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de l’enchantement à l’ensorcellement

Ces imitateurs ne créent en effet que des fantasmagories.

Platon, La République (599b)

LA MAGIEDU LIVREOU LE PHÉNOMÈNE DE PROGRESSION

Il y a fort à croire que le personnage d’Anselmo, protagoniste du Curioso impertinente, est une mise en abyme d’une certaine expérience fictionnelle. Dans la réflexion cervantine sur le processus de fictionnalisation (réception) englobant toute la « poésie » (textes en vers ou en prose, comédie ou tragédie), l’exemple d’un spectateur, médiateur intradiégétique de tout lecteur empirique, peut nous éclairer sur le phénomène de la lecture, puisque lire, comme nous l’avons vu, « met sous les yeux » un univers comme un autor de comedias met en scène une pièce de théâtre. Or, si Anselmo –en spectateur de sa propre tragédie– est un exemple de lecteur comme Alonso Quijano, c’est en vertu de plusieurs traits.

Une première piste nous est donnée par les adjectifs définitoires du protagoniste de la nouvelle enchâssée : « curioso » et « amigo ». Tous deux renvoient à la topique désignation du destinataire prologal139. D’autres raisons avancées par Georges Güntert font également voir dans le personnage d’Anselmo un représentant de l’acte de lecture. Ainsi, le spectacle manigancé par Camila s’offre à ses yeux tel un artefact de signes à interpréter, à l’image de l’œuvre littéraire.

L’autre grande similitude entre le lecteur solitaire et la situation d’Anselmo est ouverte par la position de voyeur que confère la cachette d’Anselmo140.

139 Galatea, p. 16 (« Curiosos lectores ») et DQ I, p. 11 (« entró a deshora un amigo mío »).

Con la lectura de los poemas ante los ojos del marido expectante y de la esposa tenemos una primera puesta en escena: Anselmo es espectador de Camila, pero ésta, advertida, sabe comportarse. Y hay algo más: tanto en esta lectura de poemas como, después en la representación tragicómica del honor de Camila, se pone de relieve el hecho de que el voyeur haga de lector ante un espectáculo, que es literario en cuanto lo representado requiere una interpretación. De hecho, los sonetos de Lotario no son menos literatura que el monólogo de la afligida esposa.

Con lo cual queda demostrado que Camila, enunciadora y narradora a la vez, es figura del discurso (¿y podríamos imaginar algo más literario que la escena en que ella hace de Lucrecia ?), al mismo tiempo que el voyeur asume el papel de quien interpreta, el del lector (Güntert, 1993, p. 71).

Mais poursuivons l’analyse, car le détail des réactions d’Anselmo face à la littérature théâtrale de Camila témoigne du processus fictionnel de l’intérieur. Si le mari de Camila dit le processus fictionnel, c’est, outre le fait qu’il est victime d’un jeu d’illusionnisme, parce qu’il ne peut se défaire de la représentation qui lui est donnée à voir :

cuando [Anselmo] entendió que [Camila] estaba resuelta en matar a Lotario, quiso salir y descubrirse, porque tal cosa no se hiciese, pero detúvole el deseo de ver en qué paraba tanta gallardía y honesta resolución (DQ I, 34, p. 407)

puis :

Y estando ya para manifestarse y salir, para abrazar y desengañar a su esposa, se detuvo porque vio que Leonela volvía con Lotario de la mano (DQ I, 34, p. 409).

La situation d’Anselmo se veut paradigmatique du désir contradictoire que génère la fiction, partagé entre la tendance à la désillusion et la soif de poursuivre l’aventure en cours. L’admiration impose son empire et son emprise sur la rationalité, quand bien même celle-ci lui serait contraire. Dans le premier exemple, la lecture se fait en deux temps. D’abord intervient l’entendement (« entendió que »), lequel débouche sur l’expression d’une volonté (« quiso ») et d’un but (« porque tal cosa no se hiciese »). Mais Anselmo va ensuite se retrouver empêché, malgré lui, d’obéir à son entendement porté sur le réel et ses menaces.

