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Furu-ike ya kawazu tobikomu mizu no oto1

Vieil étang -

Une grenouille saute Le son de l’eau

Edo, l’ancienne Tôkyô était une ville profondément liée à l’eau. Parcourue de canaux au niveau de la Shitamachi, la ville basse, elle était comparée à Venise par les premiers visiteurs européens. Aujourd’hui, il est bien difficile de considérer la capitale nippone comme tel. Les espaces aquatiques apparaissent comme une écologie en négation de l’urbain : les deux entités co-existent ensemble mais ne sont pas unies. En premier lieu, il convient de distinguer les cours d’eau de la ville basse (Shitamachi) de ceux de la ville haute (Yamanote). Les rivières de cette dernière, telle que la Kanda gawa par exemple, sont principalement des rivières de petites taille, peu larges et tranquilles. On trouve un grand nombre d’entre elles, qui serpentent entre le bâti. A l’inverse, les cours d’eau de la Shitamachi sont grands et larges, tels que la Sumida gawa ou l’arakawa. Ces fleuves d’importance se déversent dans la baie de Tôkyô et, selon Augustin Berque : «leur violence et leur irrégularité -propres au relief et au climat du Japon- faisant peser sur la ville basse le risque d’inondations meurtrières, ils ont été au cours de l’histoire l’objet d’énormes travaux d’aménagement.»2 En tête de ces travaux, on trouve l’aménagement de nombreuses digues et barrières sensées protéger la ville basse des risques de crues et d’inondations. Ce risque est issu du pompage déraisonné des nappes phréatiques pour l’approvisionnement en eau potable qui à causé un abaissement du niveau du sol en dessous de celui de la mer. Aujourd’hui, ces deux écologies de rivières spécifiques sont marquées par les différents aménagements subis au fil des ans, les transformant en espace «a-urbains, non paysagés, aménagés si peu.» (Tardits, 2011) 1 Bashô Matsuo, Haru no hi (jour de printemps), 1686

2 Berque Augustin, Tokyo : Une société devant ses rivières, Revue de géographie de Lyon, Vol. n° 65, n°4, 1990, p.255 à 260

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Enfin, cet intervalle est conceptuel, il est signifiant dans le cas de ma situation à Tôkyô. Là bas, je suis un étranger, mais pas totalement un touriste, j’ai un appartement, des habitudes, un quartier et un tra- vail, mais je sais que cette parenthèse est vouée à être éphémère. Je suis un étranger au sein d’un groupe de skateurs, dans lequel je me rapproche d’eux par le skateboard tout en restant très éloigné culturellement. Je ne fais donc pas totalement partie du groupe, tout en y prenant part. Je suis un piéton, mais je deviens un skater dès lors que mes pieds se posent sur la planche, où est la réalité du Moi ? Elle n’existe pas vraiment et se construit plutôt dans un entre-deux changeant et signifiant, dans lequel se construit l’être, particulière- ment dans le cas d’une pratique de l’altérité territoriale et culturelle, où la définition de soi même est plus subtile, comme une oscillation. Ainsi, à Tôkyô, le skateboard d’abord, mais également toutes mes actions sont à considérer comme une pratique du Ma, de ce concept spatial, temporel et conceptuel au sein du- quel j’ai évolué durant ce séjour de quelques mois au Japon.

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L’exemple qui à mon sens illustre le mieux cette considération, dans l’espace urbain japonais est l’espacement obligatoire d’au moins 50 cm entre tous les bâtiments de la ville, afin de prévenir la propagation des incendies. C’est ce vide, séparant les édifices, qui les relie en même temps, apportant une cohérence à l’ensemble, tout en offrant une diversité esthétique et spatiale. L’interstice accroche les regards (Cf Citation de Philippe Pons dans le billet n°16). Cet espacement caractéristique se conçoit également dans la charpente de l’architec- ture traditionnelle, qui laisse de fins espacements entre les pièces afin de conférer une certaine souplesse à la construction, en cas de trem- blements de terre.

