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Pour répondre à ces interrogations, nous avons réalisé une enquête de terrain étalée sur trois ans en Colombie, en Équateur et au Pérou. Pour les besoins de l'enquête, nous avons résidé pendant trois ans à Bogotá et d'effectué plusieurs séjours de terrain sur les lieux des projets de l'axe amazonien. Ce travail est donc fondé sur la confrontation de données obtenues auprès des administrations centrales des États (Bogotá, Quito, Lima) et celles collectées sur les lieux des différents chantiers amazoniens. L'objectif de ce travail était d'abord de vérifier si les projets de l'axe amazonien étaient effectivement mis en œuvre par les États, et dans quelles conditions, pour ensuite étudier l'influence des enjeux environnementaux dans la mise en œuvre de chacun. Nous proposons de présenter les deux étapes du protocole de recherche.

L'IIRSA : un objet de recherche peu investi

Au début de ce travail, l'examen de la littérature disponible sur l'IIRSA montre que cet objet était peu investi par la recherche en sciences sociales. A notre connaissance, la

Warin (dir.), La Construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de

référentiel, L’Harmattan., Paris, 1995, p. 125-151.

35 Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, Gouverner par les instruments, op. cit. 36

Ibid.

37 Pierre Lascoumes, « Les instruments d’action publique, traceurs de changement: L’exemple des

transformations de la politique française de lutte contre la pollution atmosphérique (1961-2006) »,

grande majorité des travaux spécifiquement dédiés à l'étude de l'IIRSA sont issus des institutions internationales. En ce sens, ces documents participent plus d'une réflexion opérationnelle que d'un réel examen critique. De plus, un tropisme disciplinaire est manifeste. En effet, ces travaux sont presque tous issus de l'économie quantitative et visent à mesurer l'impact de l'IIRSA sur l'amélioration des performances économiques de la région. A ce titre, les travaux de Roberto Urrunaga38 s'attachent à conforter le diagnostic des institutions internationales en montrant les bénéfices apportés par les projets de l'IIRSA au Pérou. Les travaux compilés par Edgar Veira Posado39 proposent une étude de l'IIRSA en Colombie et manifestent l'intérêt de la démarche pour améliorer l'intégration de l'économie colombienne dans la mondialisation. Seuls les travaux de Pitou Van Dijck40 semblent mettre l'accent sur la structure des intérêts qui président au projet et porter un discours critique sur l'IIRSA. Pitou Van Dijck relève notamment l'importance des enjeux environnementaux dans le cadre de l'axe amazonien. Pour autant, ces analyses sont toujours menées depuis les sciences économiques. Peu de travaux de science politique ou de sociologie se penchent sur l'IIRSA. A notre connaissance, les seules analyses de sociologie critique sont menées par Ana Esther Ceceña41 qui dénonce les liens symbiotiques entre l'IIRSA et la permanence des structures de domination économique. Face au manque de littérature disponible sur le sujet, il nous fallait dans un premier temps construire les données nécessaires à l'analyse en menant une étude exploratoire. Nous avons procédé à l'analyse des sources primaires disponibles sur l'IIRSA.

En ce qui concerne les sources primaires, les archives du projet IIRSA constituent un matériel riche et disponible librement sur la page internet de l'initiative. Elles sont composées de comptes-rendus de réunions, de fiches techniques relatives aux différents projets (à consulter en annexe 3), de données financières liées aux sommes engagées pour la réalisation des chantiers et de la présentation officielle des objectifs de l'initiative. Ces documents nous ont permis de reconstituer la chronologie et d'identifier les événements de rupture et les différentes séquences. Toutefois, ces archives sont le produit des organisations internationales (BID, CAF) qui encadrent le processus, il convenait alors de 38 Roberto Urrunaga et Jose Luis Bonifaz, Eje del Amazonas (IIRSA Norte) y Carretera Interoceánica Perú-Brasil (IIRSA-Sur): estimación de beneficios económicos directos e indirectos, Departamento de

Economía, Universidad del Pacífico, 2012.

39 Edgar Vieira Posada, La formación de espacios regionales en la integración de América Latina, Bogotá,

Pontificia Universidad Javeriana, 2008.

40

Pitou van Dijck et Simon den Haak, Troublesome construction, op. cit. ; Pitou van Dijck, The Impact of

the Iirsa Road Infrastructure Programme on Amazonia, Routledge, 2013.