De fait, la virtualité de la mort de son ami cède le pas devant l’extraordinaire de la scène et la fascination du spectateur. La force d’âme, le courage de Camila (« tanta gallardía y honesta resolución »)

140 Rappelons-nous le secret dans lequel sainte Thérèse recevait la lecture chevaleresque de la voix de sa mère.

créent l’émergence de l’admiración. La grandeur exceptionnelle de la décision (« tanta gallardía ») fait naître chez Anselmo un ressenti éthique impressionnant (« honesta resolución »), premier par rapport à la rationalité pragmatique et spontanée. L’extraordinaire pousse Anselmo dans un monde qui l’oblige à adopter une attitude psychique retranchée et parallèle. Le désir (« deseo ») vient alors s’immiscer en lieu et place de la volonté. Or l’émergence de l’admiration fait du regard l’attente d’une fin, d’un dénouement : « detúvole el deseo de ver en qué paraba tanta gallardía y honesta resolución ». Et le second exemple de nous rappeler qu’être spectateur (lire) équivaut à remplir un effrayant tonneau des Danaïdes. Haletante, telle est bien la polarité extrême de l’immersion romanesque141.

Faisant irruption dans la narration de la nouvelle, don Quichotte sommeillant offre une parfaite symétrie, un redoublement signifiant : la

« aventura que iba a fenecer » (DQ I, 35, p. 416) redit le désir de progression narrative, désir suscité à l’écoute du conte inachevé de Dorotea-Micomicona. De même, au début de l’œuvre, dans le premier chapitre, on pouvait lire : don Quijote « olvidó casi de todo punto el ejercicio de la caza y aun la administración de su hacienda; y llegó a tanto su curiosidad y desatino en esto, que vendió muchas hanegas de tierra de sembradura para comprar libros de caballerías en que leer » (DQ I, 1, p.

37). Plus loin dans le récit, la nièce d’Alonso Quijano fait la remarque suivante : « Sepa, señor maese Nicolás –que éste era el nombre del barbero–, que muchas veces le aconteció a mi señor tío estarse leyendo en estos desalmados libros de desventuras dos días con sus noches » (DQ I, 5, p. 75).

Loin d’être fou, don Quichotte se veut représentatif d’une expérience commune aux lecteurs-spectateurs de son époque. On trouve, dans les aveux autobiographiques de sainte Thérèse, le même envahissement du romanesque sur le temps et les préoccupations journalières et la même

141 Dans un récent article, Guiomar Hautcœur estime également qu’Anselmo, ce

« double de don Quichotte », assume lui aussi « la face cachée du goût pour la fiction qui anime si souvent les personnages cervantins. Car si don Quichotte est la victime innocente des romans de chevalerie, Anselme porte au plus profond de lui-même […] le désir de se laisser bercer par l’illusion [… Bien] plus que l’illustration des méfaits de la contagion, l’histoire d’Anselmo incarne selon nous une réflexion sur les origines anthropologiques de la fiction » (GUIOMAR, 2004, p. 232).

incapacité à quitter les yeux de la page, à suspendre le cours de l’histoire chevaleresque142 :

Yo comencé a quedarme en costumbre de leerlos; y aquella pequeña falta que en ella vi, me comenzó a enfriar los deseos, y comenzar a faltar en lo demás; y parecíame no era malo, con gastar muchas horas del día y de la noche en tan vano ejercicio, aunque escondida de mi padre. Era tan en extremo lo que en esto me embebía que si no tenía libro nuevo, no me parece tenía contento (1979, p. 124).

Si l’on peut adresser un reproche aux romans de chevalerie, c’est bien celui de profiter de l’engouement du public lecteur en encourageant l’effet d’appel d’air, la lecture extensive143. En effet, dire que cette prose s’organisait en « genre » signifie, dans l’architexte particulier qui nous occupe, qu’elle affichait ses prétentions à donner une suite aux fictions précédentes. Cette écriture de l’appel par le rappel était alors soit ténue, soit manifeste. Dans ce dernier cas, les nouvelles œuvres formaient une généalogie fictionnelle, un « cycle » (celui des huit Amadís, par exemple), en greffant le nouveau roman sur le personnel romanesque d’œuvres antérieures. L’auteur, dès lors, disparaît144 et seul compte la référence fictionnelle, le monde romanesque, au détriment de son statut artistique d’œuvre.

La pratique lectorale doit compter, aussi, sur les nouvelles possibilités éditoriales offertes par l’imprimerie : l’accumulation de livres permet une accumulation de lectures (Eisenstein, 1991, p. 62, 145), c’est-à-dire une envie permanente de dépasser la lecture présente pour en embrasser une autre. Inversement, à la fin du Moyen Âge, la rareté confinait encore à la préciosité (Engelsing, 1974).

