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Elève spectateur d’œuvres cinématographiques et théâtrales : fonction

CHAPITRE 2 CADRE THEORIQUE

2.3. Pour un apprentissage incorporé et sensoriel des langues cultures : vers

2.3.1. Elève spectateur d’œuvres cinématographiques et théâtrales : fonction

Les recherches menées par J. Aden ont mis en exergue l’impact positif d’une pédagogie fondée sur l’essence même de l’interaction, à savoir un échange émotionnel et sensoriel. La pédagogie qu’elle défend vise à rétablir des liens entre les langues et le vécu des élèves :

Alors que les langues sont profondément ancrées dans l’inconscient phénoménologiques de nos identités, alors q u’elles constituent la partie visible et partageable de notre vie intérieure, elles sont enseignées comme des mécanismes superficiels à l’aide de « boîte à outils » fonctionnelles dans lesquelles un mot, une structure équivaudraient à d’autres. Les didactiques des langues ont forgé des méthodologies et des approches en s’appuyant sur l’aspect fonctionnel du verbal (approche communicative), sur la conscientisation et la comparaison des phénomènes linguistiques (approche énonciative cognitive) et sur l’action sociale (approche actancielle). Pour ma part, je propose une pédagogie des langues dans ce qui fonde l’interaction : l’échange émotionnel et sensoriel. Apprendre une nouvelle langue dans le désir de la rencontre de soi au travers de la rencontre de l’autre, là où le sens émerge en deçà des mots, là où le corps sait des choses que la pensée ne sait pas encore (Lecoq, 1997) (Aden, 2013,

p.3).

L’espace proposé par cette pédagogie offre aux élèves la possibilité de parler d’eux, des relations qu’ils entretiennent avec les autres et de leur relation à leur environnement. Les élèves doivent pouvoir ancrer leurs propres questions dans leurs expériences, leurs désirs et dans la projection de l’action. Des projets

qui correspondent aux questions des élèves font éme rger une parole qui fait sens et qui devient un acte de reliance entre ce qu’ils sont et leur inscription au sein de la matrice sociale.

Dans le cadre des scénarios que nous défendons, nous avons opté pour un échange émotionnel et sensoriel où l’élève est dans un premier temps spectateur d’œuvres filmiques et théâtrales puis dans un second temps, acteur d’œuvres théâtrales.

La représentation de l’autre et la représentation de soi sont indissociables et soulèvent la question de la prise en compte du subj ectif et des émotions dans l’apprentissage. J. Aden s’est intéressée à ces deux représentations au travers d’œuvres cinématographiques (2004, 2005) et théâtrales (2008, 2009) auxquelles elle a attribué une fonction médiatrice de la relation à l’autre qu i se manifeste par des processus d’identification vus à travers les expériences singulières et les visions du monde des élèves :

L’utilisation des œuvres comme médiatrices de la relation à l’autre introduisait une dimension imaginaire complexe puisqu’ell e reposait sur des phénomènes d’identification avec les personnages de fiction que les élèves appréhendaient à l’aune de leurs expériences et représentations personnelles. En tant que récepteurs des œuvres, soient ils entraient en « sympathie avec l’un des personnages dans une expérience émotionnelle, ce qui a pour conséquence de réduire la distance entre soi et l’autre, soit ils prenaient un point de vue externe, détaché, pour expliquer les intentions et choix des personnages, ce qui correspondait plus à u ne simulation mentale du point de vue des autres (Aden, 2010, p. 25).

L’identification désigne le fait de se reconnaître dans une caractéristique, ou une personne extérieure à soi et suscite une réaction, la sympathie lorsque l’on est touché par des sentiments ou des émotions. La sympathie, c’est sentir avec l’autre :

La sympathie, comme son étymologie l’indique, suppose que nous prenions part à l’émotion éprouvée par autrui, que nous partagions sa souffrance ou plus généralement son expérience affective. La sympathie met en jeu des fins altruistes et suppose l’établissement d’un lien affectif avec celui qui en est l’objet. L’empathie en revanche est un jeu de l’imagination qui vise à la

compréhension d’autrui et non à l’établissement de liens affectifs (Pacherie,

2004, p.150).

Selon, E. Pacherie, il existe différents degrés de l’empathie :

 Le premier degré de l’empathie consiste à comprendre quelle est l’émotion éprouvée par autrui en s’appuyant sur certains indices comme les expressions faciales et vocales.

 Le deuxième degré de l’empathie consiste à identifier une émotion éprouvée par autrui mais aussi être capable d’en comprendre l’objet.

 Le troisième degré consiste à détecter les intentions d’autrui à partir de ses actions. Enfin troisièmement, le potentiel motivationnel d’autrui – ses désirs et ses préférences- n’est pas toujours manifeste et n’est pas forcément le nôtre. Ce qui m’attriste peut réjouir autrui ; ce qui provoque ma colère le laisser indifférent (idem.).

