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Enjeux de l’apprentissage des pratiques d’agriculture de conservation

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 117-121)

Chapitre 3 : Vers un cadre conceptuel pour qualifier l’apprentissage des pratiques

V. Enjeux de l’apprentissage des pratiques d’agriculture de conservation

Après avoir examiné les éléments d’apprentissage, nous avons cherché à identifier des enjeux majeurs de l’apprentissage des pratiques d’agriculture de conservation. Nous entendons par là des difficultés générales auxquelles les agriculteurs qui pratiquent l’agriculture de conservation sont amenés à faire face, à la fois dans leurs pratiques, et dans l’apprentissage qui est intimement lié à ces pratiques. Dans les entretiens réalisés, trois grands thèmes apparaissent comme de telles difficultés : le risque, la singu-larité des systèmes et l’altérité des pratiques.

1. Apprendre en situation de prise de risque

L’apprentissage des pratiques d’agriculture de conservation se fait dans des situations où l’agriculteur est amené à gérer un risque, bien que celui-ci soit plus ou moins marqué. La gestion du risque apparaît clairement dans le cas des expérimentations planifiée : à travers leurs choix de parcelle d’essais, leur choix des conditions météorologiques favorables à l’essai etc, les agriculteurs font face de diverses manières à ce risque inhérent au changement de pratiques.

Mais remarquons que « gérer le risque » n’est pas synonyme de « chercher à le réduire ». Parfois, il y a effectivement cette idée de minimiser le risque encouru lors de la mise en œuvre d’une nouvelle pra-tique, comme dans le cas de Jean-Marie qui fait ses premiers essais de tournesol en semis direct : « La première année qu’on a fait [du tournesol en semis direct], j’ai essayé sur un champ qui ne va-lait rien, pour ne pas prendre trop de risque, où on fait un maximum…C’est un champ où on va faire 20 quintaux en tournesol. Une bonne année. On en a fait 18. Donc, ça allait bien. Je veux dire que ce n’était pas catastrophique, 18 quintaux. »

Mais le risque peut également être sciemment pris, par exemple lorsque l’agriculteur cherche avant tout un changement rapide, et qu’il accepte alors de tenter un changement de pratique qu’il sait être hasardeux : « c’est mon défaut ! Moi, quand je fais, je fais tout d’un coup ! Ça veut dire que quand [la profondeur du travail du sol] était à 15 cm, tout était à 15 cm ! […] si on avait fait que des petites parcelles pour essayer, peut-être qu’on aurait pu apprendre parce qu’on aurait eu la comparaison entre la petite parcelle que l’on a faite à 10 cm et l’autre qu’on a continué à faire à 15. Et donc on

109 aurait pu voir peut-être une différence…[…] je pense que j’aurais eu moins de loupés […] Mais on aurait mis peut-être plus de temps. » Jérôme

Le changement de pratiques impose donc à l’agriculteur de se positionner par rapport au risque pris, que ce soit en cherchant à le réduire, ou en l’acceptant, voire en considérant que ce risque pris peut être une façon d’aller plus vite de l’avant. Les échecs potentiels dus à ce risque sont aussi vus parfois comme des opportunités d’apprentissage. Comme le dit Laurent, « [Après un échec] on apprend plus vite. On essaie de se remettre en question et de trouver la solution. […] Ça a un coût. Mais on avance plus vite aussi. […] Vous vous forcez à apprendre. Il faut trouver des solutions. On ne peut pas durer, on ne peut pas prendre un échec tous les ans. Donc, vous trouvez des solutions…vous vous bougez. ».

Il semblerait que les différents modes concrets de gestion du risque soient dans une certaine mesure caractéristiques de l’individu, et c’est ce que nous explorerons dans le chapitre 5.

2. Apprendre dans un système singulier

Apprendre à pratiquer l’agriculture de conservation implique également, pour les agriculteurs rencon-trés, de faire face à l’unicité, la singularité de leur système, au niveau écologique ou autre (écono-mique, organisationnel etc.).