Le comportement de lecture ne répond pas uniquement à des sollicitations qui sont externes au sujet lecteur. Si la multiplication des

142 Voir aussi Juan Palomeque : « querría estar oyéndolos noches y días » (DQ I, 32, p. 369).

143 Quoique Rolf Engelsing ait situé la « révolution de la lecture » au milieu du XVIIIe siècle, la pratique lectorale de l’hidalgo manchègue décrite par Cervantès n’appartient plus à une lecture « intensive » (sur le distinguo « lecture intensive »/« lecture extensive », voir également BÖDEKER, 1995, p. 93-124). La multiplication des romans de chevalerie, plus que les possibilités nouvelles d’impression et le développement des genres romanesques, a marqué décisivement les habitudes lectorales et provoqua la naissance d’une lecture fortement « extensive ».

144 Les témoignages relevés par l’Inquisition de Cuenca sont formels, les habitants de la ville faisaient références aux ouvrages par leur titre ou leur sujet principal mais rarement par leur auteur (NALLE, 1989, p. 85).

hauts faits chevaleresques était responsable d’une lecture digne du supplice de Tantale, le comportement d’Anselmo révèle une modalité fictionnelle d’origine lectorale plus qu’auctoriale. Anselmo, qui n’est pourtant pas confronté à un monde chevaleresque, est victime d’un désir semblable à celui des lecteurs de cycles chevaleresques.

Curieux impertinents, nos deux « lecteurs » –Anselmo et Alonso Quijano–, étonnent donc par les similitudes de leurs réactions, ce qui nous laisse penser que Cervantès postule, au-delà d’une rhétorique de la lecture, une économie de lecture anthropologique145.

Bertrand Gervais, dénonçant l’abstraction des lectures virtuelles et du lector in utopia, rappelle très justement qu’il existe une « économie de base de l’acte de lecture » : la progression.

Lire, c’est progresser à travers le texte, c’est se rendre à sa fin […]. Quant on lit un roman, la mise en intrigue peut nous amener souvent à vouloir chercher la suite du récit. Il y a, d’une certaine façon, suspense, une attente, qui pousse à aller de l’avant […]. On veut savoir ce qui va se passer, qui a fait quoi et pourquoi ? Questions dont la liste est infinie et qui représente ces points de tension présents dans la relation au texte. L’effet de suspense – c’est-à-dire pas uniquement le procédé textuel, mais encore sa perception par le lecteur […]–, cet effet consiste à appréhender le pire, à redouter la suite; c’est donc surtout une façon de faire progresser plus avant, pour vérifier justement si elle sera telle qu’on la craint […]. En progression, c’est habituellement la règle de l’intérêt qui prévaut (1993, p. 46-47).

Déjà, cette pulsion vers l’avant de la fiction tenaillait le premier lecteur de la Historia de don Quijote de la Mancha, escrita por Cide Hamete Benengeli :

Bien es verdad que el segundo autor desta obra no quiso creer que tan curiosa historia estuviese entregada a las leyes del olvido, ni que hubiesen sido tan poco curiosos los ingenios de la Mancha que no tuviesen en sus archivos o en sus escritorios algunos papeles que deste famoso caballero tratasen; y así, con esta imaginación, no se desesperó de hallar el fin desta apacible historia (DQ I, 8, p.

104).

145 Jean-Marie Schaeffer fait de cette modalité lectorale le troisième trait de l’état fictionnel : l’immersion est « une activité homéostatique, c’est-à-dire qu’elle se régule elle-même à l’aide de boucles rétroactives : […] en situation de réception elle est relancée par la tension qui existe entre le caractère toujours incomplet de la réactivation imaginative et la complétude (supposée) de l’univers fictionnel proposé. D’où l’attrait, pendant notre enfance, des jeux fictionnels qui s’étirent sans fin […]. D’où le goût aussi, plus tard, pour les romans-fleuves ou les cycles romanesques » (1999, p. 184).

