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d’êtres humains

2 Traitement de la TEH-T en Suisse: autorités et so- so-ciété civile

2.6 Collaboration entre les acteurs

Selon des affirmations concordantes tirées des entretiens menés, les tables rondes qui ont été organisées dans les cantons ces dernières années ont fait bouger les choses en ce qui concerne la lutte contre la traite d’êtres humains. Cela ne vaut d’ailleurs pas seulement pour les quatre cantons analysés (vgl. GRETA 2015). Les tables rondes sont un outil précieux, mais pas suffisant, de sensibilisation et de légitimation de la collaboration. Les mécanismes de coopération élaborés dans ce contexte s’avèrent indispensables dans la pratique pour orienter les acteurs concernés. Plus de la moitié des personnes ayant répondu au sondage et qui font état d’expériences concrètes en matière d’exploitation du travail indiquent travailler dans le cadre du mécanisme de coopération cantonal (53 %, soit 18/32 sans la police cantonale zurichoise), voire disposent de leur propre service ou réseau, par exemple la police.

Il y a quasiment unanimité sur le fait que la lutte ciblée contre la traite d’êtres humains suppose un soutien politique pour une coopération efficace, qui s’appuie sur des ressources idoines, y compris le perfection-nement ciblé de toutes les parties concernées jusqu’à la poursuite pénale. Un des éléments-clé de ce dis-positif reste toutefois la définition de travail de la TEH-T.

2.6.1 Acception divergente du terme

La transition au sein du continuum, entre des rapports de travail défavorables et des situations d’exploita-tion extrême (Skrivankova 2010) – qu’il s’agisse ou non de traite d’êtres humains – étant fluide, le terme

ce qui conduit souvent à des malentendus dans la collaboration. Plusieurs spécialistes, notamment ceux qui sont en contact direct avec les intéressés, regrettent qu’il n’y ait pas de guide pratique ou de liste de contrôle facilitant l’identification des victimes de TEH-T. Les documents existants sont pour eux certes des outils de travail précieux et souvent utilisés par la police, l’aide aux victimes, les conseillers, etc., mais ils sont plutôt axés sur la situation des victimes de TEH-S. Dans certains milieux, des listes de contrôle d’autres Etats circulent, et à Genève, des démarches sont en cours pour élaborer un propre outil servant à identifier la TEH-T.

En ce moment on part de la grille pour exploitation sexuelle et on aménage. Mais du coup c’est pas clair. C’est pas adapté pour la traite-force du travail. GE_E_06

Une conseillère indique que les listes de contrôle peuvent à l’occasion également avoir un effet contraire si elles sont utilisées de manière mécanique: il est ainsi arrivé que des spécialistes ont exclu la traite d’êtres humains, car la victime présumée était en possession d’un passeport. A cet égard, un enquêteur précise que les délinquants informés veillent à ce que les victimes soient toujours en possession, à proximité im-médiate, d’un passeport – dont elles ne sont fréquemment pas titulaires – afin de ne pas éveiller les soup-çons en cas de contrôle.

2.6.2 Dimensions socioculturelles

Les enquêtes sont en outre compliquées par la manière dont la situation est perçue par les victimes et les délinquants, perception qui est particulièrement importante au cours d’une procédure pénale, mais qui ne coïncide pas toujours avec la manière dont les spécialistes considèrent la situation avec leur regard em-preint du contexte suisse. Cela est d’autant plus vrai si la victime et/ou l’auteur de l’infraction se réfèrent à d’autres codes juridiques et socioculturels. Une gestion adéquate de telles différences requiert une grande compétence interculturelle et une réactivité qui ne sont (encore) que rarement transmises dans la formation des spécialistes des autorités, de la justice et de la police et seulement de manière conditionnelle pour les travailleurs sociaux (Kaya et D'Amato 2013). Il est significatif que plusieurs représentants des autorités avouent souvent hésiter à poser de telles questions, redoutant d’être accusés de culturaliser les débats50. Certains conseillers adoptent une attitude plus offensive dans la manière de traiter le sujet délicat des différences culturelles, comme le laissent entrevoir les deux déclarations suivantes.

