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ELOIGNER LES POPULATIONS URBAINES DES COMBATS ET ELOIGNER LES COMBATS DES POPULATIONS URBAINES

3) Les enjeux actuels

3.1) La défaillance du défenseur

La difficulté de mettre en œuvre des mesures de précaution préventives ou conservatoires découle tout d’abord, dans de nombreux conflits contemporains, de la désintégration des structures étatiques, qu’elle soit à l’origine du conflit ou l’une de ses conséquences. Ce phé-nomène d’Etat failli, voire d’absence d’Etat, est particulièrement flagrant dans les villes (par exemple en Somalie en 1993 ou en Libye en 2011), ce qui rend alors illusoire la mise en place des dispositions pertinentes du DIH.

21 Le concept a ensuite été étendu à d’autres villes : Tuzla, Zepa, Bihac, Gorazde et Sarajevo en mai 1993.

22 Voir l’entretien du Général KEANE devant le Sénat américain début octobre 2015.

En outre, dans une situation de CANI, l’attribution des responsabilités de mise en œuvre est plus que délicate, surtout quand le conflit armé se déroule entre plusieurs groupes armés. On se souvient ainsi de la situation à Monrovia à l’été 2003, où l’autorité et le maintien de l’ordre étaient l’apanage des factions rivales. La situation était quelque peu similaire en République Centrafricaine en 2013-2014. Tel est également le cas dans certaines zones de Syrie à l’heure actuelle. De la même façon, quand le CANI se déroule avec un acteur non étatique qui a des ramifications dans de nombreux pays, la mise en œuvre des mesures de précaution peut être rendue illusoire par le caractère précisément transnational du groupe armé et de son manque de contrôle effectif sur le territoire où se déroule la majorité des combats.

La donne est encore compliquée par le fait que, dans certains CANI, des groupes armés luttent entre eux pour prendre le contrôle d’un territoire. Cette lutte peut se traduire par une volonté de contrôler et, par conséquent, de protéger la population. Mais elle peut aussi à l’inverse se manifester par une stigmatisation des actions de l’adversaire et/ou son incapacité à protéger, ce qui peut conduire à ne rien faire pour protéger les civils…

Quand on relit les commentaires de Jean Pictet sur les mesures de précaution prévues à l’article 58, on voit bien qu’il est sous-entendu que les Etats ont tout intérêt à prendre ces mesures. Mais que se passe-t-il quand ce ne sont pas des Etats qui sont en cause, et que l’on a des groupes qui manquent de moyens, ou qui n’ont pas forcément la volonté de jouer ce rôle

« d’administration » ? En outre, on observe actuellement une tendance au non-respect inten-tionnel des dispositions du DIH, afin de décrédibiliser les actions de l’adversaire, et ce malgré tous ses efforts pour protéger la population civile. C’est le cas notamment de l’utilisation de boucliers humains, ou de la désinformation, voire de l’instrumentalisation des populations civiles, notamment sur la localisation et la protection des objectifs militaires.

3.2) Les engagements indirects sans troupes au sol

Il faut garder à l’esprit que l’obligation de prendre des mesures préventives s’entend dans la mesure où l’on a un contrôle sur une zone et/ou une population. Or, dans de nombreux conflits contemporains, les engagements ont lieu sans troupes au sol (« no boots on the ground »)23. Peut-on dire qu’il est possible d’avoir un contrôle effectif sans déployer de troupes au sol, notamment du fait de l’existence de technologies modernes comme l’usage de satellites ou de drones, la maîtrise des communications, les techniques d’information, ou l’exploitation de renseignement humain fourni par des « alliés » au sol ?

23 Cas des opérations Unified Protector (Libye 2011) ou Inherent Resolve (Irak/Syrie 2014), où le choix politique a été fait de n’effectuer que des frappes aériennes et un appui indirect aux groupes armés de l’opposition.

Deux optiques peuvent s’affronter. Soit l’on considère que le contrôle réel est illusoire, et que les forces armées ne peuvent qu’« inciter » leurs adversaires au respect du DIH, notamment par le biais d’opérations d’information et d’influence. Soit l’on va plus loin, en considérant qu’il y a une certaine obligation de mener le conflit au plus près des forces adverses, et qu’il faut donc déployer des forces au sol, notamment si les groupes armés ennemis sont défaillants et/ou si les mesures incitatives sont insuffisantes.

Le cas des opérations menées par l’OTAN en Libye en 2011 est particulièrement parlant. Les forces alliées ont notamment largué de nombreux tracts incitant les populations civiles à s’éloigner des objectifs militaires (en l’occurrence les positions et centres de commandent des forces pro-Kadhafi). Si au début de la campagne ces objectifs militaires étaient facilement identifiables, ils l’étaient toutefois beaucoup moins au fur et à mesure que les forces armées régulières se sont désagrégées, et que les centres de commandement sont devenus mobiles.