Ce thème revient de façon récurrente dans nos entretiens. Voyons par exemple le cas de Patrice, qui tout en parlant de l’intérêt des groupes de pairs, insiste sur le fait que même les agriculteurs plus expé-rimentés ne peuvent donner de solution, et qu’il lui est nécessaire de chercher ce qui peut fonctionner chez lui :

« Donc, à partir de [la formation sur les couverts avec le réseau BASE], j’avais compris un peu les systèmes. Donc, on a cherché les meilleurs couverts. […] On a cherché, c'est-à-dire que j’ai cherché, mais avec l’aide de l’expérience des BASistes, en quelque sorte, si on peut les appeler comme ça. […]

C'est-à-dire que j’avais questionné un peu tout le monde pour savoir quel était le meilleur couvert. Les 30 premiers m’avaient dit « Je ne sais pas. C’est en fonction de ta rotation, de ta culture ». Donc, à partir de là, je cherche. Donc, je suis parti entre 2 blés avec de la moutarde, du trèfle, de la fèverole, du pois. Avec plus ou moins d’échecs. » Patrice

Les agriculteurs rencontrés insistent sur l’idée qu’il existe de grands problèmes communs, de grands principes de l’agriculture de conservation, mais que chacun doit faire avec ses spécificités. Ainsi, An-dré raconte la création de l’Association Occitane de Conservation des Sols, suite à une discussion au cours de laquelle il y a une prise de conscience à la fois des problèmes communs, et des spécificités locales :

« On parlait tous de nos misères, et on a dit « mais attend, on a rigoureusement en gros les mêmes misères, sauf que chez toi il pleut trois fois par jour, chez moi il pleut une fois par… » C’est grosso modo… Si vous avez la chance de rencontrer des collègues qui sont du piémont pyrénéen […] Alors, eux ils ont plein d’eau, nous on n’en a pas ! Mais ça fait rien, sur le concept, on avait des grandes

110 lignes. On a dit il faut faire quelque chose, plutôt que d’être chacun dans notre coin à pleurer sur ce que l’on n’arrive pas franchement à faire ou… autant se réunir » André

Laurent insiste également sur cette idée d’une agriculture de conservation basée sur « des grandes lignes », qui sont à adapter au système de chacun au fil de son apprentissage.

« Alors que dans l’agriculture de conservation, ce n’est pas du tout…. Il n’y pas de recettes miracles.

Il y a des idées, des grandes lignes, mais il n’y a pas une recette toute faite […]. Depuis qu’on se penche sur la vie du sol, tout ce qui est effluents d’élevage, souvent c’était le problème, parce que ça matraque les sols. Donc, aujourd’hui, on a changé nos méthodes. On fait du compost, qui nous permet d’épandre ça pour les maïs au mois de septembre, sur les couverts, en période…en bonnes conditions.

Donc, on n’abîme plus nos sols. C’est qu’il y a eu un tas de changements de pratiques. Voilà, ça, ce n’est pas du tout fait. » Laurent

Tout comme la gestion du risque, la gestion de la singularité des systèmes au cours de l’apprentissage des pratiques d’agriculture de conservation peut prendre des formes diverses, et nous explorerons comment différents individus mettent concrètement en œuvre cette gestion de la singularité des sys-tèmes dans l’apprentissage dans le chapitre 5.