La position rhétorique choisie par les auteurs de romans de chevalerie ne fait donc qu’entretenir une tension naturelle. Nos trois

« lecteurs » (don Quichotte, le premier lecteur –l’« improvisado mecenas » du chapitre 9– et Anselmo) expriment, dans l’excès, les conséquences d’une lecture impulsive et effrénée146 toujours projetée vers le futur fictionnel, et perpétuellement frustrée (« Causóme esto mucha pesadumbre, porque el gusto de haber leído tan poco se volvía en disgusto, de pensar el mal camino que se ofrecía para hallar lo mucho que, a mi parecer, faltaba de tan sabroso cuento », DQ I, 9, p. 105).

Enfin, ajoutons que, dans la conception cervantine, l’économie de la progression n’est pas qu’émotion et pure crainte ; elle dépend, elle aussi, de ce paramètre fondamental qu’est l’effet d’enargeia. L’anthropologie lectorale et le suspense romanesque que manifeste Cervantès ressortissent, en premier et en dernier lieu, au fantasme optique.

C’est on ne peut plus évident lorsque Anselmo, s’apprêtant à suivre la voie que lui conseillaient son entendement et sa volonté, fut lâché par son intention et ses forces premières. Si le contrôle rationnel perd pied, c’est parce que l’investissement lectoral du romanesque, pour notre auteur, est guidé par une force majeure : la pulsion optique.

- « detúvole el deseo de ver » ;

- « se detuvo porque vio que Leonela volvía ».

L’arsenal défensif du romanesque se trouve donc, paradoxalement, dans le récepteur lui-même, de sorte qu’irrémédiablement l’admiración favorise l’espoir d’un surplus de sublime optique.

Les yeux de l’imagination semblent pour le moins ensorcelés. En tout cas, toutes ces manifestations sont trop évidentes pour laisser le moindre doute à la maîtresse de maison de don Quichotte : le phénomène en question –puisqu’il s’agit bien de cela–, relève de la possession (diabolique, il va sans dire).

146 Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’accroissement du temps de lecture répond et suscite une accélération du rythme de lecture.

L’EMPRISEFICTIONNELLE OU LE PHÉNOMÈNE DE PARTICIPATION :

POSSESSION, FOLIE, IVRESSE

« Tome vuestra merced, señor licenciado; rocíe este aposento, no esté aquí algún encantador de los muchos que tienen estos libros, y nos encanten, en pena de las que les queremos dar echándoles del mundo » (DQ I, 6, p. 77). L’assimilation de la lecture à la sorcellerie, si elle amuse le curé du village (ibid.) et se répète chez Cervantès dans La casa de los celos (I147), ne laisse pas de rappeler les mots de Platon dans sa République148. Le trait semble bien métaphorique et désigner pertinemment les pièges tendus à ceux qui osent s’aventurer par-delà la couverture de livres (n’oublions pas que la maîtresse de maison inclut dans son propos l’ensemble des lecteurs –« nos encanten »–)149. Lors du rite lectoral, assure Daniel Favre, le sujet est « saisi par une force qui ne peut se dire que dans le langage de la possession diabolique […]. Le démon c’est le livre, lire c’est être possédé » (1993, p. 245).

En fait, le problème que pose un lecteur en fiction est triple : tout à la fois, il met le monde réel de côté et il lui substitue des représentations fictionnelles, lesquelles confinent en outre à la possession dionysiaque.

La dissolution de l’environnement réel

La captation imaginaire opère en effet un effacement optique de l’environnement empirique du sujet lecteur (corps, meubles, cadre spatial, etc.). Ce que Michel Picard désigne comme la part du liseur150

147 « Apártase MALGESÍ a un lado del teatro, saca un libro pequeño, pónese a leer en él, y luego sale una figura de demonio por lo hueco del teatro y pónese al lado de MALGESÍ » (CERVANTES, 1997e, p. 151-152).

148 Voir à ce sujet IFE (1992), p. 21-23. Pedro Laín Entralgo relevait dans son essai La curación por la palabra en la antigüedad clásica le fait linguistique suivant : « el verbo castellano "encantar" -como sus correspondientes en otras lenguas : enchanter, incantare, etc.- tiene su origen en los incantamenta o

"encantamientos" de los romanos, y es semántica y morfológicamente paralelo al verbo griego epáidein : como en aquél el prefijo in, en éste el prefijo epí refiere al "canto" (cantum, ode) en que consistía el ensalmo o conjuro » (cité par LARROSA, 1998, p. 45).

149 Ainsi, pour écrire Le nom de la rose, Umberto Eco se souviendra d’un conte des Mille et une nuits (« Conte du pêcheur et du démon ») dans lequel un roi meurt en feuilletant un livre aux pages empoisonnées.

