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Emotion & spontanéité, ressorts d’une communication

Partie II : La BookTubeuse, une héroïne 2.0

A. Emotion & spontanéité, ressorts d’une communication

Selon Cécile de Kervasdoué, les BookTubeurs “jouent donc la carte de l’honnêteté et du naturel comme si leurs spectateurs réunis en communauté étaient une bande de copains.”89 L’objectif d’une BookTubeuse est ici de se positionner comme une amie, de créer une proximité avec sa communauté. Information confirmée par Margaud Liseuse, où selon elle, « Je trouve ça cool qu’on nous dise qu’on est un peu comme la copine qui transmet un livre, c’est un peu l’idée qu’on a envie de transmettre ». 90 Mais comment ces personnalités se positionnent-ils de cette façon ? Quels sont les rouages de leur communication pour faire émerger ces communautés ?

A.1 Une mise en scène de l’intime et de soi même

Nous pouvons noter que YouTube effectue une réelle promesse audiovisuelle : celle de la plongée dans l’intimité de la BookTubeuse.

Selon Ervin Goffman, « L’acteur doit agit de façon à donner, intentionnellement ou non, une expression de lui-même et les autres à leur tour doivent en retirer une certaine

des gens qui sont venus sur nos pages, ont trouvé ça étrange et finalement sont restés ! » - Annexes

n°1 : Interview de Margaud Liseuse, réalisée par Skype le 04 juillet 2017, p104

88 « Après j’aime aussi toucher des personnes qui ne lisent pas du tout et qui tentent l’expérience après une de mes vidéos ça c’est le summum ! » - Annexes n°2 : Interview de Moody Take a book,

réalisée par Skype le 6 juillet 2017, p121

89 DE KERVASDOUE (Cécile) - La nouvelle donne de l’édition : les BookTubers - France Culture.fr -

30/11/2016 - https://www.franceculture.fr/litterature/la-nouvelle-donne-de-ledition-les-BookTubers, consulté en ligne le 31 août 2017

impression »91. Ici les BookTubeuses de notre panel vont agir en se mettant en scène dans leur vie de tous les jours pour apparaître comme accessible, une véritable amie aux yeux des internautes.

La BookTubeuse se met en scène de par le format même de YouTube : si nous nous intéressons uniquement au nom de la chaîne, très souvent les BookTubeuses y précisent leur prénom et détaillent rapidement leur quotidien et leur vie dans la barre de description. Dans notre cas, seule Margaud Liseuse précise cette information dans le nom même de sa chaîne. Cependant, Moody Take a book et Pinupapple & Books le rappellent à plusieurs reprises dans certaines de leurs vidéos.

De plus, la vidéo permet la représentation physique de l’influenceur et de son cadre de vie. L’internaute les voit physiquement, les entend, commence à reconnaître et s’approprier peu à peu leurs intonations de voix ainsi que leurs mimiques. Les trois BookTubeuses interrogées lors de notre panel tournent chez elles, dans leur appartement ou maison. Le lieu du tournage peut différer mais il s’agit régulièrement d’un endroit devant leurs bibliothèques, où l’on peut apercevoir des éléments extérieurs comme des photographies, des animaux de compagnie… La BookTubeuse, tout au long de ces vidéos, se permet certains « glissements personnels » : elle évoque son quotidien au travail, son déménagement92 ou même sa future grossesse93. Le dévoilement a également lieu via les différents réseaux sociaux où elles détaillent en direct leurs lectures du moment ou justement leur quotidien via des tweets, posts facebook ou Instagram.

En faisant découvrir son environnement comme sa chambre ou sa bibliothèque, les livres en attente de lectures prochaines, la BookTubeuse infiltre le spectateur dans sa vie privée, dans une idée « d’entre nous ». L’abonné a une vision 360° sur le quotidien de sa YouTubeuse : elle ne devient plus uniquement prescriptrice littéraire mais amie proche dont l’on connaît les goûts, les habitudes, les journées types et les envies. Cette relation de proximité fondée sur le dévoilement et le sentiment d’exclusivité est un des rouages principaux de la relation entre la BookTubeuse et sa communauté.

91 GOFFMAN (Erving) – La mise en scène de la vie quotidienne – Paris - Les Editions de Minuit –

1973 – p12

92 « Update lecture d’Avril : des flammes et des femmes » – Pinupapple & Books – Vidéo publiée le 17

avril 2017 - https://www.YouTube.com/watch?v=hssUV0hloo0&t=485s, consultée en ligne le 31 août 2017

Les abonnés apprennent à les connaître de plus en plus intimement et les commentaires peuvent porter sur cette rupture du virtuel et ne s’intéresser qu’à certains aspects de la vie privée de l’influenceuse.

Prenons le cas de la vidéo « Routine de Lecture » de Margaud Liseuse : plongée dans l’intimité de la BookTubeuse, celle-ci nous détaille sa routine automnale où on la voit déambuler en pyjama hors du cadre habituel de ses vidéos, soit sa bibliothèque. L’abonné la suit donc depuis son réveil jusqu’à la cuisine pour la préparation de son thé et son installation pour sa routine de lecture dans sa bibliothèque.

