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Enjeux : intégration, pouvoir et stabilité politique

Les recherches qui ont été menées sur ce sujet s’accordent sur un point : l’intégration des élites est fondamentale pour la stabilité politique. Mais si certains y voient un moyen d’instaurer et de maintenir un régime démocratique stable et viable, d’autres y voient un moyen de concentration du pouvoir, de préservation et de perpétuation d’une position dominante par une minorité.

2.2.1 Intégration des élites et pouvoir horizontal

Dans la théorie de l’élite du pouvoir de Mills (1956), le pouvoir ne peut émaner que d’une minorité d’individus haut-placés organisés en un réseau très cohésif. De nombreuses autres recherches (Frank et Yasumoto, 1998 ; Heemskerk et

5 De façon réciproque, les élites sont dites « fragmentées » lorsqu’elles ne vérifient pas ces conditions. La fragmentation peut se faire sur la base de plusieurs critères : secteur institutionnel, sexe, ethnie, origine sociale, etc. (Putnam, 1976).

2 Définitions et enjeux de l’intégration ou de la fragmentation des élites

Fennema, 2009 ; Kadushin, 1995 ; Khan, 2012 ; Laumann et Pappi, 1976 ; Moore, 1979 ; Padgett et Ansell, 1993 ; Safford, 2009 ; Useem, 1984) suggèrent que l’existence d’un réseau dense de relations sociales entre les élites leur permet de dominer les décisions politiques et de consolider leur pouvoir. Le pouvoir conféré aux élites par leur réseau est un pouvoir horizontal qui s’ajoute au pouvoir vertical donné par leur position élitaire (Reed, 2012). Il permet tout d’abord un partage d’informations et éventuellement de ressources entre les élites, et surtout entre les différentes positions élitaires (Ingram et Roberts, 2000 ; Useem, 1984 ; Wedel, 2017). Le réseau permet également aux élites de se coordonner pour mener des actions collectives au service de leur intérêt commun (Burris, 2005 ; Domhoff, 2005 ; Khan, 2012 ; Knoke, 1994 ; Useem, 1984), notamment parce qu’il crée des relations d’interdépendance, de solidarité et de loyauté mutuelles entre ses membres.

Ces relations incitent les élites à agir non-pas pour leur seul intérêt individuel mais pour l’intérêt commun des individus avec qui elles interagissent. Ingram et Roberts (2000) montrent, dans une étude sur des dirigeants d’hôtels de luxe, que les liens d’amitié insérés dans un réseau cohésif, entre des dirigeants concurrents peuvent affaiblir le degré de concurrence et augmenter les chances de collaboration. Cette solidarité et cette loyauté au sein des élites ne peut avoir lieu que si la structure du réseau est fermée (« social closure »), c’est-à-dire que les relations des élites sont elles-mêmes connectées entre elles, précise Coleman (1988). Un tel réseau engendre des obligations et des attentes sociales réciproques. Des sanctions ou des récompenses collectives (par exemple en termes de réputation) peuvent être appliquées si un membre ne respecte pas ces obligations. Dans un réseau ouvert, le non-respect d’une obligation peut aussi être sanctionné, mais seulement par l’individu à qui l’obligation est due. Les membres d’un réseau ouvert n’ont alors pas d’obligation de loyauté envers l’ensemble du réseau (Coleman, 1988 ; Heemskerk et Fennema, 2009).

La question qui se pose alors est : est-ce que toutes les élites et les groupes d’élites sont intégrés de la même façon ? Si l’intégration permet aux élites de consolider leur pouvoir, est-ce que certaines d’entre-elles sont exclues de cette

Chapitre 1. L’intégration inégale des élites à Madagascar : analyse de la structure du réseau global

intégration et donc de la possibilité d’influencer réellement les décisions politiques ?