41 Ana Esther Ceceña, Paula Aguilar et Carlos Motto, Territorialidad de la dominación Integración de la Infraestructura Regional Sudamericana (IIRSA), Observatorio Latinoamericano de Geopolítica, 2007.

compléter ces éléments par des sources extérieures afin de contrôler l’information obtenue. La réalisation d'entretiens auprès des administrations nationales colombiennes, équatoriennes et péruviennes, de la société civile et des entreprises concernées par les chantiers a permis de dresser un panorama des réseaux d'acteurs favorables ou opposés à la mise en œuvre de l'IIRSA.

Après avoir reconstitué l'histoire de l'IIRSA entre 2000 et 2010, nous avons procédé à la seconde partie de l'enquête : évaluer sur le terrain si la mise en œuvre des chantiers de l'IIRSA était conforme aux informations diffusées par les institutions de l'IIRSA.

La méthode comparative : un protocole d'enquête

Les acquis de l'étude des politiques publiques ont montré l'éclatement du processus de la décision. En effet, les décisions politiques ne garantissent pas une mise en œuvre conforme au projet initial puisque toute décision subit des transformations multiples au cours de sa mise en application. Dans le cas d'un projet régional, on assiste souvent à une adaptation nationale du projet, puis à des reconfigurations au sein des administrations et au niveau local. Il s'agit pour nous de procéder à la décomposition du processus décisionnel et d'étudier la phase de mise en œuvre des chantiers pour identifier les mécanismes d'intéressement mobilisés par les promoteurs de l'IIRSA tout au long du processus. Pour mener à bien cette étude, une analyse multi-niveaux de la mise en œuvre de l'axe amazonien permet de tisser des liens entre les différentes arènes : régionale, nationale et locale. Nous proposons une illustration de cette démarche dans le cadre des études historiques :

« A la hiérarchie des niveaux d’observation, les historiens réfèrent instinctivement une hiérarchie des enjeux historiques : pour exprimer les choses trivialement, à l'échelle de la nation, on fait de l'histoire nationale ; à l'échelle locale, de l'histoire locale. […] Le travail de contextualisation multiple pratiqué par les micro- historiens part de prémisses très différentes. Il pose, en premier lieu, que chaque acteur historique participe, de façon proche ou lointaine, à des processus – et donc s'inscrit dans des contextes – de dimensions et de niveaux variables, du plan local au plus global. Il n'existe donc pas de hiatus, moins encore d'opposition entre histoire locale et histoire globale. Ce que l'expérience d'un individu, d'un groupe, d'un espace permet de saisir, c'est une modulation particulière de l'histoire globale. Particulière et originale car ce que le point de vue micro-historique offre à l'observation, ce n'est pas une version atténuée, ou partielle, ou mutilée de réalités macro-sociales : c'en est une version différente. »42

L'utilisation de la méthode comparative vient compléter l'approche multi-niveau. Son usage permet à la fois de faire émerger des tendances communes dans la mise en œuvre de l'IIRSA mais aussi de rendre visible les asymétries existantes entre les États. Le but est donc d’identifier, s'ils existent, des rythmes variés de mise en œuvre et d'envisager une prise en compte différenciée des enjeux environnementaux. Pour ce faire, nous nous pencherons tout d'abord sur le niveau international afin d'envisager la participation des différents États, puis sur l'échelle nationale afin de comparer les conditions de mise en œuvre de l'IIRSA et le poids relatif des deux récits du développement dans la mise en place du projet. Nous nous intéresserons enfin à l'échelle locale, afin de déterminer si l'IIRSA est bien une cause de conflit en matière d'aménagement du territoire. De façon schématique, nous considérons l'IIRSA comme variable indépendante (donc à expliquer) et les conditions de mise en œuvre comme variable dépendante. Nous avons donc choisi un cas d'étude dans chacun des trois États concernés par l'axe amazonien : la Colombie, l’Équateur et le Pérou.

Sélection des cas

La sélection des cas découle de la formulation du projet IIRSA. Comme nous l'avons vu, l' axe amazonien propose d'établir un couloir de circulation bi-océanique à hauteur du fleuve Amazone. Plusieurs tracés sont donc proposés pour relier Manaos aux ports de la côte Pacifique :

« Buenaventura – Puerto Asis – Manaos » correspond au tracé sur le sol colombien ;

« Manta – Coca – Manaos » correspond au tracé sur le sol équatorien ; « Paita – Yurimaguas – Manaos » correspond au tracé sur le sol péruvien.