Les gens arrivent chez nous quand ils sont au bout du rouleau. Une femme est arrivée dernièrement en me disant qu’elle n’avait pas été payée pendant deux ans. Elle m’a expliqué, de manière crédible, qu’elle ne pouvait pas dire «non» à son employeur. Mais j’ai beaucoup de mal à faire comprendre cela aux prud’hommes, ce biais culturel. Les juges ne comprennent pas comment la personne peut tolérer une telle situation aussi longtemps. GE_E_07

C’est culturel aussi, le rapport à la domesticité en Afrique. GE_E_04

Disposer d’informations de fond sur les us et coutumes dans les pays d’origine des employés s’avère utile, comme le recours occasionnel à la médiation socioculturelle. Contrairement à ce que l’on croit générale-ment, la promotion de la compétence interculturelle ne consiste toutefois pas à transmettre des informa-tions sur d’autres cultures, mais à traiter de telles différences au cours d’un processus réflexif et dénué de préjugés (Keuk 2011).

Une des rares études empiriques à ce sujet en Suisse montre qu’il n’y a pas d’éléments culturalistes ou ethniques dans les motifs des jugements condamnant des délinquants étrangers. L’explication est que de tels éléments ne résisteraient pas à un recours éventuel (Maurer 2002). Dans le même temps, Wicker

50 La culturalisation consiste à réduire en premier lieu une personne à son appartenance culturelle réelle ou supposée, au lieu de considérer son individualité et sa diversité.

(2005) estime qu’il y a lieu de considérer que des réflexions similaires sont aussi inscrites à l’ordre du jour au sein des autorités de police et de justice, mais qu’elles sont absentes des délibérations orales précédant le jugement.

Les services de consultation expriment à plusieurs reprises l’impression que les autorités chargées des enquêtes tiennent (trop) peu compte du contexte socioculturel et de la situation dans laquelle se trouvent les victimes présumées de TEH-T, voire qu’elles sympathisent parfois avec les employeurs, qui font valoir leur position de manière plus cohérente et éloquente que la partie adverse. Le fait que les conseillers se réfèrent plutôt à l’estimation de la situation et au point de vue de la victime que les autorités est une évidence. La littérature internationale aborde cette question sous l’angle de la protection, qui est fonction des besoins de la victime (victim-centered). Cela correspond à l’une des dimensions du plan 4-P

Preven-tion–Protection–Prosecution-Partnership51. Faire preuve d’empathie est avantageux car il peut en résulter un lien de confiance, élément indispensable pour simplement atteindre les personnes concernées. Cela représente à nouveau une condition pour que les victimes s’expriment et que les situations d’exploitation soient identifiées.

Dans le même temps, il faut aussi tenir compte des contraintes matérielles auxquelles sont confrontées les instances chargées des enquêtes, qui n’ont souvent pas les ressources pour démarcher des employés sup-posément exploités – notamment quand elles sont accueillies avec défiance et rejet. Empiriquement, il est exceptionnel que les personnes concernées s’adressent directement à la police ou à l’un des services d’aide aux victimes cantonaux. Les victimes s’adressent plutôt à des services de consultation à bas seuil, qui leur ont été éventuellement recommandés par des tiers et qui leur garantissent la confidentialité, notamment eu égard à leur séjour illégal. A ce propos, l’expérience d’une employée de maison interrogée mérite d’être relevée, elle qui a eu le courage de sortir de sa situation suite à des contacts sporadiques avec une anima-trice d’un centre de jeunesse. Cela n’aurait sûrement pas pu avoir lieu si les deux femmes n’avaient pas pu se comprendre en parlant la même langue (l’anglais) (cf. Exemple de cas 2). La ligne téléphonique ouverte à Genève représente à cet égard une possibilité intéressante d’obtenir discrètement et simplement des informations professionnelles. Le plus souvent, elle est sollicitée par des personnes qui sont témoins de victimes potentielles.

51 En 2010, une équipe de chercheurs étasuniens (Colorado Project) a ajouté un quatrième pilier au modèle 3P existant,

3 Survenance et manifestations de l’exploitation du