Alain Berthoz (2004) propose une définition qui s’appuie sur des travaux empiriques menés dans les sciences du comportement et du cerveau. L’empathie est la capacité à se mettre à la place de l’autre pour comprendre ses sentiments et ses émotions. C’est également la capacité à reconnaître qu’autrui nous est semblable sans confusion entre nous-mêmes et lui. Il y a donc une distinction entre soi et l’autre. L’empathie présente deux composantes : une composante de résonance motrice qui est un déclenchement automatique et une deuxième composante qui consiste en une prise de perspective subjective de l’autre qui est plus contrôlée et intentionnelle

La résonance émotionnelle n’est pas forcément synonyme de compréhension. L’empathie peut être déclenchée de plusieurs manières : lorsque l’on est témoin de la situation de l’autre personne ou bien en se mettant plus ou moins volontairement à sa place. Dans les deux situations, celui qui éprouve de l’empathie doit être conscient que les émotions sont dues à un processus vicariant et que son sentiment est plus ou moins similaire mais pas identique. Il s’agit d’une simulation mentale de la perspective subjective d’autrui. L’empathie est une

capacité propre à la nature humaine, seuls les humains ont la capacité de prendre la perspective subjective d’autrui. Il s’agit d’une disposition qui se développe au cours du développement de l’individu.

J. Decety (2004) définit l’empathie comme la capacité à se mettre à la place de l’autre pour comprendre ses sentiments et ses émotions. Selon lui l’empathie est une capacité propre à la nature humaine reposant sur des systèmes neurologiques. Il s’agit d’une réponse affective déclenchée par l’état émotionnel d’une personne mais elle nécessite une reconnaissance et une compréhension des états mentaux de cette personne. Il émet l’hypothèse que l’empathie est une simulation mentale d’autrui innée. Cette disposition est innée parce que le propre de l’homme est justement d’être attiré par les autres. Chez l’homme, elle se développe de façon singulière conjointement à d’autres mécanismes cognitifs et neurologiques jusqu’à servir de base au sens moral et aux comportements altruistes.

Pour créer de l’empathie, deux composants fondamentales interagissent : une composante de résonance motrice (déclenchement non contrôlable et n on intentionnel) et la prise de perspective subjective de l’autre qui est plus contrôlée et intentionnelle. Les mécanismes de traitement de l’information émotionnelle ont une fonction régulatrice dans la vie de groupe et sous -tendent un ensemble de circuits neuronaux qui appartiennent au système limbique. Il s’agit de circuits reliant l’amygdale au cortex temporal, au cortex cingulaire et au cortex orbifrontal. Les neurosciences permettent d’identifier les réseaux neuronaux impliqués dans les représentations partagées. Le même réseau neuronal s’active lorsque nous avons l’intention d’agir, lorsque nous pensons agir et lorsque nous regardons d’autres personnes agir (résonance motrice). La présence de résonance motrice n’implique pas nécessairement une résonance émotionnelle. L’empathie présente deux composantes primaires :

 Une réponse affective envers autrui qui implique parfois un partage de son état émotionnel

 Une capacité cognitive de prendre la perspective subjective de l’autre personne.

Même si, le partage d’émotions permet de savoir qu’autrui est comme soi - même, un des aspects essentiels de l’empathie est la distinction entre soi et autrui.

Le rôle du cortex pariétal inférieur permet de faire cette distinction. Par conséquent, adopter la perspective d’autrui, implique l’inhibition partielle de sa propre perspective.

La capacité cognitive est une composante qu’il appelle aussi flexibilité mentale qui met en jeu ses propre représentations ou interprétations qui naissent des interactions que l’individu entretient avec son environnement physique et social.

L’empathie étant une capacité à développer qui favorise « l’être ensemble », il convient de se poser la question de ce qui renforce l’empathie. J. Decety met en avant le rôle du langage :

L’empathie est la base sur laquelle se développent les émotions morales (telles que la culpabilité et les remords). Le langage a décuplé les avantages adaptatifs que procure l’empathie, permettant par exemple, de comprendre plus précisément autrui, de s’identifier à lui, de créer un sens de communauté au sein d’un groupe. Nous savons combien les mots peuvent soigner, ou au contraire, blesser autrui. Le langage nous permet de partager efficacement nos émotions avec les autres, car il agit à distance et véhicule les émotions par son contenu sémantique et par sa prosodie. Le langage est aussi un moyen puissant de régulation de nos propres émotions et celles des autres (2011, p.29).