3. Apprendre en situation d’altérité

Enfin, les agriculteurs rencontrés expriment la difficulté que représente pour eux l’altérité de leurs pratiques, par rapport à leurs collègues, leurs voisins. Bien que les associations d’agriculture de con-servation aident à dépasser cette difficulté, l’altérité est apparue de façon récurrente dans les entretiens comme un frein au changement de pratiques. Ainsi, Jean-Marie évoque les moments difficiles où il a réalisé que ses collègues critiquaient beaucoup sa façon de faire, et il explique :

« Il y en a qui regardent et qui ne disent rien, qui critiquent beaucoup derrière. Il y en a qui sont inté-ressés et essaient de s’y mettre aussi. Il y en a. Pas beaucoup. Et puis, il y en a beaucoup qui criti-quent et puis qui ne le font pas. » Jean-Marie

L’altérité peut aussi être perçue au sein même de la famille, entre générations : tout au long de l’entretien, Antoine mentionne ainsi que ses parents – avec qui il est associé – et lui-même divergent nettement quant à leur vision des pratiques à mettre en œuvre ; l’entretien se déroule dans la maison familiale, et Antoine baisse la voix à plusieurs reprises quand il parle de ses projets et de ses motiva-tions alors que ses parents passent à côté. De même, William évoque un conflit au moment de la re-prise des terres familiales, lorsqu’il souhaite prendre une nouvelle orientation technique.

Il y a de plus une difficulté générale à parler de ses échecs, que André nous résume : « quand on réus-sit, tout va bien ! C’est plus difficile de parler des échecs ! Or, on commet tous, enfin certains à part les très, très forts… un certain nombre d’échecs…enfin de maladresses ! […] c’est vexant de dire : « je me suis loupé, gnagnagna… » Tandis que quand on arrive à faire quelque chose de bien, on est tous un peu prétentieux… »

111 Et cette difficulté est encore accrue lors des premiers changements de pratiques. Le regard des autres semble alors être particulièrement difficile, avant que les premiers résultats intéressants ne soient vi-sibles. Comme le dit Patrice : « la première année, les voisins ont rigolé, mais quand ils ont vu le blé derrière … »

Laurent insiste également sur cette difficulté lors de ses premiers changements de pratiques vers l’agriculture de conservation. Au-delà d’une difficulté générale à assumer des échecs potentiels face aux autres agriculteurs, il souligne le fait que l’agriculture de conservation implique un changement d’aspect des parcelles qui vient particulièrement à l’encontre des standards conventionnels, notamment la présence des couverts au moment du semis.

« Aujourd’hui, ça m’amuse un peu. Oui, au début, c’était compliqué un peu, parce que... Tout ce qui est semis, le départ, tout ce qui est semis simplifié et beaucoup de déchaumage, il y en a beaucoup qui le pratiquent, donc, ça, ça ne se voit pas de trop. Personne ne voit la différence. Par contre, quand vous attaquez les couverts, semer dans les couverts, des trucs comme ça, on est déjà beaucoup moins nombreux, et puis c’est sûr que les voisins, ils sont là à regarder. […] S’ils voient que la culture n’est pas belle, ils n’oublient pas de te le dire à une réunion « Ton blé, là-bas, il s’est pris une tôle ». […]

Par contre, quand ça a bien marché, ils ne t’en causent pas. Mais ça n’arrive pas souvent, je pense que ça doit être ça. Aujourd’hui, pfft. […] Aujourd’hui, ça ne me pèse plus du tout, non. Moi, ça m’amuse. Ça, c’est un truc qui m’amuse. Le genre de réflexion « Mais qu’est-ce que tu fais là-bas ? Ça ne va pas aller ». « Ne t’inquiète pas, ça va aller ». Ne vous inquiétez pas pour moi. » Laurent Les agriculteurs qui s’engagent dans un changement vers l’agriculture de conservation doivent ainsi apprendre à développer leurs pratiques en assumant leur altérité, face aux agriculteurs en convention-nel aux alentours, voire à leur propre famille. Quoique le problème soit récurrent chez les agriculteurs rencontrés, les façons concrètes de gérer cette altérité semblent différer d’un individu à l’autre. Dans le chapitre 5, nous approfondirons cette question des spécificités individuelles dans la façon de gérer l’altérité, ainsi que le risque et la singularité des systèmes.

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