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Une dynamique jurisprudentielle initiée

CHAPITRE II. UNE OBJECTIVISATION DE LA LIBERTÉ DU TRAVAIL

Paragraphe 2. Une dynamique jurisprudentielle initiée

L’opération de requalification d’un acte ou d’une convention consiste, pour le juge, à substituer une qualification exacte à celle qu’il estime erronée. La doctrine distingue deux types de requalifications : les requalifications interprétations et les requalifications sanctions.340

Par les requalifications interprétations, le juge donne leur exacte qualification aux conventions portant sur des droits dont les parties n’ont pas la libre disposition.

Par les requalifications sanctions, le juge sanctionne un comportement de l’employeur qui ne respecte pas les règles applicables. Si les deux opérations ont pour but la protection du salarié, la seconde insiste également sur la sanction de l’employeur.

La Cour de cassation a statué pour la première fois sur la qualification du contrat liant un livreur à une plateforme numérique par un arrêt en date du 28 novembre 2018 dit « Take Eat Easy ».341

CE, étude annuelle 2017, op. cit., p. 48-49.

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Frossard (S.), Les qualifications juridiques en droit du travail, préf. J.-M. Béraud, LGDJ, Bibliothèque de droit

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social, Paris, 2000, spéc. n°55 et s., p. 53 et s. Cass. soc., 28 nov. 2018, n°17-20.079.

En l’espèce, une société utilise une plateforme numérique et une application pour mettre en relation des restaurateurs, des clients qui passent des commandes et des livreurs à vélo exerçant leur activité sous un statut d’indépendant.

Les juges du fond rejette la demande du coursier de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail en retenant que d’une part que le coursier n'avait contracté aucune exclusivité ni aucune obligation de non concurrence vis-à-vis de la plateforme et d’autre part qu’il restait libre chaque semaine de déterminer lui-même ses périodes d’activité ou d’inactivité en choisissant chaque semaine le nombre de jours de travail, ses jours de travail, et ses horaires de travail.

Sous l’angle de la liberté du travail, étant donné que les juges du fond rejettent la qualification de contrat de travail, il convient de s’attarder sur la liberté de travailler, de ne pas travailler ainsi que la liberté dans l’exécution du travail.

Sur la liberté de travailler ou de ne pas travailler, les juges du fond ont retenu que le coursier pouvait « choisir chaque semaine ses jours de travail et leur nombre sans être soumis à une

quelconque durée du travail ni à un quelconque forfait horaire ou journalier », de sorte que le

coursier n’était soumis à aucun pouvoir de direction.

Sur la liberté dans l’exécution du travail, les juges du fond ont retenu que le système consistant en des « strikes » (qui peuvent être attribués notamment en cas de désinscription tardive d’une plage horaire d’activité dit « shift », de comportements insultants envers les clients, de circulation sans casque) ne constituait pas un pouvoir de sanction pour l’employeur mais seulement l’expression de la liberté contractuelle des parties.

Or, il ressort que ce n’est pas en vertu de leur liberté de contracter que le coursier a accepté un tel système de sanction. Certes, cela est insuffisant pour retenir l’existence d’un lien de subordination étant donné qu’en général le demandeur d’emploi ne négocie pas le contenu contractuel du contrat de travail. Il reste néanmoins que, qualitativement, un tel système de sanction, numéraire (cumul de « strikes ») et sans aucune individualisation (sanctions acceptées d’avance), appliqué à chacun des contrats liant les coursiers à la plateforme, se rapproche en quelque sorte d’un règlement intérieur, mais ne relève manifestement pas de la liberté contractuelle.

La Cour de cassation énonce dans un attendu de principe que « l’existence d’une relation de

travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donné à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs ; que le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».

