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LA RÉPÉTITION FIGURALE. UNE SIGNIFIANCE INCARNÉE

3. Encadrer des recherches

L’enseignement me permet de compenser ce que peut avoir d’abstrait et de solitaire la recherche théorique – il me serait impossible de n’être « que » chercheuse au CNRS. Je suis devenue enseignante parce que cela s’inscrivait dans la suite logique de mes études

d’allemand, sans savoir si j’aimerais exercer ce métier, le souvenir de certains cours au collège et au lycée me faisant redouter de m’y ennuyer… Et j’ai découvert que l’ennui était impossible quand on passait de l’autre côté.

J’aime (j’adore !) enseigner. Je ne peux pas le dire autrement. J’aurais souhaité pouvoir rester un pied dans le secondaire, un pied dans le supérieur, pour avoir, d’un côté, l’engagement physique, la relation très forte avec les élèves, de l’autre l’abstraction des cours au contenu plus exigeant. La stricte séparation entre le secondaire et le supérieur, l’obligation de renoncer à l’Agrégation pour rentrer dans le corps des Maîtres de Conférence interdisant cette possibilité, j’ai misé sur ce qui fait la particularité de l’enseignement dans le supérieur : l’alliance de l’enseignement et de la recherche dans la transmission du savoir par le savoir. Si l’on met de côté la bienveillance, le respect d’autrui et de ses différences, l’engagement personnel qui sont nécessaires pour enseigner, à quelque niveau que ce soit, chaque public a des exigences différentes, et c’est l’adaptation à ces exigences qui nous permet de progresser. Le public de l’ENS est un public très homogène et intellectuellement très stimulant. La plupart de mes cours sont en Agrégation, mais je suis libre de choisir le sujet de mon séminaire de master, « Linguistique et stylistique allemande ». Ce séminaire m’a permis de faire évoluer ma pensée sur tous les sujets que j’y ai traités. La taille réduite mais suffisante du groupe favorise les échanges. Les étudiants du cursus franco-allemand Lyon-Freiburg se sont ajoutés, ces deniers années, aux étudiants normaliens et aux auditeurs, et ont introduit la mixité sociale qui manquait aux promotions précédentes. Les réactions et les questions des étudiants, leur difficulté ou au contraire leur facilité à comprendre telle théorie, telle approche, leur propre regard, infléchissent en retour ma propre compréhension et mes propres représentations. J’apprends en transmettant77.

À côté de ces échanges face à l’entité groupe, il y a les échanges individuels, avec la direction de mémoires de M1 et de M278. Ce n’est plus tant alors, comme dans les cours, un travail de transmission de savoir par le savoir, qu’un rôle d’« encadrement » – une désignation, qui me parait plus juste que celle de « direction » pour rendre compte de cette mission.

77 Un conférencier disait un jour plaisamment de notre profession que nous n’en finissions pas d’être des étudiants : BAC+ 15, BAC+ 20, BAC + 25… J’en suis aujourd’hui à BAC+ 35. La nécessité de devoir toujours avancer, d’avoir des cours toujours nouveaux à préparer (le programme de l’option linguistique de Agrégation change tous les deux ans), de devoir toujours apprendre, face à des étudiants très motivés, et qui travaillent eux-mêmes, le plus souvent, d’arrache-pied, est ce qui m’a fait candidater à l’ENS de Lyon – je précise que je ne suis moi-même pas normalienne – lorsque j’enseignais à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne.

Les élèves de l’ENS (L3 et M1) arrivent des classes préparatoires et ne connaissent pas la linguistique, j’ai donc la responsabilité de leur faire découvrir notre discipline. Certains réduisent l’analyse minutieuse des faits de langue à un savoir-faire de « tourneur-fraiseur », bien moins prestigieux que la littérature ou l’histoire des idées79, d’autres au contraire, découvrent que ce type d’approche « plus technique » leur convient et je les encourage donc à poursuivre en sciences du langage. Quand il s’agit d’un M1, j’aide souvent l’étudiant-e à élaborer le sujet que seul-e, il/elle n’arriverait pas à trouver ; cette phase d’orientation, qui permet d’identifier ce sur quoi il/elle souhaite travailler, est la plus délicate ; elle peut être longue, on ne peut faire du bon travail que sur un sujet qui nous « parle ».

