéristiques des situations d’exploitation du travail selon la fréquence

Caractéristique Rang Fréquence

Excès d’heures supplémentaires, pas de temps libre 1

Très fréquent Salaire extrêmement faible 2

Pas de sphère privée74 3

Tromperie sur les conditions de travail75 4 Salaire retenu ou non payé 5

Assez fréquent Tromperie sur la nature du travail76 6

Recrutement dans le pays d’origine77 7 Confiscation des documents d’identité78 8 Menace / usage de violence79 9

Rare Impossibilité de résilier les rapports de travail80 10

Replacement de l’employé81 11 Restriction de la liberté de mouvement, séquestration 12 Travail en servitude / servitude pour dettes 13

Source: questionnaire; les caractéristiques sont classées par ordre décroissant en fonction de leur fréquence parmi les cas men-tionnés dans le questionnaire.

72 En Suisse, il est possible d’assurer et de payer l’impôt sur une activité lucrative exercée illicitement (on parle alors de «travail au gris»).

73 A la question 5, les personnes interrogées devaient indiquer la fréquence à laquelle telle ou telle caractéristique avait été obser-vée dans les cas dont ils avaient eu connaissance. Une liste de 13 caractéristiques était fournie. Chaque ligne permettait de préciser une fréquence approximative (0; 1-5; 6-20; 21-50; >50). Pour évaluer les indications, la moyenne des fréquences indiquées a été déterminée puis additionnée. Les fréquences de survenance ont ensuite été classées sur cette base (cf. Tableau 5).

74 Formulation originale dans le questionnaire: «Le/la travailleur/se dort sur son lieu de travail, n’a pas de logement privé.» 75 «Les conditions de travail ne correspondent pas à l’annonce.»

76 «Le type d’emploi ne correspond pas à l’annonce.»

77 «Recrutement dans le pays d’origine et organisation du voyage par le/la recruteur/se.» 78 «Confiscation des papiers d’identité par l’employeur.»

79 «Menace et exercice de diverses formes de violence sur le/éla travailleur/se et/ou ses proches.» 80 «Le rapport de travail ne peut être résilié par le/la travailleur/se.»

Comme le Tableau 5 l’indique, il est assez rare que les employeurs interviennent fortement en termes d’intégrité et de liberté des employés. La plupart des situations d’exploitation se démarquent avant tout par des horaires de travail prolongés, des salaires nettement au-dessous de la norme, un manque de sphère privée (en raison de l’hébergement sur le lieu de travail) et le non-respect par l’employeur des conditions convenues au préalable. Les spécialistes précisent que les versements modestes sont souvent encore réduits par des déductions salariales non convenues pour la location, le transport ou autre. De plus, les employeurs exigent souvent le remboursement des prestations fournies ou des coûts engendrés82. Cette dette est dé-duite du salaire, de sorte que le salaire mensuel versé à l’employé est quasiment nul. De plus, tant la nature du travail que les conditions dans lesquelles celui-ci est réalisé ne sont le plus souvent pas non plus con-formes à ce qui avait été convenu au préalable et moins favorables que ce à quoi s’attendait la victime. S’il est fréquent que les conditions de travail se détériorent au fil du temps, il arrive aussi parfois, selon certains spécialistes interrogés, qu’elles s’améliorent. Dans le cas fréquent d’hébergement par l’em-ployeur, les possibilités de contrôle dont celui-ci dispose augmentent, ainsi que la dépendance de la vic-time.

Considérant ces caractéristiques des rapports de travail ayant un caractère d’exploitation, la question se pose de savoir ce qui incite les employés à accepter et supporter de telles conditions. Pour l’expliquer, deux dimensions de la pression exercée sur les victimes d’exploitation du travail doivent être considé-rées83:

− premièrement, la vulnérabilité générale de la victime, dont l’employeur tire parti; − deuxièmement, les moyens de pression utilisés activement par l’auteur de l’infraction.

Cette étude montre clairement que la situation de détresse dans laquelle se trouve de toute façon la victime rend superflu, pour l’auteur de l’infraction, l’usage d’autres moyens de pression répréhensibles.