En outre, il était difficile de donner dans ces tracts des renseignements précis et utiles sur ces objectifs sans mettre en danger les forces amies. Ce conflit a aussi particulièrement bien illustré l’instrumentalisation des populations civiles par le régime, qui étaient désinformées voire utilisées comme boucliers humains, présentés parfois comme « volontaires ».

Dans un tel contexte, une des solutions peut consister à « faire sortir le combat classique des villes », en limitant par exemple les frappes aériennes sur les zones urbaines et en mettant en place un processus de ciblage très précis, pour les cas où il s’avère tout de même indispensable de frapper en ville24. Cela revient à envisager des frappes aériennes sur le soutien « en amont » des opérations militaires adverses, tout en respectant les principes de la conduite des hostili-tés, et à éradiquer le commandement des groupes armés, en se fondant sur du renseignement très précis et en utilisant souvent les forces spéciales pour avoir une action très ciblée. Dans les villes, l’utilisation de moyens non létaux peut aussi être privilégiée (opérations psycholo-giques, action sur les perceptions, actions cybernétiques), tout en s’assurant que les consé-quences directes ou indirectes n’affectent pas non plus les populations civiles.

3.3) Le combat urbain contemporain

Toutes ces réflexions appellent un élargissement du débat et à un examen des conditions actuelles du combat urbain. Il est à noter que les tactiques de contre-insurrection en milieu urbain ne sont pas nouvelles (exemple de la bataille d’Alger, ou de la stratégie du Général Petraeus en Afghanistan). Elles ont toutes mis en lumière le fait que l’on ne peut pas gagner

24 L’opération Inherent Resolve en Irak/Syrie a notamment tiré les conséquences de dizaines d’années d’engagement militaire en Irak et en Afghanistan. En conséquence, les frappes aériennes en milieu urbain sont très peu nombreuses, et les « no strike lists » ont été considérablement élargies, avec l’objectif principal de réduire à zéro le nombre de civils tués de manière incidente.

le combat par la destruction systématique de zones urbaines, mais par une combinaison d’ac-tions : renseignement humain, neutralisation ciblée tout en préservant la vie des populations civiles, et approche globale (« win the hearts and minds ») visant à ne pas perdre le soutien des habitants.

Il peut être intéressant de faire un focus sur la doctrine française des opérations urbaines (« OPURB »), qui s’est fortement développée depuis 2010, et qui met l’accent sur le fait que la ville est un espace chargé de restrictions et de risques. La notion de « three block war » insiste sur le fait que les unités doivent, dans les villes, conduire successivement ou simultanément des actions de coercition, de sécurisation et d’assistance dans un même espace-temps.

L’implication de ce constat est triple. D’une part, l’intégration et la coopération avec les acteurs civils est nécessaire, notamment à des fins de protection. D’autre part, il est primordial de préserver les services de première nécessité et les structures indispensables à la rénovation de la gouvernance, dans une optique d’approche globale. Enfin, la stratégie doit impliquer des moyens permettant d’isoler l’adversaire de la population, notamment urbaine, en limitant ses ressources, en entravant sa liberté d’action et en agissant par des opérations d’information et d’influence.

La mise en œuvre de tels principes peut alors contribuer à la prise en compte de la protection de la population civile en milieu urbain, et à l’application des normes du DIH en matière de précaution contre les effets des attaques.

Conclusion

Pour conclure, j’insisterai sur trois points. Premièrement, l’obligation de protection contre les effets des attaques, dont le caractère coutumier semble acquis, n’a pas un caractère absolu.

Elle doit être mise en œuvre dans la mesure du possible, et est difficilement applicable si l’une ou l’autre des parties n’a pas de contrôle sur le territoire ou la population. En outre, si l’on regarde le Statut de Rome, ne pas respecter l’article 58 n’est pas un crime de guerre. Toutefois, les conséquences du non-respect de ce principe peuvent tomber sous la qualification de crime de guerre, voire de crimes contre l’humanité.

Deuxièmement, il semble clair que la ville restera au centre des combats contemporains. La zone urbaine concentre les outils de guerre et les ressources de l’adversaire qu’il faut bien évidemment cibler. Mais certains voient aussi la ville comme une zone sur laquelle il faut faire peser une menace, parfois terroriste, constante. Et l’espace urbain restera malheureusement toujours la source et la cible d’exactions (pillages, destruction massive de biens à caractère civil, et autres violations commises à l’égard de la population), du fait du caractère

intrinsè-quement confiné de la ville, qui concentre les populations et les infrastructures, mais aussi du fait du manque d’expérience et d’expertise des forces armées dans ce milieu spécifique.

Enfin, la conflictualité actuelle renforce encore, si besoin en était, la difficulté de mettre en œuvre le principe de précaution contre les effets des attaques en zone urbaine. Il est donc particulièrement nécessaire de continuer à repenser les doctrines et les tactiques pour limiter le combat urbain, en repoussant l’adversaire hors des villes, en utilisant des techniques pré-cises de ciblage et/ou des moyens non létaux, pour respecter ainsi autant que faire se peut l’esprit du DIH.

THE OBLIGATION TO TAKE FEASIBLE PASSIVE PRECAUTIONS AND THE