Elle donne des précisions sur son rythme, l’heure à laquelle elle se lève, le choix de son thé… Des indications personnelles, certes, mais qui ont pour objectif de s’articuler autour du meilleur moment lecture à passer pour débuter sa journée. Tout au long de la vidéo, elle évoquera également sa future maternité mais de manière épisodique, afin de préciser que sa routine de lecture sera amenée à évoluer. Or, les commentaires ne rebondissent pas sur cette habitude et les livres que l’on peut voir à l’écran mais sur la grossesse de Margaud, bien plus visible à l’écran lors de cette routine de lecture qu’à l’ordinaire.94

Cette plongée dans l’intimité s’effectue aussi par un processus d’identification : selon les BookTubeuses interrogées, leurs statistiques leur confirment, avec plus ou moins de précision, une ressemblance ethnographique entre elles et leurs abonnés : « mes abonnés sont des jeunes femmes, entre 18 et 24 ans, qui viennent de France »95 « Si je regarde mes stats je touche un public féminin entre 13 et 34 ans. Donc je ne pourrais pas te cibler quelqu’un de spécifique hormis que ce sera à 80% une femme. »96 ou encore « Selon moi, c’est davantage une femme entre 20-30 ans »97.

Public majoritairement féminin, nous pouvons expliquer ce phénomène en formulant l’hypothèse que les abonnés se projettent « visuellement » sur la BookTubeuse. Cette dernière éveille la sympathie et crée l’attachement, elle se positionne en tant qu’égal pour susciter une identification. Elles sont comme leurs abonnés, ou tout du moins, est-ce l’objectif de leur discours : il n’y a pas d’argument d’autorité et aucune personne n’est mise à l’écart. Personnes dites privées en public, elles utilisent le dévoilement, certes contrôlé, mais dévoilement tout de même comme ressort de communication et de transmission, avec une mise en scène de leur intimité.

94Annexes n°1 : Commentaires issus de la vidéo de Margaud Liseuse, « Routine de Lecture », p100

95 Annexes n°1 : Interview de Margaud Liseuse, réalisée par Skype le 04 juillet 2017, p103 96 Annexes n°2 : Interview de Moody Take a book, réalisée par Skype le 6 juillet 2017, p120 97 Annexes n°3 : Interview de Pinupapple & Books, réalisée par téléphone le 8 juillet 2017, p144

A.2) Un conseil basé sur le registre de l’émotion et la spontanéité

Certaines BookTubeuses développent leurs prescriptions littéraires avec un système de notation ou d’évaluation, comme le cas de Pinupapple qui, à la fin de chaque vidéo, attribue une note sur dix au livre lu, tout en justifiant son choix. Cependant, ce conseil se développe par une plongée dans l’intimité qui s’effectue par le registre de l’émotion, très largement employée par les BookTubeuses. Elles se basent sur leur ressenti pour détailler tel ou tel livre.

Nous avons vu et expliqué que la prescription littéraire permettait cette plongée dans l’intime : les BookTubeuses appliquent ce concept et en sur-jouent même pour séduire et fidéliser cette communauté. Véritable monologue cathartique face à la caméra, elles détaillent leurs émotions avec précision en évoquant un « réel besoin » de partager leurs avis. Le choix d’un champ lexical fort, les intonations de voix, les gestuelles : tous les éléments sont présents pour démontrer avec véracité et spontanéité les émotions ressenties.

Nous avons analysé neuf vidéos, trois de chaque BookTubeuse, afin d’appuyer et étayer notre propos, toutes qualifiées d’ « Update Lecture ». Ces vidéos visent à rendre compte à leur communauté de leur ressenti concernant les ouvrages, à un moment où elles se positionnent en figure de conseil.

En analysant ce corpus98, nous avons remarqué que sur neuf vidéos, la totalité dépasse 45 coupures vidéos pour une durée totale de vidéo entre 09 :01 et 16 :11. Toutes ces mêmes vidéos utilisent un champ lexical fort relié directement aux émotions et où à deux reprises, des BookTubeuses évoquent leur vie privée de manière discrète pour justifier un tel ressenti.

En dévoilant ses émotions par les différents moyens expliqués ci-dessus, la BookTubeuse s’inscrit encore dans une démarche de dévoilement mais également de mise en scène. Elle joue la lectrice émue, heureuse ou déçue, elle se positionne comme une amie qui recommande à des copines un ouvrage via des mimiques, expressions et champs lexicaux. Et cette prise de partie est justifiée pour séduire une génération connectée.

Comme l’explique Sylvie Octobre, ce mode de communication est propre aux internautes et plus particulièrement à cette génération digitale : « Cette question de l’émotion est liée à l’émergence du registre de l’expressivité et à sa domination, au moins symbolique, dans certains registres des loisirs notamment numériques. L’ère de l’information, économie affective qui se fonde sur l’émotion plus que sur l’analyse et la compréhension dans les processus de décision comportementaux, est fort différente de l’économie du savoir, qui met

l’accent sur les dimensions cognitives de l’expérience vécue. (…) Par ce processus d’attraction émotionnelle, le spectateur va aimer la mise en série, la personnalisation de l’œuvre et la mise en avant de la vie de l’artiste ; (…) les échanges de contenus entre amateurs sont placés sous le registre de la conversation et de l’authenticité. »99

Ici, selon notre réflexion, la norme n’est autre qu’une mise en scène émotionnelle afin de jouer sur le processus de transmission. La BookTubeuse joue sur le dévoilement de soi et sur le registre de l’émotion via des conseils appuyés, faisant écho à son intimité et son ressenti. Son attitude permettrait l’émergence dans ses abonnés de notre communauté, celle des 15-24 ans, car elle utilise précisément le rouage de l’émotion, qui les séduit, en tant que génération familiarisée à la culture numérique.