Par conséquent, l’empathie joue un rôle crucial dans l’intériorisation des normes sociales :

Les normes sociales nous sont révélées par les attitudes d’approbation ou de désapprobation d’autrui envers notre conduite. Il faut donc que nous soyons sensibles à l’émotion éprouvée par autrui et au fait que nous sommes l’objet de cette émotion (…) C’est donc aussi un instrument de connaissance des émotions d’autrui, c’est aussi un instrument de construction de soi en tant qu’être social pris dans un réseau de normes (Pacherie, 2004, p. 181).

Cependant, si certains adolescents manifestent des difficu ltés à intérioriser ces normes sociales et semblent manquer d’empathie pour leurs semblables, c’est précisément parce qu’ils ne s’aiment pas, n’ont pas confiance en eux et ne se

perçoivent pas comme un être social, peut -être parce que la société elle-même ne leur donne pas la possibilité d’une construction de soi en tant qu’être social :

Avoir de l’empathie pour soi « signifie être capable de s’écouter de s’aimer et de se prêter attention. A l’inverse manquer d’empathie pour soi veut dire ne pas s’aimer, ne pas s’écouter, ne pas se faire confiance (Tisseron, 2010,

p.72).

Selon S. Tisseron, il existe quatre dimensions de l’empathie qui sont complémentaires :

1)

La capacité de ressentir les émotions d’autrui qui nous « permet d’être affecté par nos semblables ».

2)

La possibilité d’avoir une représentation de ses contenus mentaux qui correspond « à l’empathie cognitive » qui est extrêmement utile car elle permet de déchiffrer la signification de nombreuses situations sociales en comprenant la manière dont chacun s’y situe. Si elle existe en même temps que la précédente, elle la nuance et l’enrichit.

3)

La tendance à se transposer en imagination dans différents personnages réels ou fictifs constitue la troisième dimension de l’empathie. A la différence de la prise de prise de perspective assurée par l’empathie cognitive ; il ne s’agit pas de comprendre la complexité d’une situation dans laquelle d’autres protagonistes peuvent réagir différemment de soi, mais de s’identifier totalement à eux. Il ne s’agit pourtant pas non plus d’empathie relationnelle au sens d’une mise en résonance émotionnelle avec les éprouvés de l’autre, c’est même exactement le contraire : ici l’empathie pour l’autre consiste à projeter ses propres émotions sur lui.

Lors des ateliers d’écriture, les élèves imaginent des personnages qui interagissent. Progressivement, en travaillant avec le comédien, ils « entrent » en empathie avec les personnages au travers d’une exploration émotionnelle et fictionnelle. Le concept d’émotions fictionnelles est emprunté à P. Ludwig,

philosophe. Selon lui, en stimulant par l’imagination la vie de personnages qui n’existent pas, notre connaissance des comportements humains s’enrichit :

(…) les meilleurs œuvres d’art de fiction nous apportent des connaissances très précieuses sur nous-mêmes, puisqu’elles nous apprennent comment nous réagirions émotionnellement à telle ou telle sorte de situation que nous ne vivrons pas réellement, et du coup, nous permettent de mieux comprendre nos préférences et nos motivations, sou vent inconscientes

(idem, 2011, p.66).

A travers les émotions fictionnelles, les élèves négocient également à partir de jugements de valeurs :

Les émotions que les fictions suscitent en nous sont souvent accompagné es de jugements ; c’est parce que nous condamnons son comportement que nous éprouvons de la colère envers Iago, et l’on pourrait difficilement dissocier ce sentiment de colère du jugement de valeur qui l’accompagne

(idem, p.62).

Les élèves-spectateurs portent des jugements de valeurs en foncti on des émotions ressenties. Au travers de ces jugements de valeurs, ils négocient ensemble la façon dont les acteurs interagissent et ce qui peut faire obstacle à l’interaction. En partant d’œuvres fictives, ils discutent les intentions et les actes des pe rsonnages et proposent en cas de conflit une réécriture des intentions et des actes et créent des espaces de partages possibles entre les personnages. Ainsi, en partant d’émotions fictionnelles, ils tissent des liens entre le fictif et le réel en se projetant dans le monde fictionnel proposé par le cinéaste et en imaginant d’autres réactions possibles qui modifieraient ces émotions fictionnelles défavorables en cas de désaccord. Nous pouvons supposer que ces échanges sur les autres possibilités non explorées par les acteurs enrichissent le comportement humain parce que précisément d’autres actions sont envisagées au cours des échanges.

En travaillant à partir d’émotions fictionnelles, les élèves perçoivent et évaluent des émotions, les leurs dans un premie r temps, à partir de ce qu’ils ressentent puis ils s’en détachent afin de mieux se représenter les états émotionnels des autres et ensuite en interprétant certaines scènes qui auraient pu faire changer

le cours de l’histoire, ils investissent d’autres émotions « plus modératrices », ce qui leur permet de tisser les liens entre les émotions et les actions qui seront plus ou moins influencées par l’état émotionnel dans lequel les individus se situent.