2.2.2 L’intégration des élites : ingrédient essentiel d’un régime démocratique stable

Dans la théorie classique des élites, les différents types de structures de relations entre les élites et groupes d’élites entraînent des types de régimes politiques différents (Higley, 2018 ; Mosca, 1923, 1939). Pareto (1921/1984) explique que les régimes démocratiques naissent d’une collusion entre les élites économiques, les élites politiques et les autres personnes influentes dans le but de poursuivre leurs intérêts. Si cette collusion se brise, plutôt que de collaborer, les groupes d’élites vont alors entrer en concurrence pour prendre le pouvoir et servir leurs propres intérêts. Lorsque l’un d’entre eux aura pris le dessus, le régime deviendra autoritaire (Femia, 2007 ; Finer, 1968 ; Pareto, 1921/1984). Une société dont les élites sont fragmentées est donc sujette « aux coups d’Etat, à des crises majeures et à d’autres manifestations d’instabilité » (Higley et Moore, 1981). Dans la même idée, Burton, Gunther et Higley (1992) écrivent : « les régimes avec des élites désunies tendent à être instables parce que les factions élitaires rivales perçoivent le régime existant comme le véhicule d’une faction d’élite dominante qui doit être renversée par des moyens violents. » (notre traduction). Higley et Burton (2006) confirment que l’intégration des élites est une condition nécessaire (mais non suffisante) pour qu’émerge et se maintienne une démocratie stable. Cette intégration doit prendre trois formes : des relations entre les différents groupes d’élites, des relations à l’intérieur de ces groupes, et des relations entre les élites et le reste de la population. L’intégration permet à tous les groupes majeurs d’élites d’avoir un poids sur le processus de décision, si bien qu’aucun n’aurait besoin de faire un coup d’Etat pour faire avancer leurs intérêts (Higley et Moore, 1981). « une structure d’interaction qui donne à toutes les élites importantes un accès aux lieux centraux de décision est une précondition de toute démocratie stable. » (Higley et alii, 1991 ; notre traduction). Une étude récente (Osei, 2015) a été menée sur le réseau de relations des parlementaires du Ghana. Les résultats montrent un réseau très dense de relations et une intégration franchissant les clivages

3 Les structures du réseau des élites dans la littérature : fragmentation ou intégration ?

ethniques et de partis. L’auteur conclut que cette intégration a contribué à la mise en place d’une démocratie stable au Ghana, alors même que ce pays ne dispose pas des conditions structurelles traditionnellement considérées comme facteurs de démocratie.

Certains chercheurs mettent toutefois en garde contre une trop grande intégration des élites qui aurait au contraire des effets néfastes sur la démocratie (Engelstad et Gulbrandsen, 2007). Avec des élites très interconnectées, le processus de décision devient moins transparent et le risque de corruption augmente. De plus, si l’intégration fait que l’ensemble des élites agit de concert pour servir leurs intérêts communs, le jeu démocratique qui consiste à remplacer des élites dirigeantes par d’autres, en cas d’insatisfaction de la politique menée, perd alors son sens (Edling, Farkas et Rydgren, 2015 ; Sartori, 1987 ; Schumpeter, 1947).

3 Les structures du réseau des élites dans la

littérature : fragmentation ou intégration ?

Les travaux théoriques et empiriques traitant de l’intégration des élites via le prisme des relations sociales n’ont pas abouti à un consensus sur la structure- type du réseau des élites. Ils ont produit toutefois trois modèles d’intégration (ou de fragmentation) différents. Le premier s’inscrit dans le prolongement de la théorie classique des élites qui postule l’existence d’une intégration importante des élites politiques, économiques et militaires (Michels, 1962 ; Mosca, 1939 ; Pareto, 1968/1991). Les théoriciens de la classe dirigeante (ruling class) et de l’élite du pouvoir (power elite) (Domhoff, 1967 ; Hunter, 1953 ; Mills, 1956) trouvent effectivement que ces élites forment un cercle social fermé et extrêmement interconnecté, dont les membres, quel que soit leur secteur institutionnel, ont la même origine sociale et sont unis par la conscience de leurs intérêts communs.

L’approche pluraliste (Banfield, 1961 ; Dahl, 1961 ; Polsby, 1963 ; Rose, 1967) considère au contraire les élites comme étant fragmentées, formant des groupes appartenant à des secteurs différents (économique, gouvernemental, militaire,

Chapitre 1. L’intégration inégale des élites à Madagascar : analyse de la structure du réseau global

médiatique, etc.) et poursuivant des intérêts divergents. Contrairement à l’approche précédente, il n’y a pas une élite unifiée mais des élites hétérogènes fractionnées.

Enfin, une approche intermédiaire, plus récente, est proposée par Higley et alii (1991). Ils constatent, comme les tenants de l’approche pluraliste, qu’il existe des groupes d’élites différents, exerçant dans des secteurs de pouvoir distincts, mais qui sont tous intégrés par l’intermédiaire d’un vaste cercle central dominant d’élites densément interconnectées.