Nos analyses sont donc issues de la comparaison de ces trois cas d'étude. Une enquête similaire a été pratiquée dans les trois pays. Il convenait de retracer l'histoire individuelle de chaque projet et d'observer sur le terrain les conditions de la réalisation des chantiers. S'intéresser au degré d'avancement des chantiers dans les trois États permettait de poser les questions suivantes : les chantiers sont-ils vraiment réalisés ou simplement annoncés ? Observe-t-on un écart entre la formulation régionale du programme et la mise en œuvre par les États ? Observe-t-on des différences concernant la gestion de l'environnement ? Les projets sont-ils contestés à l'échelle locale ?

Pour compléter les données générales sur l'IIRSA, des entretiens ont été menés dans le cadre de chaque projet. Nous avons interrogé les différents groupes d'acteurs concernés :

les promoteurs du projet (administrations nationales, banques multilatérales, gouvernement régional), la société civile intéressée par le projet (secteurs productifs, entreprises du secteur de la construction) et les populations locales (autochtones et colons). Ces entretiens sont ensuite complétés par l'observation in situ des trois chantiers sélectionnés. L'objectif était d'une part de vérifier si ces projets étaient réellement mis en œuvre et dans quelles conditions, et d'autre part d'identifier leur réception à l'échelle locale. En effet, l'existence de conflits dans le cadre de certains projets (Tipnis, Belo Monte) ne signifie pas que tous les chantiers sont contestés. Il convenait alors de se rendre sur les lieux et d'interroger les habitants sur leur perception du projet.

Nous proposons le détail des hypothèses formulées dans chacune des arènes.

Du régional au national : l'IIRSA est-elle une priorité pour les États andins ?

Compte tenu des obstacles traditionnels du régionalisme sud-américain (faible institutionnalisation et crispations sur la perte de souveraineté), la mise en œuvre de l'IIRSA dépend de l'engagement des États, ce qui nous permet de postuler l’existence d'asymétries de mise en œuvre.

Le premier niveau de comparaison se place donc aux frontières des arènes politiques régionales et nationales et propose une comparaison de la participation des trois États à la négociation de l'IIRSA depuis le lancement de l'initiative le 1er septembre 2000 jusqu'à son incorporation au sein de l'Unasur en 2010.

En considérant le degré d'avancement des chantiers comme une preuve de la mise en œuvre de effective de l'IIRSA par les États, analyser l'IIRSA revient à étudier la conduite des politiques d'équipement du territoire dans les États andins. De l'étude des interactions entre la diplomatie et les politiques nationales, la focale doit être resserrée sur le prisme étatique.

Au niveau national : la politique environnementale est-elle une contrainte pour la mise en œuvre des chantiers ?

L'enquête consiste dans un second temps à déterminer les enjeux relatifs à l'aménagement du territoire dans chacun des États. Nous proposons une comparaison principalement fondée sur les modalités de contrôle environnemental dans la préparation des projets d’infrastructures. Nous souhaitons ici tester l'hypothèse selon laquelle la politique environnementale constitue une contrainte pour la mise en œuvre des chantiers de

l'IIRSA. La comparaison des conditions d’obtention du « permis environnemental » permet d'envisager l'existence d'un régime unifié ou de situations diversifiées en matière de contrôle environnemental. Le type de régulation environnementale permet alors de conclure au degré de contrainte imposé par les législations nationales sur la mise en œuvre des chantiers d'infrastructures. A partir de là, il convient d'étudier la réception des projets à l'échelle locale.

Du national au local : les projets de l'axe amazonien sont-ils source de conlits ?

Si la mise en œuvre des chantiers est bien constatée à l'échelle locale, il convient alors d'étudier le positionnement des acteurs locaux. Compte tenu des conflits observables dans le cadre d'autres projets de l'agenda de l'IIRSA (dans le Tipnis et à Belo Monte), il est possible de formuler l'hypothèse d'une mise en œuvre conflictuelle dans nos trois cas d'étude. Nous proposons alors de comparer la formation ou l’absence de conflits sur le terrain. Pour ce faire, nous avons ici choisi une fraction des projets mentionnés ci-dessus pour centrer l'étude au niveau des fronts pionniers. En effet, ces trois projets comportent tous des projets nouveaux qui s'inscrivent dans des territoires non connectés aux routes principales. En Colombie, nous observons le nouveau projet « San Francisco-Mocoa », au Pérou la prolongation de la marginale de la forêt entre Tarapoto et Yurimaguas et en Équateur nous étudions la construction d'un nouveau port fluvial de Providencia sur les rives du Napo.

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