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Partie II : Typologie du monstrueux

Chapitre 3 : le Barbare

III) L'ennemi intérieur

You have looked into the face of hate, the visage of evil. Know that hate is in your soul, too. (Condemned: Criminal Origins, Monolith, 2006)

Si cette contamination de la violence peut avoir lieu, c'est qu'elle trouve un écho même chez le civilisé. Dracula insiste sur le fait que le vampire ne peut, de lui-même, prendre possession de l'Angleterre moderne. C'est ce qui ressort de l'arrivée de Harker au château du comte la première fois :

152 The old man motioned me in with his right hand with a courtly gesture, saying in excellent English, but with a strange intonation: 'Welcome to my house! Enter freely and of your own will!' He made no motion of stepping to meet me, but stood like a statue, as though his gesture of welcome had fixed him into tone. The instant, however, that I had stepped over the threshold, he moved impulsively forward, and holding out his hand grasped mine with a strength which made me wince, an effect which was not lessened by the fact that it seemed as cold as ice – more like the hand of a dead than a living man (Stoker, 1897, p. 26-27)xxvii.

Avec ce rituel d'entrée, Jonathan franchit le dernier seuil qui le sépare de l'horreur en homme libre et volontaire, inconscient malgré tous les indices qui lui ont été fournis. C'est ce pas en avant qui donne au monstre prise sur lui, le fait passer de la statue au prédateur. Harker est immédiatement prisonnier du vampire et il est entré de lui-même dans son piège. Le mouvement inverse de franchissement par lequel Dracula arrive à Londres est soumis au même impératif. Comme le rappelle Van Helsing, le comte doit être transporté sur les eaux, ne pouvant les traverser seul. Il dépend donc d'agents humains pour mener son invasion à terme, les Tziganes qui le servent, Harker qui lui permet d'acquérir sa demeure de Carfax, le capitaine du Déméter qui, en s'attachant à la barre pour y mourir permet paradoxalement au vampire de débarquer à Londres, le navire étant toujours aux mains d'un homme. C'est le poids de cette culpabilité qui déclenche chez Harker le premier accès de violence envers le comte :

This was the being I was helping to transfer to London, where, perhaps for centuries to come, he might, amongst its teeming millions, satiate his lust for blood, and create a new and ever widening circle of semi-demons to batten on the helpless. The very thought drove me mad

(Stoker, 1897, p. 77)xxviii.

Or, si le jeune clerc de notaire aide le vampire à son corps défendant, la plupart des soutiens de Dracula proviennent des marges de la société : Renfield, le maniaque zoophage ; les Tziganes, déracinés perpétuels ; les ouvriers qui transportent ses caisses de terre, etc. Le rapport au logos, comme langage et comme rationalité, est un élément déterminant dans cette marginalité. Renfield est un homme délirant, pris d'accès de rage et de vocifération, et la langue anglaise malmenée reste un marqueur social des classes pauvres. C'est la barbarie qui se manifeste à travers le cri, l'éructation désarticulée et primaire qui déstructure le discours. En tant que jeu, Condemned: Criminal Origins signale la présence des ennemis par le son avant de les révéler. Ce sont des grognements et des hurlements, des objets bousculés et des bruits de coups. Le joueur sait qu'il pénètre à ce moment dans un univers de violence et que les silhouettes qu'il entrevoit sont hostiles grâce à ces indices sonores. Ils signalent

153 l'animalité qui perce sous l'apparence humaine, l'opposition irréconciliable et menaçante qui s'était déjà instaurée entre barbare et civilisé. Dans Dracula, le choc est moins frontal. Il s'instille progressivement et se répand par les rhizomes qui unissent Renfield, les ouvriers, le vampire et les animaux. En deçà des scènes frappantes, des hurlements des loups et de ceux du fou, les barbarismes argotiques révèlent une menace latente chez les classes délaissées par le rayonnement de la modernité anglaise, celle d'une plus grande proximité avec son soubassement sombre. Les marginaux sont, de fait, les premiers en contact avec le monstre :

Well, guv'nor, you've treated me wery 'an'some' – I had given him half a sovereign – 'an' I'll tell yer all I know. I heard a man by the name of Bloxam say four nights ago in the " 'Are an' 'Ounds", in Pincher's Alley, as 'ow he an' his mate 'ad 'ad a rare dusty job in a old 'ouse at Purfleet. There ain't a-many such jobs as this 'ere, an' I'm thinkin' that maybe Sam Bloxam could tell ye summut (Stoker, 1897, p. 357)xxix.

