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S ECTION 4 : L’orientation de l’étude

145. C’est cette ambiguïté que la présente étendue entend notamment interroger en analysant les conditions dans lesquelles l’action collective des groupements privés est appréhendée et encadrée en droit public français. Plus précisément, elle entend répondre à la question suivante :

146. Comment la dynamique de l’action collective des groupements privés a pu, en dépit de cette méfiance traditionnelle du jurislateur à son égard et que la montée des singularités peut venir aujourd’hui accentuer, se déployer en droit public français et même connaître un nouvel élan à partir 2014 ?

147. Les réponses apportées à une telle problématique présentent alors un intérêt pratique comme théorique. En effet, il y a, d’une part, un intérêt évidemment pratique à s’interroger sur le sens, c’est-à-dire la raison d’être et l’utilité, du développement de différentes formes d’actions collectives et notamment de celles qui sont apparues à partir de 2014. L’utilité de ces dernières actions doit s’apprécier notamment à l’aune de celles dont disposaient déjà les groupements privés pour intervenir dans des

408 V. ainsi, Jean-Pierre MARGUENAUD, « La Cour européenne des droits de l’homme et les droits revendiqués au profit des minorités », in Norbert ROULAND (dir.), Le droit à la différence, Aix-en-Provence, PUAM, 2002, p. 205 ; Jean RIVERO, Les libertés publiques (tome 1 : les droits de l’homme), Paris, PUF, 8e édition, 1997, p. 80.

409 L’auteure, qui analyse aussi les mutations qu’a pu connaître le droit public français - c’est-à-dire pour elle le droit régissant les rapports entre l’État et les particuliers - depuis les années 1980, relevait d’ailleurs en conclusion « une multiplication étonnante de droits spécifiques réservés à certaines catégories, plus ou moins fermées, de la population, allant parfois même jusqu’à une véritable individualisation des règles de droit adaptées à la singularité de chaque situation ; l’équité, entendue de manière large comme la particularisation des réponses juridiques, a aujourd’hui pénétré le droit public » (Olivia BUI-XUAN, thèse.précit., p. 509). Elle ajoutait plus loin qu’« en injectant du concret au sein même du droit public, les pouvoirs publics cherchent en premier lieu à respecter les individus et non les groupes. À travers ces différentes mutations qui ont pour trait commun une superposition d’un universalisme concret à l’universalisme républicain traditionnel, c’est cependant une autre idée de la nation qui est en train de poindre, une nation constituée d’individus enchâssés dans une histoire, dans des communautés, des individus considérés avec leurs handicaps, avec leurs particularités ; des individus qui n’ont pas les mêmes demandes, qui n’ont pas les mêmes attentes et auxquels le droit public français, en vertu d’un principe d’équité, doit offrir des réponses spécifiques » (Olivia BUI-XUAN, thèse.précit., p. 515).

108 rapports de droit public, ce qui implique de les présenter, de montrer leurs limites éventuelles et d’apprécier alors dans quelle mesure ces nouvelles actions collectives ont permis de les dépasser. Il y a, d’autre part, un intérêt plus théorique puisqu’il s’agit aussi de voir si le jurislateur français a entendu, avec la promotion de ces actions collectives, améliorer la qualité de la protection juridictionnelle à laquelle ont droit les individus appartenant aux groupe défendus par des groupements ou bien seulement gérer la quantité de requêtes individuelles que pourraient provoquer la mise en œuvre séparée de cette protection juridictionnelle, quitte alors à négliger la singularité de la situation personnelle de chacun de ces bénéficiaires de droits ou de libertés.

148. Dans la mesure où les actions de groupe et l’action en reconnaissance de droits individuels apparaissent comme un tournant ou, tout du moins, comme une étape supplémentaire dans le développement de l’action collective des groupements privés en droit français, il faut, pour avoir une vision d’ensemble de cette dynamique, comprendre ses ressorts et son sens, étudier le cadre dans lequel les actions collectives étaient enserrées avant 2014, puis les conditions dans lesquelles les nouvelles formes d’actions collectives sont parvenues à s’y insérer. C’est cette démarche, en partie chronologique, qui permet, à partir d’un amoncellement de strates de textes formellement disparates et de jurisprudences émanant de juridictions différentes, de dégager les lignes de force de ce qui pourrait être le cadre général de l’action collective en droit public français.