J’ai le souvenir d’un sujet qui m’avait été « donné », parce que je ne savais pas vraiment moi-même ce que voulait dire « chercher ». Sur quoi ? Comment ? J’avais mal vécu mon M1. C’est la raison pour laquelle je refusais jusqu’ici de formuler moi-même aucun sujet. Je sais aujourd’hui que les étudiant-es de M1 peuvent tout à fait s’approprier un sujet qui leur a été proposé, et faire à partir de là leur chemin, mais j’ai eu besoin de temps pour assumer cette idée. En M2, ils ont déjà fait leurs premières armes, ils savent généralement ce qu’ils veulent traiter. Je ne redoute plus de ne pas avoir suffisamment de connaissances sur leur sujet, puisque, au contraire, le but est qu’ils en deviennent « les » spécialistes. Mon rôle consiste à leur donner un cadre de recherches, un cadre méthodologique, mais qui consiste aussi, pour une grande part, en un accompagnement humain.

L’apprentissage de l’autonomie intellectuelle ne va que très rarement de soi, plus encore pour des étudiant-es qui ont passé énormément de temps à préparer des concours (pour entrer à l’ENS, puis pour l’Agrégation) que pour les étudiants non-normaliens. Le travail de recherche est très souvent entravé par les doutes et une remise en question. Dans un monde qui prône l’efficacité et la rapidité, les hésitations, les doutes, la lenteur sont perçus comme autant de tares, et, dans ces conditions, il n’est pas facile d’accepter de tâtonner pour trouver son chemin. Conseiller, orienter, faire acquérir les méthodes, corriger, rectifier, mais aussi rassurer quant à une apparente improductivité, et encourager : je gère le suivi de mémoires un peu comme le ferait un « coach » – si tant est qu’on puisse appliquer au monde académique une expression en général réservée à celui du sport. Le cheminement de chaque étudiant est

79 Je n’ai jamais oublié ce commentaire savoureux d’une étudiante, qui pour moi n’était pas du tout dépréciatif (il n’y a pas de sot métier !). Ironie du sort, elle a entretemps dû se convertir, sans déplaisir d’ailleurs, à l’enseignement de la grammaire, faute d’obtenir un poste en Histoire des idées.

différent, mais toujours enrichissant. C’est très gratifiant de voir les progrès et l’émancipation intellectuelle de ceux et celles que nous avons contribué à former.

La volonté de suivre et soutenir des recherches au-delà du M2 m’a conduite à déposer en juin dernier une demande d’accréditation auprès de l’École doctorale de l’ENS de Lyon. Le Conseil scientifique a accepté ma demande, et je co-encadre depuis septembre 2018, avec Alain Rabatel, une étudiante que j’avais suivie en M2 et qui souhaitait poursuivre un travail de thèse en section 12 et en section 7, Katia Darmaun,. Katia Darmaun a obtenu un contrat doctoral à l’ENS qui lui permettra de mener dans les meilleures conditions matérielles son projet de thèse (« Approche pragma-énonciative de la textualité endophasique. Altérité ; identité et rythme dans La mort de Virgile de Hermann Broch »), elle a rejoint le groupe des doctorant-es d’ICAR et notre équipe du séminaire SÉLIA.

Se trouvent ainsi réunies, au sein de SÉLIA, trois générations de « germalinguistique » lyonnaise, Marie-Hélène Pérennec, qui a formé et encadré les travaux de Marie-Laure Durand, Ida Hekmat et moi-même, enfin Katia Darmaun et Dominique Dias que j’ai eus tous deux en cours et que j’ai encadrés en M2 (et maintenant en thèse aussi, pour KD). Dominique Dias coordonne aujourd’hui avec moi la JE sur le Politiquement Correct – c’est même l’organisateur principal, puisque la JE aura lieu à Grenoble-Alpes –, et nous allons co-éditer ensemble, avec M.-L. Durand, deux numéros de revue sur ce sujet.

J’espère pouvoir encadrer et suivre d’autres linguistes débutants qui deviendront à leur tour des linguistes confirmés, qui, peut-être, à leur tour… La recherche est, aussi, transmission. Et partage de vocation. Je voudrais ici exprimer ma gratitude envers celui qui m’a fait découvrir la linguistique, Marcel Pérennec. Celui qui fut le pionnier des « mots du discours » de la langue allemande, qui a ouvert ce champ d’exploration plusieurs décennies avant que la linguistique française ne découvre l’importance des marqueurs discursifs, n’est plus aujourd’hui cité que par quelques germanistes. Insuffisants échanges entre deux traditions disciplinaires, caprices de la postérité, ou prix à payer pour un engagement passionné resté désintéressé ? Marcel Pérennec n’était pas un grand « publiant, » mais il fut un enseignant et un chercheur d’une humanité hors pair, qui a marqué, tant par son intelligence supérieure que par sa gentillesse et sa profonde modestie, tous ceux et celles qui ont eu la chance de le côtoyer.