Tout d’abord, la Cour de cassation rappelle le principe déjà posé selon lequel les termes utilisés par les parties au contrat ne lient pas le juge qui est libre de requalifier le contrat en contrat de travail.342

Ensuite, elle censure l’arrêt de la cour d’appel en effectuant un contrôle de motivation : « qu’en statuant comme elle a fait, alors qu’elle constatait », « la cour d’appel, qui n’a pas tiré les

conséquences légales de ses constatations ». Elle considère que la qualification de contrat de travail

n’aurait pas dû être écartée dès lors que les juges du fond avaient constaté que d’une part l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus et d’autre part que la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier. La Cour de cassation en tire le constat qu’il existe un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation du coursier caractérisant un lien de subordination, critère du contrat de travail.

Sous l’angle de la liberté du travail, si la liberté de travailler ou de ne pas travailler dans une certaine mesure préservée par l’inscription libre sur un « shift », il reste qu’une fois inscrit, le pouvoir de direction de la société (par le biais de la plateforme) est caractérisé par le système de géolocalisation et de comptabilisation qui viennent restreindre la liberté du coursier dans l’exécution du travail. Ce n’est pas le dispositif de géolocalisation qui en soi caractérise le lien de subordination mais l’utilisation qui en est faite par la société, laquelle s’en sert à des fins de contrôle et de sanction.

En effet, le mécanisme de sanction en place est graduel et fonctionne avec des « strikes » : au deuxième « strike », perte de bonus, au troisième, la possibilité d’une convocation, au quatrième « strike », une désactivation du compte. Cela, cumulé avec le caractère sanctionnatoire de ces « strikes », qui peut aller jusqu’à la désactivation définitive du compte du coursier, semble assimilable à un pouvoir de sanction, caractéristique du lien de subordination. La perte du travail

Cass. soc., 1er déc. 2005, n° 05-43.031.

serait ainsi un licenciement (perte du travail) sans le nom et sans le régime (procédure de licenciement notamment).

L’on relève que le texte visé par la Cour de cassation dans l’arrêt « Take Eat Easy » est l’article L. 8221-6, II. Deux remarques à propos de ce visa.

Tout d’abord, il énonce que « l'existence d'un contrat de travail peut toutefois être établie

lorsque les personnes mentionnées au I343 fournissent directement ou par une personne interposée des prestations à un donneur d'ordre dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l'égard de celui-ci. ». En application de cet article, le coursier

fournit directement des prestations à un donneur d’ordre, la société Take Eat Easy, dans des conditions qui le place dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci. C’est l’hypothèse qui semble être la plus pertinente. L’on ne peut toutefois que le supposer, étant donné que la question de la caractérisation du lien entre le travailleur et le donneur d’ordre n’a pas été abordée par la Cour de cassation car elle n’a pas été saisie de cette question mais seulement de la question de la qualification de contrat de travail.

Ensuite, l’article L. 8221-6, II énonce que « dans ce cas, la dissimulation d'emploi salarié est

établie si le donneur d'ordre s'est soustrait intentionnellement par ce moyen à l'accomplissement des obligations incombant à l'employeur mentionnées à l'article L. 8221-5344 ». En application de cet article, l’on peut se demander si en l’espèce la société avait l’intention de se soustraire aux différentes formalités. Si la réponse à cette question n’est pas apportée par l’arrêt, il reste que la Cour de cassation a caractérisé un lien de subordination, critère du contrat de travail.

Une comparaison avec les solutions antérieures et postérieures est pertinente. Les solutions des juridictions du fond ne sont pas unifiées.345

C. trav., art. L. 8221-6, I : « Sont présumés ne pas être liés avec le donneur d'ordre par un contrat de travail dans

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l'exécution de l'activité donnant lieu à immatriculation ou inscription :

1° Les personnes physiques immatriculées au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers, au registre des agents commerciaux ou auprès des unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales pour le recouvrement des cotisations d'allocations familiales ;

2° Les personnes physiques inscrites au registre des entreprises de transport routier de personnes, qui exercent une activité de transport scolaire prévu par l'article L. 214-18 du code de l'éducation ou de transport à la demande conformément à l'article 29 de la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 d'orientation des transports intérieurs ;

3° Les dirigeants des personnes morales immatriculées au registre du commerce et des sociétés et leurs salariés » En outre, il s’agit des formalités relatives à la déclaration préalable à l’embauche, à la délivrance du bulletin de paie

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et des déclarations relatives aux salaires ou aux cotisations sociales.