149. Après analyse, et c’est la thèse qui sera défendue ici, il apparaît que si l’action collective des groupements privés est promue par le jurislateur français, ce n’est pas seulement parce qu’elle lui est parfois imposée, mais aussi parce qu’elle présente pour lui une utilité et qu’il peut l’instrumentaliser. En effet, bien qu’elle soit toujours perçue comme une anomalie, voire parfois un danger, l’action collective des groupements privés se voit reconnaître une vertu correctrice et elle peut aujourd’hui tirer parti de son ambivalence, c’est-à-dire de se développer tant en soutien de la montée des singularités dans les rapports de droit public qu’en réaction à celle-ci. Comme le confirme le cas des actions de groupe et de l’action en reconnaissance de droits, l’action collective de ces requérants apparaît, pour le jurislateur, comme un moyen qui permet de contenir la montée des singularités et d’éviter ses inconvénients sans pour autant donner l’impression de remettre en cause le primat accordé aux intérêts personnels dans les rapports de droit public.

150. En étudiant l’encadrement des différentes actions collectives qui étaient à la disposition des groupements privés avant 2014, il apparaît que si la montée des singularités ou, plus généralement, le primat accordé aux intérêts personnels constitue bien l’un des freins au développement de l’action collective, en ce qu’ils conduit à la regarder comme une anomalie et impose même au jurislateur de restreindre les conditions d’accès au juge des groupements dans certaines circonstances, elle est aussi l’un des moteurs de cette dynamique. En effet, l’action collective n’a pas seulement été perçue par le jurislateur comme un instrument - potentiellement subversif - à la disposition des groupements pour défendre les intérêts collectifs visés par leur statut. Il a aussi vu dans son développement un moyen de remédier aussi

109 bien aux défaillances qui peuvent apparaître au niveau de la protection des intérêts collectifs comme personnels qu’aux dysfonctionnements que peut provoquer la mise en œuvre de la protection juridictionnelle des intérêts personnels. L’essor de l’action collective en droit public français se révèle ainsi être une dynamique sous contrôle (PREMIERE PARTIE).

151. De ce point de vue, les nouvelles actions collectives mises en place à partir 2014, même si elles permettent de combler les angles morts que créait le primat accordé aux intérêts personnels - ce qui est sans doute là leur seule utilité - et qu’elles ont conduit à bousculer quelque peu l’interprétation du cadre supra-législatif de l’action collective, ne représentent pas vraiment une rupture. Elles tendent à confirmer cette tendance à l’instrumentalisation de l’action collective par le jurislateur puisque leur organisation montre qu’elles sont avant tout conçues comme un moyen - d’ailleurs parfois inadéquat - de satisfaire aux impératifs managériaux pesant sur le fonctionnement des juridictions et que la pression exercée par montée des singularités dans les rapports de droit public vient mettre à l’épreuve. L’essor de ces nouvelles actions collectives depuis 2014 représente donc, tout au plus, une pérennisation et une accélération de la dynamique précédemment observée (SECONDE PARTIE).

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111 PREMIERE PARTIE : L’essor de l’action collective des groupements privés en droit public

français : une dynamique sous contrôle

152. En délimitant les contours du cadre des différentes actions collectives qui existaient déjà en droit public français avant 2014, il ne s’agit pas seulement de décrire les fondements et les limites de ces actions. Il s’agit aussi, et surtout, de saisir et de comprendre quels sont les moteurs et les freins de cette dynamique que constitue le développement de telles actions. L’étude des fondements de ces actions collectives montre ainsi que c’est en raison de leurs vertus correctrices qu’elles se sont progressivement imposées comme une nécessité, voire une obligation, au jurislateur français, et ce, en dépit de leurs effets subversifs et de l’anomalie qu’elles peuvent représenter au regard de la promotion du modèle individualiste de l’action en justice et de la montée des singularités (Titre 1). Le développement de ces actions est toutefois demeuré contenu. Elles se sont heurtées, et se heurtent d’ailleurs toujours, à des limites qui, s’imposant d’ailleurs pour certaines d’entre elles au législateur et aux juridictions françaises, montrent bien que les craintes que pouvait susciter l’activité contentieuse des groupements privés défendant des intérêts collectifs n’ont pas complètement disparu en droit public français (Titre 2).