150 Cet aspect du sujet lecteur est analysé par Michel Picard en terme de

« dédoublement » : le « jeu dédouble celui qui s’y adonne en sujet jouant et sujet joué : ainsi y aurait-il un liseur et, si l’on ose dire, un lu. Le joué, le lu, seraient du côté de l’abandon, des pulsions plus ou moins sublimées, des identifications, de la re-connaissance et du principe de plaisir […]. Le sujet jouant, le liseur,

tend à s’amenuiser dans le jeu fictionnel ; et l’on peut croire que, plus l’intensité des images lectorales est grande, plus la conscience de l’espace empirique du sujet (pièce, feuilles du livre, graphèmes) tendra à se dissoudre.

Ce phénomène est sérieux puisque la lecture romanesque semble priver le sujet de son contact optique, physique (la conscience de celui-ci), avec le monde qui l’entoure :

Suspender est en fait l’un des mots les plus fréquemment utilisés, notamment par Cervantès, pour exprimer les aspects irrationnels des œuvres récréatives [...]. La place proéminente occupée par le verbe suspender dans le vocabulaire critique de Cervantès reflète que l’idée de suspension est représentative de l’ensemble des comportements de lecture du Siècle d’or […]. Les événements de l’histoire suspendent les sens et la raison des lecteurs ou auditeurs.151

Un autre réel, halluciné

La possession n’est effective qu’à la condition d’une adhésion totale du sujet au monde fictionnel, tant lorsqu’il est déployé en lecture que lors du contact avec le monde empirique, après la lecture.

Or, si l’on se réfère à l’étrange aventure dans la grotte de Montesinos, il ressort qu’Alonso Quijano « no pudo fabricar en tan breve espacio tan gran máquina de disparates » (DQ II, 24, p. 829). La lecture, au même titre que l’Onirie nocturne, est une expérience imaginaire. La posture extrême qui est celle d’Alonso Quijano est digne d’une possession diabolique parce qu’elle est hallucination ; le monde fictionnel, exactement comme le monde onirique, est, dans son écoulement, totalement alternatif et persuasif : pouvoir de suspension et pouvoir d’évidence se conjuguent de telle sorte que les représentations lectorales se donnent spontanément comme une présence pour le sujet. La représentation, signale Louis Marin, peut en effet cacher et déployer, un effet-sujet, qui est aussi

serait du côté du réel, les pieds sur terre, mais comme vidés d’une partie d’eux-mêmes, sourdes présences : corps, temps, espaces à la fois concrets et poreux ; le jeu s’enracine dans une confuse expérience des limites, vécue quasi physiologiquement, dedans/dehors, moi/autre, présent/passé, etc. » (PICARD, 1986, p.112-113).

151 IFE (1985), p. 58 (nous traduisons). Dans Le Sophiste, une des thèses défendues par Platon est que l’« image-illusion » tend à se substituer à la chose (voir supra).

pouvoir d’institution, d’autorisation et de légitimation, comme résultante du fonctionnement réfléchi du dispositif lui-même […

La] représentation en général a en effet […le pouvoir] de rendre à nouveau et imaginairement présent, voire vivant, l’absent et le mort, et celui de constituer son propre sujet légitime et autorisé en exhibant qualifications, justifications et titres du présent et du vivant à l’être (1981, p. 10).

L’hypothèse de Louis Marin est que l’effet-sujet contribue, par ailleurs, à libérer un effet-pouvoir : la représentation opère « la transformation de l’infinité d’un manque réel, en l’absolu d’un imaginaire qui lui tient lieu », l’imaginaire d’un « rapport univoque entre les deux hétérogènes de la force et de la justice » (ibid., p. 12).

La possession dionysiaque

Pour l’ethnologue Daniel Fabre, enfin, la lecture possédée « fait gémir ou hurler, s’agiter ou se figer » (1993, p. 245). Ces mots prennent un sens tout particulier si l’on compare ce constat à l’attitude d’Alonso Quijano, pourfendeur d’outres remplies de vin. La possession lectorale se fait en deux phrases, dont le lien logique est l’activité physique du lecteur.

Diera él, por dar una mano de coces al traidor de Galalón, al ama

Diera él, por dar una mano de coces al traidor de Galalón, al ama