En effet, certaines retiennent l’existence d’un contrat de travail (CPH Paris, 20 déc. 2016, n°14/16389, CA Paris, 13

345

déc. 2017, n°17/00351 à propos de la société LeCab). D’autres, la majorité, n’admettent pas le lien de subordination (CA Paris, 7 janv. 2016, n°15/06489, CA Paris 20 avr. 2017, n°17/0511, à propos de Take Eat Easy, CA Paris, 9 nov. 2017, n°16/12875 à propos de la société Deliveroo, CPH Paris, 29 janv. 2018 à propos de la société Uber).

En 2017, dans l’arrêt Deliveroo, la cour d’appel de Paris a retenu qu’il n’était pas prouvé que le refus d’un « shift » exposait le coursier à une sanction, contrairement à l’affaire Take Eat Easy.346

Dans un arrêt rendu le 10 janvier 2019, la cour d’appel de Paris a reconnu l’existence d’un contrat de travail entre le chauffeur et la plateforme Uber.347 Cet arrêt complète l’arrêt Take Eat Easy en retenant que les chauffeurs sont contraints, pour pouvoir travailler avec la plateforme, de s’inscrire au registre des métiers et que, à la différence de travailleurs indépendants, ils ne décident pas librement de l’organisation de leur activité, ne fixent pas leurs tarifs, ne se constituent pas leur propre clientèle ni ne choisissent leurs fournisseurs. Tous ces indices ont permis à la cour d’appel de déduire que la plateforme n’était pas un simple service d’intermédiation mais le donneur d’ordre dans ses rapports avec le chauffeur. Tout d’abord, le pouvoir de direction est caractérisé par le fait que les chauffeurs Uber doivent suivre les instructions du GPS de l’application, qu’il leur est recommandé d’attendre au moins dix minutes que l’utilisateur se présente au lieu convenu et qu’ils sont soumis à des directives comportementales en devant par exemple s’abstenir d’avoir certaines conversations avec les passagers ou encore ne pas accepter de pourboires de leur part. Ensuite, le pouvoir de contrôle est quant à lui caractérisé par le recours à un système de géolocalisation et par le fait que les chauffeurs reçoivent un message au bout de trois refus de sollicitations. Enfin, le pouvoir de sanction résulte de la possibilité de supprimer l’accès à l’application Uber.

L’arrêt Uber s’inscrit dans la continuité de l’arrêt Take Eat Easy, qu’il vient consolider. M. le Professeur G. Loiseau souligne que ce qui fait l’intérêt de l’arrêt Uber est, d’une part, la confirmation de la présence dans la relation contractuelle existant entre la plateforme et les travailleurs placés en situation d’ « exo-salariat » des éléments caractéristiques du lien de subordination et, d’autre part, l’indifférence pour la requalification de la relation contractuelle en contrat de travail le fait que les travailleurs soient libres de choisir leurs jours de travail et les plages horaires d’activité.348 Ce dernier argument ayant souvent été invoqués par les juges du fond pour écarter la qualification de contrat de travail, l’arrêt de la cour d’appel présente alors un intérêt certain.

La construction jurisprudentielle renouvelée de la notion de la liberté du travail risque d’être restreinte ou renforcée par la qualification légale.

CA, Paris, 9 nov. 2017, n°16/12875, Deliveroo.

346

CA, Paris, 10 janv. 2019, n°18/08357, Uber.

347

Loiseau (G.), « Uber, employeur malgré lui », Comm. com. électr., mars 2019, n°3, comm. 17.