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L'emploi antonomasique du nom

Dans le document Nom propre et roman chez Suzanne Jacob (Page 82-85)

Chapitre 2 : L'instabilité du nom

2.4 L'emploi antonomasique du nom

Le nom se révèle également instable quand il est employé dans une formulation antonomasique, ainsi définie par Nelly Flaux : « Morphologiquement et syntaxiquement, l'antonomase se caractérise comme un changement de catégorie. [...] Le Np, qui est l'équivalent d'un groupe nominal défini ou d'un pronom, fonctionne, quand il y a antonomase, comme un Nc, dont il prend toutes les caractéristiques distributionnelles — ou presque74 ». L’emploi « classique » de l'antonomase, défini par Sarah Leroy, ne correspond pas entièrement au procédé jacobien :

Un individu considéré comme représentant d'une certaine qualité [...] représente, à travers son Npr, cette qualité. [...] L'antonomase du Npr pour le Nc réalise donc "l'incarnation d'une vertu dans une figure" (Barthes, 1970 : 201), cette vertu ou cette qualité étant, dans un contexte culturel donné, la caractéristique essentielle de l'individu porteur du Npr : Don Juan est certes impie et mauvais fils, mais il est avant tout caractérisé culturellement par ses multiples conquêtes amoureuses ; sa figure, par son Npr, incarne ainsi la séduction effrénée75.

En effet, chez Suzanne Jacob, l'utilisation d’un déterminant devant un nom propre marque un effet d’insistance sur un nom qui n'a pas de connotation culturelle. Ce sont plutôt les noms des

74 Nelly Flaux, « Nouvelles remarques sur l'antonomase », dans Les noms propres : nature et détermination,

Villeneuve-d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 125.

75 Sarah Leroy, De l'identification à la catégorisation. L'antonomase du nom propre en français, Louvain /

personnages jacobiens qui deviennent momentanément des noms communs sur le plan syntaxique. D'ailleurs, le traitement antonomasique situe le locuteur par rapport à la personne dont il parle. Par exemple, dans le cinquième chapitre de La Passion selon Galatée, la narratrice introduit le personnage de Sarah, chez qui elle habite à Montréal. Lors de l’une de ses arrivées chez elle, Sarah lui fait la liste des gens qui ont appelé :

— Bonjour Gala, a dit Sarah à travers la porte de la salle de bains. Ça va ? Babey a téléphoné trois fois aujourd’hui. Tu dois absolument la rappeler. Il y a un Daniel qui a laissé un numéro où tu pouvais le rejoindre jusqu’à cinq heures. Il est trop tard. Une autre femme a téléphoné. Elle n’a voulu laisser ni son nom ni son numéro. J’ai cru reconnaître la voix de Sylvie Nord (PG, 41, je souligne).

Le fait d’ajouter le déterminant « un » devant le nom de Daniel suggère que Sarah ne le connaît absolument pas, et qu’il pourrait s’agir, pour elle, de n’importe quel homme se prénommant Daniel : elle n’a aucun référent auquel relier ce nom. De plus, le recours à un déterminant, d'ailleurs indéfini, fait passer le nom propre à la catégorie des noms communs, bien qu'il ne perde pas sa majuscule, alors que l'antonomase entraîne le plus souvent ce changement : « La chute de la majuscule semble effectivement passée dans l'usage, car on trouve une écrasante majorité de minuscules initiales76 ».

On lit aussi, dans Rouge, mère et fils : « — Un Lenny aussi a téléphoné, il te cherchait, toi. […] » (RMF, 50) / « - je n’ai jamais entendu parler d’un Lenny avant ce coup de fil, dit Rose » (RMF, 66). Rose indique, par la présence du déterminant « un » devant Lenny, qu’elle ne sait pas de qui il s’agit. Le phénomène se produit à nouveau dans La Passion selon Galatée, lors d'une analepse, Sarah connaissant par conséquent déjà Babey dans le temps de l’histoire : « Le téléphone a sonné deux heures plus tard. — Une Babey, a dit Sarah » (PG, 55). Il est plus étonnant, ici, que Sarah semble trouver le nom « Babey » tout ce qu’il y a de plus

ordinaire, car elle n’émet aucun commentaire, alors que par sa graphie et ses sonorités, Babey évoque Bébé et se présente comme un surnom. En contrepoint de ces trois exemples, l’autre femme qui a appelé n’a, au contraire de Daniel et de Babey, laissé aucune information sur elle, mais Sarah pense savoir qu’il s’agit de Sylvie Nord. D’ailleurs, il est mentionné qu’elle n’a laissé ni son nom ni son numéro de téléphone à Sarah, comme s’il y avait une équivalence de confidentialité entre les deux, comme s’ils demeuraient tous deux de l’ordre du privé. Ainsi, le nom serait perçu par Sylvie Nord comme une propriété, comme quelque chose qui lui appartient au même titre que ses coordonnées, et qu’elle ne divulgue qu’à qui elle le souhaite.

De son côté, l’utilisation du déterminant défini « la » provoque un effet complètement opposé. Lorsqu’il rencontre Emma Bovarte, Luc n’apprécie pas la discussion qu’il a avec elle et Rose, d’autant plus que cette dernière ne l’avait pas avisé qu’ils ne seraient pas seuls. Ainsi désigne-t-il Emma Bovarte par un registre populaire marquant sa dépréciation : « Je ne comprends rien, et est-ce que la Bovarte en a encore pour longtemps, il faudra que j’en fasse un chapitre ? » (RMF, 53, je souligne). Le recours au déterminant « la » a pour effet de dépersonnaliser Emma Bovarte en la dépossédant de son prénom, en traitant son nom de famille comme un nom commun. À la manière de Luc, Nathe, dans Fugueuses, a recours au même procédé lorsqu’elle parle de Christine Musse : « La Musse s’était versé un verre de vin […] » (F, 303). Ce procédé permet de supposer que Nathe n'apprécie pas particulièrement Christine Musse.

Par ailleurs, le possessif « ton » est employé par Sylvie Nord, dans La Passion selon Galatée, quand celle-ci aborde Gala en lui demandant si son mari est là, instaurant ainsi un effet de propriété de la personne, mais aussi du nom : « — Ton Baldwin n’est pas là ? » (PG, 180, je souligne). Plus encore, la construction de cette phrase suggère un détachement de

la part du locuteur, comme si en aucun cas Sylvie Nord ne voulait être liée à Baldwin, celui-ci n’étant rattaché qu’à Gala. Baldwin et Sylvie Nord sont en effet en très mauvais termes.

Chez Jacob, le procédé antonomasique se limite à l'ajout d'un déterminant, ce qui a pour effet de déposséder des personnages de leur nom, ceux-ci devenant, sur le plan syntaxique, des noms communs. Le procédé entre dans l'économie générale du roman, en marquant les sentiments que les personnages ont les uns vis à vis des autres. Or il souligne aussi le nom en le privant de son statut « propre ». Il ouvre également des typologies. Ainsi, dire « un Daniel » présuppose qu'il y en a plusieurs, le procédé antonomasique permettant de remettre ironiquement en cause l'unicité du personnage.

Dans le document Nom propre et roman chez Suzanne Jacob (Page 82-85)