Une première approche en tant qu’élève-spectateur permet de travailler les différentes habilités émotionnelles proposées par J.D. Mayer et P. Salovey (1995) qui ont proposé l’échelle d’habilités émotionnelles suivante :

1. Percevoir, évaluer et exprimer des émotions a) Identifier ses états émotionnels

b) Identifier ceux des autres c) Exprimer ses émotions

d) Distinguer les différents types d’émotions

2. Utiliser l’émotion pour faciliter la pensée

e) Se représenter les états émotionnels des autres

f) Imaginer les émotions ressenties par les personnages dans un lieu ou un film

g) Repérer que notre humeur change la perception que nous avons de l’environnement

h) Repérer que l’état émotionnel est lié au raisonnement et à la créativité

3. Analyser et utiliser des connaissances émotionnelles

i) Repérer la complexité des situations (qui peut -être contradictoires) j) Repérer les situations qui produisent des émotions

k) Repérer les phases de transitions entre deux émotions

4. Gérer des émotions

l) Tolérer ses émotions et celles des autres m) Contrôler la manifestation des émotions

n) Se détacher des émotions non utiles à la situation

Daniel Goleman, psychologue et journaliste scientifique a découvert les travaux de Salovey et Mayer dans les années 1990. Inspiré par leurs conclusions, il a commencé ses propres recherches dans ce domaine qui ont abouti à l’écriture d’Emotional Intelligence (1995). Il s’est également inspiré des travaux d’Howard Gardner (1993) et il a développé un modèle dont voici les quatre concepts principaux :

1. Le premier, la conscience de soi, est la capacité à comprendre ses émotions, à

reconnaître leur influence à les utiliser pour guider nos décisions.

2. Le deuxième concept, la maîtrise de soi, consiste à maîtriser ses émotions et

impulsions et à s’adapter à l’évolution de la situation.

3. Le troisième concept, celui de la conscience sociale, englobe la capacité à

détecter et à comprendre les émotions d’autrui et à y réagir.

4. Enfin, la gestion des relations, qui est le quatrième concept, correspond à la

capacité à inspirer et à influencer les autres tout en favorisant leur développement et à gérer les conflits (Goleman, 1998).

Goleman s’appuie sur deux des formes d’intelligences mises au jour par Gardner : l’intelligence interpersonnelle et intrapersonnelle que ce dernier défin it ainsi :

L’intelligence interpersonnelle est bâtie sur une capacité centrale à repérer ce qui distingue les individus, et en particulier les différences d’humeur, de tempérament, de motivation et d’intention. Dans ses formes les plus élaborées, cette intelligence permet à un adulte compétent de déceler les projets et les désirs de l’autre, même s’ils sont dissimulés(…) L’intelligence intrapersonnelle – la connaissance introspective de soi : le sentiment d’être vivant, l’expérience de ses émotions, la capacité à les différencier, puis à les nommer, à en tirer des ressources pour en comprendre et orienter son comportement (Gardner, 1993, p.46).

Comme le déplore Gardner, l’école n’encourage essentiellement que deux formes d’intelligence, l’intelligence logico-mathématique et langagière. Dans les scénarios que nous avons mis en place, nous avons pris en compte les autres formes d’intelligence, notamment les intelligences émotionnelles et kinesthésiques au travers des arts de la scène.

Développer l’intelligence kinesthésique chez les adolescents représente un défi à ce moment particulier de leur développement où s’opèrent des modifications majeures dans la transformation liée à la puberté. Sabrina, une des élèves de la classe, refusait de danser exprimant son malaise de sentir son corps grandir trop vite32. Le dialogue avec les élèves m’a, au fil du temps, appris à constamment adapter les scénarios afin de respecter la singularité de chaque adolescent. Il ne s’agissait pas, dans le cas décrit ci-dessus, de « forcer » cette élève à danser en lui disant que cela l’aiderait à assumer son corps. Suite à une discussion avec elle, nous avons décidé qu’elle aiderait les autres à exprimer les émotions avec des mots tant qu’elle ne se sentait pas prête à danser devant un public. Ainsi, avons-nous combiné les activités dans nos scénarios afin que les élèves puissent s’y engager en ayant le choix des formes d’intelligence à mettre au service du projet de groupe.

Cependant, pour aller plus loin dans le développement des capacités empathiques, un rôle unique de spectateur s’avère insuffisant. En tant que récepteurs les élèves interprètent la vision du monde de l’autre avec comme point d’ancrage leurs propres expériences et interprétations du monde dans lequel ils vivent. Progressivement, ils quittent cet ancrage pour comprendre celui de l’autre à travers l’endossement d’une identité fictive, un rôle d’acteur au sein d’un projet collectif, où les élèves explorent à travers le corps des univers émotionnels qui permettent de favoriser le décentrage, capacité indispensable à l’empathie.

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