Le comte ne s'y trompe d'ailleurs pas lorsqu'il demande à Harker d'effacer toute trace d'accent étranger dans son discours. Pour demeurer maître, il doit dominer parfaitement le langage :

Well I know that, did I move and speak in your London, none there are who would not know me for a stranger. That is not enough for me. Here I am noble; I am boyar, the commonpeople know me, and I am master. But a stranger in a strange land, he is no one; men know him not – and to know not is to care not for. I am content if I am like the rest, so that no man stops if he sees me, or pause in his speaking if he hear my words, to say, "Ha, ha! a stranger!" I have been so long master that I would be master still – or at least that none other should be master of me (Stoker, 1897, p. 33)xxx.

Cette dimension sociale rejoint la représentation proprement gothique de Dracula comme représentant d'une noblesse archaïque et pervertie. Héritier de l'influence qu'ont eu le choc de la Révolution Française et le sentiment de modernité d'un Royaume-Uni parlementaire et industriel vis- à-vis de ses voisins continentaux sur la littérature gothique, le comte représente, comme le souligne Joëlle Prugnaud, la ruine de l'aristocratie européenne :

Si l'on compare le vampire fin-de-siècle à son aîné romantique, tous les traits retenus semblent converger vers l'idée de dégradation, comme si ce personnage de fiction était chargé de fixer l'image même de décadence. Représentant d'une aristocratie exsangue,

154 ultime survivant d'une noble lignée, il incarne le déclin d'une classe sociale. (« Vampires de la Décadence », Joëlle Prugnaud in Grivel, 1997, p. 45).

La force de Dracula est cependant de lier cette hantise du passé à l'essor de classes nées de la modernité : le prolétariat citadin et le féminisme. Si les marginaux sont plus directement en contact avec le vampire (la première victime londonienne du comte est le vieux monsieur Swales qui dénonçait dans son rude parlé le mensonge des tombes vides), le lien le plus étroit que tisse le comte au sein de la société patriarcale victorienne est celui qui l'unit aux femmes. Le roman est ainsi parcouru de références à une nature peccamineuse de la féminité qui semble d'autant plus enracinée que les plus virulentes proviennent des lettres de Mina Murray et Lucy Westenra :

Men like women, certainly their wives, to be quite as fair as they are, and women, I am afraid, are not always quite as fair as they should be (Stoker, 1897, p. 82-83)xxxi.

I could not resist the temptation of mystifying him a bit – I suppose it is some of the taste of the original apple that remains still in our mouths – so I handed him the shorthand diary

(Stoker, 1897, p. 250)xxxii.

I know, Mina, you will think me a horrid flirt – though I couldn't help feeling a sort of exultation that he was number two in one day (Stoker, 1897, p. 85)xxxiii.

L'idée au cœur de cette légitimation d'une domination masculine est la représentation de la femme comme incapable de dominer ses désirs et constituant donc un risque d'instabilité pour les institutions sociales6. De manière significative, le mouvement féministe de la New Woman, qui semble hanter le roman au même titre que la peur d'une décadence de l'empire britannique, n'est valorisé par Mina qu'en tant que possibilité de libération des pulsions et des appétits réprimés :

I believe we should have shocked the 'New Woman' with our appetites. Men are more tolerant, bless them! (Stoker, 1897, p. 126)xxxiv.

6 "Why can't they let a girl marry three men, or as many as want her, and save all this trouble? " (Stoker, 1897, p. 86).

155 Some of the 'New Woman' writers will some day start an idea that men and women should be allowed to see each other asleep before proposing or accepting. But I suppose the New Woman won't condescend in future to accept; she will do the proposing herself. And a nice job she will make of it, too! (Stoker, 1897, p. 127)xxxv.

En ce sens, le roman "vampirise" la parole féminine. C'est la société patriarcale qui s'exprime à travers le discours de ces jeunes femmes et, se faisant, les prive de parole. La crainte que l'essor du féminisme ne renverse l'ordre établi entre donc naturellement en écho avec l'inversion que constitue le vampirisme en tant que récupération d'un pouvoir contesté. La femme vampire est infanticide et se repait des nourrissons au lieu de les nourrir. De plus, la pénétration de ses crocs menace l'homme sur lequel elle prend l'initiative de la séduction. Pour contrer ce renversement avant que la transformation de Lucy ne soit accomplie, Van Helsing préconise des transfusions sanguines qui, au-delà du remplacement du sang volé par le comte, constituent une transmission symbolique du fluide vital de l'homme à la femme :

A brave man's blood is the best thing on this earth when a woman is in trouble. You're a man, and no mistake. Well, the devil may work against us for all he's worth, but God sends us men when we want them (Stoker, 1897, p. 206)xxxvi.