Ainsi, le Ma est un concept chargé de sens, il est l’intervalle dans un rythme musical qui permet à la mélodie de prendre sa pleine mesure. Ce vide, si on le reporte à la notion d’urbain, est un espace libre, signifiant, sur lequel on peut agir. Cependant, pour aboutir à la conception du Ma, ce vide doit s’accompagner «d’un dé- calage (lequel chargerait sémantiquement ce vide, non seulement du contenu qu’une stricte régularité laisserait y escompter, mais aussi d’une infinité de possibles puisque le vide n’impose rien).» (Berque, 1982)

C’est dans ce Ma, en tant qu’espace libre, que le par- cours en skateboard au Japon s’insère. Cette activité étant foncièrement spatiale et liée au lieu dans lequel elle s’exerce, c’est implicitement une pratique du Ma qui se conçoit alors. Ici, la no- tion se rapproche du concept de marge, d’entre deux et d’espace transitionnel. Les berges des rivières de la ville basse de Tôkyô (Shitamachi) sont un bon exemple. Ces lieux ne sont ni vraiment intégrés dans l’urbain, ni véritablement en dehors, ils sont dans l’intervalle donc, ils relient autant qu’ils séparent. Par leur existence, ils produisent un espace libre, dans lequel les skateurs peuvent s’expri- mer, au même titre que d’autres pratiques plus ou moins transgres- sives, en décalage avec la «vie normale». Outre cet exemple spécifique et localisé, le Ma est présent partout dans la ville , il est le lieu ou s’exprime le skateboard spatialement, à différentes échelles. Par ailleurs, les skateurs s’insèrent également dans le Ma temporel. En effet, la situation urbaine et sociétale de Tôkyô oblige souvent les sessions de skateboard à se placer dans un intervalle de temps spécifique, celui des

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19-Interstice

«Ce n’est que dans le vide, (...) que réside ce qui est vraiment essentiel. On trouvera, par exemple, la réalité d’une chambre dans l’espace libre clos par le toit et les murs eux-mêmes. L’utilité d’une cruche réside dans le vide où l’on peut mettre l’eau, non dans la forme de la cruche ou la matière dont elle est faîte. Le vide est tout puissant parce qu’il peut tout contenir. Dans le vide seul le mouve- ment devient possible. Celui qui pourrait faire de soi-même un vide où les autres pourraient librement pénétrer deviendrait maître de toutes les situations. Le tout peut toujours dominer la partie.»1 «Où est l’espace est l’être»2

Depuis l’exposition qui lui a été consacrée à Paris en 1978, le Ma

est perçu comme la manière de penser l’espace par les japonais, mais également comme un concept qu’il est impossible pour nous occidentaux, de comprendre ou d’appréhender depuis notre arrière plan culturel. L’important est en tout cas, à défaut de le comprendre pleinement, d’en tirer quelques clés de compréhension intéressantes pour la ville de Tôkyô. Le caractère Ma donc, visible sur la page ci-contre, peut se lire de plusieurs manières différentes : Kan, Ken, Aida ou Ma. La lecture la plus usitée de ce Kanji est Aida, cependant, nous c onserverons la lecture Ma, car plus représentatrice de ce sens premier relatif à une conception spécifique de l’espace. Ce caractère, donc, se rapporte à la notion d’espace-temps, conçu comme un tout. La définition exacte est l’intervalle spatial, temporel et conceptuel... Il s’agit là de la définition qui nous intéresse, cependant, le signe peut également signifier la pièce dans une maison, une unité de mesure traditionnelle, un temps de silence dans la diction, un mouillage de bâteau... Les significations sont donc multiples. Le Ma est, comme le vide de la cruche dont parle Lao-Tseu, un interstice entre deux parois, il s’agit à la fois de ce qui les relie tout en étant ce qui les sépare.

1 Lao-Tseu, cité par Okakura «Tenshin» Kakuzo, Le livre du thé, Dijon, Rivages Poche, Petite bibliothèque, 2004, publication originale en 1906, 101 pages

2 Nietzsche, cité par Berque Augustin, Vivre l’espace au Japon, Presses universitaires de France, Espace et liberté, 1982, 222 pages

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