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De Bally à l’analyse de discours énonciative

1 Personne, sujet, subjectivité 1.1 Benveniste et la corrélation de subjectivité

2. De Bally à l’analyse de discours énonciative

Le découpage de l’évolution de la linguistique énonciative peut se faire de diverses façons ; Paveau et Rosier 2005 la considèrent par exemple à l’aune de ses rapports avec l’analyse du discours26, je distingue pour ma part trois grandes étapes, en fonction du rôle échu à la personne, en prenant Benveniste pour pivot :

2.1 Approches centrifuges vs approche centripète de l’énonciation

1) Avant Benveniste, Ch. Bally, l’école de Genève et l’étude des marqueurs les plus divers de l’expressivité.

Chez Bally, la subjectivité est appréhendée comme expressivité, et étudier la parole signifie ouvrir la science du langage à l’étude des sentiments et de la sensibilité. L’inventaire des marques d’expressivité est fort hétérogène, qui inclut outre les formes verbales, les formes non-verbales des gestes et l’intonation. Pour Bally, la subjectivité est partout dans la langue parlée27.

2) Benveniste et le centrage sur « l’appareil formel de l’énonciation ».

Benveniste rompt avec cette conception extensive et associe, de manière radicale, la subjectivité à la « corrélation de subjectivité », qu’il fonde sur la notion de personne, le couple JE-TU, les « instances de discours », et qu’il oppose à la troisième personne, « le

25 Sont ainsi donnés comme entrées-renvois : sujet communicant pour émetteur, sujet destinataire pour

destinataire, sujet énonçant pour énonciateur, enfin sujet interprétant pour récepteur (Charaudeau in

Charaudeau/Maingueneau 2002 : 554-555).

26 Les auteures proposent le terme d’« analyse de discours énonciative », « ADE », une désignation qui subordonne, me semble-t-il, l’énonciation à l’analyse de discours.

27 « [Q]uand nous parlons, notre « moi » éclate de toute part ; il nous est impossible, même dans l’énoncé des concepts les plus généraux, les plus étrangers à nous-mêmes, de ne pas mettre un peu de notre personne, de notre sensibilité et de ne pas trahir, ne fût-ce que par le geste ou les modulations de la voix, la part que nous prenons aux choses que nous disons. La langue parlée n’est jamais entièrement impersonnelle, et l’élément subjectif y est partout répandu […] », (Bally 1905 : 130, je souligne).

membre non-marqué de la corrélation de personne » (Benveniste 1966 : 255). On peut ne pas être d’accord avec la conclusion qu’il tire de cette opposition, le fait qu’il assimile la troisième personne à une « non-personne »28, l’important me semble ailleurs : dans la reconnaissance du couple JE-TU comme étant le cœur de l’appareil formel de l’énonciation, dans la distinction fondamentale entre le langage comme système de signes, et le langage en tant qu’il fait l’objet d’un processus d’appropriation par un individu. (Ibid.).

3) Après Benveniste, de nouveau, l’élargissement aux marqueurs non-déictiques de la subjectivité.

On peut faire remonter ce mouvement d’élargissement à l’étude pionnière de C. Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage (1980). Est énoncé le principe, comme l’avait fait Bally pour l’expressivité, de l’omniprésence de la subjectivité : « La subjectivité langagière est partout, mais diversement modulée selon les énoncés » (1980 : 170). Depuis cet ouvrage majeur, ce principe n’a cessé d’être réaffirmé. La notion d’effacement énonciatif invalide la possibilité même de l’absence de sujet : « [T]out énoncé est un événement nécessitant un locuteur qui, quelle que soit la stratégie mise en œuvre, est inévitablement présent DANS son message (et pas seulement PAR son message). » (Vion 2004 : 99). Ce constat est le même que celui que posait depuis des décennies la narratologie avec les théories du « discours du récit ».

L’étude de l’inscription de la subjectivité s’est vue de plus en plus rapprochée de l’inscription de la modalisation, un déplacement qui culmine sans doute dans la théorie du point de vue (PDV) d’A. Rabatel. Le PDV conçu comme « actualisation modale, indépendante de l’actualisation déictique » (Rabatel 2005 : 118) achève de mettre en déliaison la notion de sujet d’avec les personnes physiques.

L’extension généralisée des notions de dialogisme et de polyphonie a contribué aussi, il me semble, à détacher l’énonciation des individus physiques. Dialogisme intersubjectif, interdiscursif, interlocutif, intralocutif : le suffixe inter- permet de distinguer de multiples formes d’actualisation de la présence de l’Autre dans le discours, un Autre qui est d’autant plus étudié qu’il ne s’incarne pas dans un TU. L’échange naturel du dialogue ne constitue plus qu’une forme de dialogisme parmi d’autres, innombrables et ininterrompues.