Seuls des hommes sont amenés à donner leur sang ici et le texte accentue le caractère sensuel et possessif de cet acte. Cette union intime est, comme les autres agissements de Van Helsing, problématique : tous les hommes du groupe (dont son fiancé et ses deux anciens prétendants) on fait une transfusion à Lucy et, si le professeur balaye avec humour ce que semble signifier cet acte partagé, la charge symbolique qui y est associée et le secret que lui-même exige par peur d'un accès de jalousie de la part d'Arthur autorisent le doute :

'Said he not that the transfusion of his blood to her veins had made her truly his bride?'

'Yes, and it was a sweet and comforting idea for him.'

'Quite so. But there was a difficulty, friend John. If so that, then what about the others? Ho, ho! Then is so sweet maid is a polyandrist, and me, with my poor wife dead to me, but alive by Church's law, though no wits, all gone – even I, who am faithful husband to this now-no- wife, am bigamist.'

156 'I don't see where the joke comes in there either.' I said; and I did not feel particularly pleased with him for saying such things (Stoker, 1897, p. 241-242)xxxvii.

Si Lucy est transformée en vampire malgré ces transfusions et finit par être mise à mort par le pieu, Mina endosse un rôle différent dans la confrontation au comte : celui d'intermédiaire. En effet, une fois que Dracula a fait boire son sang à la jeune fille dans une perversion de l'allaitement, cette dernière obtient le pouvoir de voir par les yeux du vampire lors de transes. Cette adoption littérale du point de vue du monstre permet à Mina d'aider le groupe de chasseurs dans leur traque. Cependant, elle s'accompagne aussi d'un danger de réciprocité :

Now my fear is this. If it be that she can, by our hypnotic trance, tell what the count see and hear, is it not more true that he who have hypnotise her first, and who have drink of her very blood and make her drink of his, should, if he will, compel her mind to disclose to him that which she know? (Stoker, 1897, p. 441)xxxviii.

Le contact avec l'altérité et la connaissance que l'on en gagne se paye d'une ouverture à l'autre. Mina est ainsi mise à l'écart, prisonnière de son statut d'agent-double. Le rapport conflictuel qu'elle entretient vis-à-vis du comte, entre horreur et pitié, se concrétise ici à travers le "don" paradoxal du vampire :

You shall be avenged in turn; for not one of them but shall minister to your needs. But as yet you are to be punished for what you have done. You have aided in thwarting me; now you shall come to my call (Stoker, 1897, p. 394)xxxix.

La libération qu'il promet et qui, comme inversion du schéma patriarcal et valorisation des appétits, fait écho au traitement de la New Woman, ne s'accomplit que dans le cadre d'un double assujettissement : celui, implicite, à la soif de sang et celui, explicite, à l'autorité du comte. Il ne saurait y avoir de modification de l'ordre établi – le pinacle de civilisation constitué par la société Victorienne – sans une dévolution dans un état inférieur. Face à cette tentation, le salut de la jeune femme ne passe que par une revitalisation de cet ordre au travers de son association à la traque du vampire puis de la naissance d'un fils portant les patronymes de tous les membres du groupe. C'est qu'à leur contact, Mina s'est laissée gagnée par la haine du monstre et la frénésie de sa destruction :

For answer all four men of our party threw themselves from their horses and dashed towards the cart. I should have felt terrible fear at seeing Jonathan in such danger, but that the ardour

157 of battle must have been upon me as well as the rest of them; I felt no fear, but only a wild, surging desire to do something (Stoker, 1897, p. 513)xl.

Cette dualité conflictuelle, ce soubassement problématique, se retrouve à de nombreux niveaux dans

Condemned: Criminal Origins. L'aveuglement avec lequel Ethan Thomas suit les conseils de Malcolm

Vanhorn trouve un écho dans celui qui amène le joueur à accepter la violence qu'il doit exercer. Le système ludique – la pression exercée sur le joueur, le rythme, les possibilités d'action proposées, etc. – rend naturel le fait d'arracher un tuyau du mur pour en fracasser le crâne d'un individu. On retrouve, exprimée par des outils spécifiquement vidéoludiques, la remise en question subversive de l'ordre établi par l'intérieur tel que l'on peut la lire dans Dracula. L'horizon d'attente du jeu d'action à la première personne est, dans les années 2000, modelé par le jeu de tir à la première personne, des combats à distance très rythmés, tandis que le Survival Horror implique une progression exigeante et un rapport de force défavorable au joueur. En mêlant les deux genres et en se centrant sur le combat rapproché, Condemned: Criminal Origins joue de ces attentes et de la tension provoquée par l'inévitable proximité des adversaires pour nous pousser à agir selon notre instinct, tout comme Dickenson le conseille à Thomas. Le joueur comme le personnage sont ainsi pris par surprise lorsque Rosa Angel révèle le passé trouble de son collègue :