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113 TITRE I : L’utilité d’une action atypique pour le jurislateur français

153. Avant de présenter les « fondements » des actions collectives qui étaient à la disposition des groupements avant 2014, il convient d’apporter quelques précisions d’ordre terminologique et conceptuel compte tenu du caractère hautement polysémique de ce terme410. Pour y voir un peu plus clair et mieux cerner l’objet d’étude, il est possible de s’aider ici de la distinction que Charles Eisenmann faisait entre le fondement médiat et le fondement immédiat dans son étude portant sur les fondements de la responsabilité administrative411. Néanmoins, les contours de ce fondement immédiat ne sont pas toujours très nets dans ses écrits et semblent désigner tantôt la règle en application de laquelle la personne responsable doit s’acquitter d’une obligation de réparation tantôt les conditions d’application ainsi que l’ont montré MM. Michel Borgetto412 ou encore Benoît Camguilhem413.

154. En suivant la démarche que ce dernier auteur retient dans sa thèse sur les fondements de la responsabilité sans faute en droit administratif, il est envisageable d’assumer la polysémie du terme

« fondement » et de faire le départ entre plusieurs niveaux d’analyse. Il faut ainsi distinguer, d’une part, la règle elle-même, c’est-à-dire le fondement qu’il convient de qualifier de juridique et qui ne saurait être confondu avec ses conditions d’application, et, d’autre part, ce qui justifie l’existence de cette règle et peut alors être qualifié de fondement non-juridique414. Ainsi, pour rendre compte des fondements de l’action juridictionnelle permettant aux groupements privés d’intervenir dans des rapports de droit public pour défendre un intérêt collectif, il convient de bien distinguer, d’une part, la norme ou les normes en application de laquelle ou desquelles les groupements privés peuvent saisir le juge administratif ou judiciaire d’une requête correspondant à une action collective (Chapitre 1), des raisons susceptibles de justifier l’édiction ou l’application desdites normes qui semblent parfois conférer aux groupements privés, ou tout du moins certains d’entre eux, un rôle de requérants privilégiés (Chapitre 2).

410 V. Benoît CAMGUILHEM, Recherche sur les fondements de la responsabilité sans faute en droit administratif , Paris, Dalloz, coll.

Nouvelle Bibliothèque des Thèses, vol. 132, 2014, n° 30, p. 33 et s.

411 Charles EISENMANN, « Sur le degré d'originalité du régime de la responsabilité extra-contractuelle des personnes (collectivités) publiques », JCP, 1949, I, 751.

412 Michel BORGETTO, La notion de fraternité en droit public français : le passé, le présent et l'avenir de la solidarité, Paris, LGDJ, coll.

Bibliothèque de droit public, 1993, p. 467.

413 Benoît CAMGUILHEM, thèse.précit., n° 41-46, p. 40-45.

414 Benoît CAMGUILHEM, thèse.précit., n° 51, p. 48.

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115 CHAPITRE 1 : L’action collective des groupements privés : une action en justice atypique

155. Il n’est pas possible de trouver un fondement juridique unique à l’action des groupements privés défendant des intérêts collectifs contrairement à ce que pourrait suggérer l’emploi de la notion de représentation pour la décrire, et ce, quel que soit le sens dans lequel cette notion est employée (Section 1). Il existe donc une pluralité de fondements juridiques dont l’étude montre d’ailleurs que l’action collective des groupements tend à s’émanciper quelque peu de l’emprise du législateur, y compris devant les juridictions judiciaires pénales, et qu’elle peut donner une coloration holiste aux différentes voies de droit qu’elle peut emprunter (Section 2).