28 C’est le cas de Guillaume qui met, pour sa part, la troisième personne au centre du système personnel. Selon Guillaume, « la troisième personne est partout » (Guillaume 1988 [1947-48] : 183) : il y a dans chaque personne une personne délocutive, implicite et partielle pour la 1ère et la 2e personne, explicite et totale pour la 3e personne (Joly 1994). Mais les deux linguistes reconnaissent l’un comme l’autre l’importance fondamentale de la question de la personne.

2.2 L’énonciation, entre appropriation et modalisation

Je n’ai jamais vraiment suivi le troisième mouvement de l’énonciation, je n’ai cessé de privilégier la parole et le sujet physique individuel, plutôt que les discours et le sujet social. Le propre de tous les mouvements de l’analyse de discours est « [de tourner] tous autour de l’étude de production transphrastiques, orales ou écrites, dont on cherche à comprendre la

signification sociale » (Charaudeau et Maingueneau, Avant-Propos à leur Dictionnaire,

2002 : 7, je souligne), mon centrage sur l’individu physique s’inscrit donc à contre-courant de cette tendance.

L’approche centripète de Benveniste se démarque tant de celle de ces prédécesseurs de l’École de Genève que de celle de ses successeurs en analyse de discours. Face à la subjectivité comme « procès d’appropriation » de la langue par un locuteur (Benveniste 1974 : 82, italique dans le texte), portée par un nombre limité de marqueurs primitifs, on a la subjectivité comme modalisation et comme évaluation, portée par une multitude de marques secondaires, les innombrables « lieux d’inscription dans l’énoncé du sujet d’énonciation » (Kerbrat-Orecchioni in Charaudeau/Maingueneau 2002 : 553).

De la distinction entre formes primitives subjectives comme appropriation du langage et formes secondaires comme inscription, modalisation ou évaluation dans le langage découle la liaison ou la déliaison des sujets d’avec les individus physiques. Le centrage sur l’appareil déictique, s’il « ferme des pistes » et s’apparente à une forme de « réductionnisme » en ce qui concerne l’exploration des observables langagiers (Rabatel 2005 : 118), est cependant dicté par une question qui déborde les frontières de la linguistique, « le problème de la personne, de sa constitution et de sa présence » (Jacques 1979 : 33), qui est d’ordre anthropologique, phénoménologique, métaphysique, philosophique, etc.

L’ouverture aux formes secondaires et abstraites de subjectivité s’inscrit dans la logique naturelle des recherches sur l’énonciation, qui ne pouvaient que se dématérialiser et se décentrer par rapport aux sujets locutoires :

[C]’est précisément la possibilité pour le sujet (sujet de l’énonciation) de se penser comme sujet (modal) indépendamment de l’acte externe d’énonciation (de locution) qu’il s’agit d’examiner. Autrement dit, il s’agit d’analyser la subjectivité du locuteur, hors énonciation personnelle, ou encore celle d’énonciateurs internes aux énoncés du locuteur, qui ne sont pas des locuteurs de discours rapportés. (Rabatel 2005 : 118)

La question du sujet modal, par exemple le fonctionnement complexe des modalisateurs et des mots du discours, des adjectifs axiologiques ou non axiologiques, des gloses méta-énonciatives, etc., reflète un stade « plus évolué » dans l’appréhension du sujet. La question de la personne comme sujet déictique est une question naïve et primitive, qui se pose très

concrètement dès l’entrée dans le langage au tout jeune enfant (« alors aujourd’hui, c’est demain ? »), et qui ne cesse de suivre l’individu tout long de sa vie, qu’il soit linguiste ou non.

2.3 Personne et corps

La notion de personne induit autre chose, l’attachement à la matérialité et aux sens. Les sujets sont multiples et peuvent tout à fait être désincarnés, voire inanimés29, mais la personne ne peut jamais être détachée de l’humain et des corps des sujets. « La condition humaine est corporelle » (Le Breton in Mesure et Savidan 2006 : 211).

C’est l’autre fil rouge de ma recherche, mon attachement aux corps, en tant que supports matériels vivants d’entités abstraites et spirituelles, qui a commandé et commande tous mes choix théoriques. C’est lui qui m’a menée des corps des locuteurs aux corps des signes, c’est lui qui fonde aussi, je crois, ma propre éthique. « Une humanité hors corps est aussi une humanité sans sensorialité, amputée de la saveur du monde », déclare D. Le Breton (Le Breton id. : 213). C’est une affirmation à laquelle je souscris entièrement.

3. Personnes et dialogues : pour une éthique des échanges