Rosa conduit Ethan devant une table. Un dossier bleu s'y trouve. Elle lui explique que des anomalies ont été découvertes lors de ses dernières visites médicales : sa densité osseuse et musculaire est bien supérieure à la normale et sa production de sérotonine [molécule liée à la coagulation du sang, au rythme circadien, ainsi qu'aux troubles d'anxiété, de phobies et de dépression] est hyperactive. De plus, la radiographie de sa cage thoracique a été classée secret-défense.

Cette découverte d'une implication gouvernementale tranche violement avec les thèmes et enjeux de la première partie du jeu (enquête policière, bas-fond, etc.). Elle est prolongée par le dénouement final où Malcolm Vanhorn laisse entendre que Ethan, Leland et lui-même ont été impliqués dans le même passé et où Rosa révèle qu'un culte secret semble se trouver derrière les crimes des tueurs en série. Les évènements de l'aventure sont donc dirigés par des organisations sous-jacentes tout comme le système ludique structure le jeu : le joueur acceptait les capacités surhumaines de son personnage comme allant de soi, une convention liée au genre et au médium, et les informations de Rosa viennent révéler qu'elles sont en réalité un indice de la conspiration qui oriente la vie du personnage. L'un comme l'autre évoluent dans un univers structuré pour les faire agir de manière violente et impitoyable. Le combat final n'a d'ailleurs pas de rapport direct avec l'investigation puisqu'il oppose Ethan à deux créatures démoniaques qui le hantent. L'une, fantomatique, maniant deux barres de fer,

158 l'autre, couverte d'implants métalliques, et armé d'un bâton long. Ni leur mort ni celle de Leland n'apportent de résolution puisque l'enquête menée par le FBI n'aboutit pas, faute d'éléments, que Ethan reste habité par ses démons et que Condemned 2: Bloodshot (Monolith, 2008) vient prendre la suite directe du récit. Le héros a survécu, mais il est changé, brisé.

Conclusion : La confrontation au Barbare

And yet, unless my senses deceive me, the old centuries had, and have, powers of their own which mere 'modernity' cannot kill.xli

(Dracula, Bram Stoker, 1897)

Ces deux œuvres, tout à fait distinctes de contexte, médium et thème, se retrouvent néanmoins sur les principales caractéristiques qui forment l’archétype du Barbare : la confrontation à une violence extrême, l'exploration des marges (de l'esprit comme de la société), la menace d'une contamination et d'un ensauvagement. Au-delà des enjeux propres à chaque contexte de création (la remise en question de l'Empire britannique d'un côté, la pauvreté et la délinquance des grandes villes de l'autre), un fond commun demeure et structure les œuvres.

De plus, l'une et l'autre œuvres offrent des possibilités de rapprochement intéressantes entre les deux médias. Dracula, en disséminant dans son récit des éléments dont il est possible de reconstituer le réseau, autorise une configuration virtuelle différente de celle de l'intrigue. Contre la victoire des forces du bien sur le mal communément admise, les contre-points problématiques d'un récit qui ne bénéficie pas de l'arbitrage d'un narrateur externe permettent de tisser une trame beaucoup moins manichéenne. Comme le souligne Denis Mellier :

Le seul à exploiter l'écart entre les récits, c'est Dracula. Il jouit des interstices, se glissant dans ce qui fait ellipse, il prospère dans un non-temps romanesque. Alors que le récit se tait,

159 l'histoire se déploie toujours, mais dans l'univers non-textuel de la fiction et de l'imaginaire (Denis Mellier in Grivel, 1997, p. 170).

Le vampire agit dans l'obscurité de la nuit et reprend l'ascendant sur ses poursuivants dans le hors- champ de leurs silences, mais c'est aussi la nature fantastique du texte, l'indécidabilité multipliant ses visages, qui sourd par les fissures d'un discours apparemment univoque. Jean Marigny a déjà souligné les strates d'éléments subversifs qui viennent contredire l'apparence édifiante du roman, mais il semble que l'on peut légitimement aller plus loin et proposer non seulement une tonalité, mais aussi une histoire différente. Condemned: Criminal Origins, de son côté, vient infirmer la thèse que défendait Jesper Juul dans A Clash Between Game and Narrative et selon laquelle les dimensions narratives et ludiques d'un jeu sont irrémédiablement en concurrence. Contrairement à cette affirmation fondée

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